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Spectrographie philosophique d’un intellectuel communiste.

Samedi dernier, c’était l’Acte In de la révolte des « gilets jaunes ». Une unité nouvelle (I) s’exposant à la puissance du multiple (n). Au réveil, je pense à la République prima facie qui, en l’An I (1792-1793), voulut rompre avec le temps calendaire déjà obsolète des rois solaires papolythiques. Je pense aussi au théâtre, le vrai, celui qui donne à voir un processus de vérité.
Qu’en montrèrent les media mainstream inféodés aux grands actionnaires du CAC40 ? Qu’en mirent en scène leurs acolytes, mercenaires de ceux-ci, qui prétendent gouverner ce pays dépaysé par l’affreuse mondialisation capitaliste ? Rien autre que d’invraisemblables saynètes, des bribes à répétition d’un impossible scénario politique. Faux théâtre. Rien moins que des saynètes ; mais de vulgaires sketches sans le moindre humour, aux agents-communicants desquels échappe entièrement l’ironie de l’histoire, tant l’esprit de sérieux rend cons les minables puissants à la solde des ultrariches. On n’y lit, n’y voit, n’y entend rien de ces « primo-manifestants » en détresse, éborgnés, mutilés, traumatisés. Ils font pourtant déjà une bonne masse d’écorchés vifs, une belle multitude au moins coléreuse de citoyens déchus. Mais non. Là et las, tout ne serait que désordre et hideur, indigence, sentiments violents passant à l’acte délictueux, incompréhensible douleur faisant insolemment fi du principe de réalité.
Pis : Alain Minc, un fameux « intellectuel » de révérence, usa de sa parole autorisée. Il intervint, mobilisé par un pouvoir aux abois. Fidèle réserviste, il répondit à son devoir d’irréserve, en vertu des innombrables élucubrations qu’il a indéfectiblement publiées au service des causes les plus indéfendables. Ce sénescent énarque pantouflard, par quel miracle a-t-il pu oser imaginer en M. Benalla un être « éblouissant » qui aurait « mérité de faire l’ENA » ? De quel éclat insoutenable serait la couleur de cet être-là ? Le sens de sa parole inconsciente saute aux yeux. Le souverain bien de l’énarchie désignerait-il désormais une disposition savante à exhiber la filouterie ? Ledit « intellectuel » voudrait gorgianiser. N’est pas Gorgias qui veut. Il échoue en prétendant faire l’éloge paradoxal de la corruption, c’est-à-dire la pourriture. Louanger ce qu’on appelle « conflit d’intérêts » (par piètre euphémisme) et autres chefs d’inculpation du même acabit, c’est en vain tenter d’avérer l’insupportable confusion entre le bien commun et l’intérêt privé le plus hostile, le plus ostensiblement violent, à l’encontre de l’idée vraie du bien, celle du bien commun. Classieux Benalla, vérité de classe en col blanc : fort malpropre sur lui, portant salement l’habit propre de la police. Nul travestissement, car il n’aime pas le gardien de la paix, ni rien autre qui incarne véritablement l’état de droit républicain.
Samedi dernier, c’était l’Acte In de la révolte des « gilets jaunes ». Au matin, je décide de faire ma toilette à fond. Me doucher longuement, me savonner savamment, ablutionner la grise mine de ma mélancolie, en ôter le noir aussi rouge que le sang séché sur ma vieille peau nue de révolutionnaire communiste désaffecté. Je cherche à quitter l’habit qui fait le moine de ma crasse procrastination d’intellectuel désengagé, de professeur désabusé. Pour autant, professeur de philosophie, ne m’a pas quitté le désir d’apprendre, pour moi-même comme pour autrui, dont s’habille l’amant véritable du savoir depuis l’Antiquité. Tel demeure sur moi ce désir, plutôt que (c’est tant mieux) il m’habite et que je le représente, à la façon de tel ou tel philodoxe qui de nos jours se proclame médiatiquement « philosophe ». Mais je n’ai pas confiance dans l’École de M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, baptisée « école de la confiance » ; invraisemblable antiphrase d’une novlangue qui m’incite au contraire à la plus grande défiance.

« J’aime les “gilets jaunes” dont la vie est en danger. Leur intelligence sensible exhale un souffle frais. »

