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Les concentrations s’accélèrent dans l’édition française. Les enjeux sont financiers. Technologiques. Et idéologiques. Dans ce grand remue-ménage, on voit notamment prospérer la « catosphère ».

Ça bouge dans le monde de l’édition. Est envisagée une fusion de La Martinière et de Média-Participations. Le nouveau groupe va se hisser au troisième rang de l’édition française, derrière Hachette et Editis, et devant Madrigall et Lefebvre Sarrut (voir encadré). Il comprendra quelque soixante maisons d’édition « avec chacune sa spécialité et son code ADN », dit-on pour rassurer. Affaire de gros sous. Derrière Hachette, il y a Lagardère. Derrière Editis, il y eut Havas, puis Vivendi, puis de Wendel et aujourd’hui l’espagnol Planeta.

« Dans les années 1980, Ampère, qui va devenir Média-Participations, absorbe régulièrement, systématiquement, année après année, l’essentiel des maisons d’édition jeunesse et BD notamment. »

Derrière La Martinière, il y a la famille Wertheimer, propriétaire de Chanel. La Martinière (cinq cents salariés) est positionné sur les beaux livres et la littérature : les éditions de l’Olivier, les poches Points, Le Seuil, les Éditions du sous-sol ou Delachaux et Niestlé. Cette société a su profiter du filon Arthus-Bertrand (le monde vu du ciel…) ; elle possède des filiales aux États-Unis (Abrams), en Suisse, en Allemagne. C’est entre autres l’éditeur de la série au succès planétaire, le Journal d’un dégonflé.
Média-Participations (un millier de salariés), de son côté, est le leader de la bande dessinée européenne : Dargaud, Dupuis, Le Lombard. C’est l’éditeur de Lucky Luke. Il possède Spirou, Les Schtroumpfs, Boule et Bill ; il est très présent dans le manga (Naruto), les comics (Batman), les livres jeunesse (Fleurus), la pop culture (Hugin et Muninn). Média-Participations, société de droit belge, a des positions solides dans l’édition vidéo, le jeu vidéo, la production audiovisuelle et a absorbé il y a peu les éditions Anne Carrière (Marcel Rufo, Paulo Coelho). Le groupe est également très présent dans le livre religieux et pratique (Fleurus, Rustica…). Derrière Média-