Depuis une dizaine de samedis en acte, je soutiens les « gilets jaunes ». Seul un esprit faible comme M. Castaner, ministre de l’Intérieur, ose les assimiler à des « brutes ». Lui sont dévolus les honneurs les plus officiels. Il ne doit pourtant sa carrière politicienne qu’à feu le Parti socialiste : il n’a pas même mérité de faire l’ENA. Sinon, peut-être serait-il digne des louanges de M. Minc. Car, usant d’une filouterie rhétorique moins malhabile, il saurait peut-être ce que « brute » veut dire. Le mot bruta, en latin, signifie « les bêtes » – ces animaux que certains humains croient tout autres, entièrement privés d’intelligence, même la sensible. Moi, j’aime les bêtes ; j’aime a fortiori ceux qu’on prend pour des cons, des moins que rien, des fainéants, une « foule haineuse » de sauvages, etc., qu’il accuse de tous les maux bien que – paradoxe – il les juge privés d’âme.
J’aime les « gilets jaunes » dont la vie est en danger. Leur intelligence sensible exhale un souffle frais. L’« éblouissante » fluorescence qu’ils arborent me fait l’effet d’une faste tempête. « Ça s’essouffle », croient pourtant tempérer tous ceux qui les haïssent, pour les discréditer et soulager leur peur. Moi, leurs foudres me sidèrent, qui se retournent justement contre Jupiter. Je les aime. Au­cune charité là-dedans, donc : au triste sens qu’un christianisme a donné à l’agapè grecque, la charité étant bien ordonnée, c’est par moi-même qu’elle pourrait à la rigueur commencer. Or je n’aime pas ma souffrance, ni la souffrance en général. Aussi s’agit-il d’amour au sens héroïque de l’amitié, amour épuré du tourment de ses passions tristes ; ce qui signifie au moins plaisir partagé entre concitoyens, vertu que les républicains français ont préféré appeler « fraternité ». Je songe à Bergson, dont j’expurge sans égard la mystique : « La démocratie théorique [...] proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel » (Les Deux Sources de la morale et de la religion, IV). Question d’ascèse : après m’être sévèrement mais salutairement douché de l’inimitié (celle qui oppose liberté et égalité m’étant inintelligible), vais-je donc porter le même habit que les « gilets jaunes » ?
Mais (comme dit la fée des lilas) mon teint supporte mal le jaune ; je ne revêts jamais un habit de cette couleur étrange. J’ai d’autres habitudes : la médecine galénique y décèle le symptôme du bilieux (seuls les patriciens romains en faisaient une marque d’honneur) ; et la vie sociale y voit en général le signe de l’infamie. La crise de foi ou jaunisse de quelques soi-disant représentants – en vérité des renégats – ne donne son pigment qu’à l’urine dont je les inonderais volontiers, mais point à mon fard. Tout au plus ai-je quelque écharpe où la couleur jaune apparaît discrètement mêlée à d’autres. Après ma toilette, il faut pourtant que je m’habille. J’exclus bien sûr le foulard prétendument « rouge » dont s’affublent les grands bourgeois effrayés des chics quartiers parisiens, qui ignorent superbement le bus et le métro et ne se véhiculent ordinairement que dans de noires voitures, semblables aux corbillards, conduites par des chauffeurs ubérisés. Habitant à Paris intra-muros, j’emprunte les transports en commun. Je fus d’abord longtemps banlieusard puis provincial, quelque temps. C’est récemment que je peux, enfin, ne plus être taxé comme « automobiliste ». Aucun gilet jaune n’est donc désormais à ma portée.
Dès lors, quel habit revêtir ? La question me taraude. Je pense à Socrate, réputé crasseux, qui, dans Le Banquet (174a), explique à Aristodème tout étonné de rencontrer le philosophe athénien tandis qu’il sort du bain, frais comme une rose : « Je vais souper chez Agathon. […] j’ai promis d’être là aujourd’hui. Voilà bien pourquoi je me suis fait beau, car je désire être beau pour aller chez un beau garçon. » Agathon : nom propre dont l’équivalent commun, en grec ancien, signifie « le bon » – quasiment synonyme de kalon, « le beau ». Ainsi le qualifie Socrate (213c). Agathon est beau-et-bon : kaloskagathos. Seul qui est bon est par là même vraiment digne d’éloge. Crase contre crasse (Vincent, l’ex-gendarme élyséen). Alexandre (le Grand) contre Benalla le petit puant (ex-garde du corps de sa ci-devant Majesté).
La couleur de l’habit importe autant que son odeur. J’aime la rose, surtout la rouge. J’ai fini par abhorrer des représentants qui la portent comme une fleur au poing qu’ils se lassèrent de lever ; ceux que, entre 1974 et 1981, j’ai porté au pouvoir, avec tant d’autres communistes sans lesquels ils ne s’en seraient jamais (em-)parés. Ceux dont l’emblème s’est délavé, flétri, privé de ses épines jusqu’à provoquer le dégoût et la rancœur que fait éprouver le pigment malodorant des fleurs fanées comme des ultimes félons. Ainsi m’apparaît la sale peau des monstres incolores et enragés qui ont quitté le chavirant navire pour s’amarrer au remorqueur autobaptisé « En marche ». Ou, plus infect, « en même temps », inintelligible écho au principe suprême de la raison : la peau de cet ex-Premier ministre (soi-disant socialiste), qui, à Barcelone, manifeste arrogamment sous les couleurs de l’extrême droite monarchiste et des « marcheurs » espagnols de « Ciudadanos ». De ce fait, en quel sens irait un tribunal » en marche » prononçant contre M. Valls (après qu’il fut dûment éborgné) une interdiction de manifester, voire une insolente peine de prison ferme ?
À suivre.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019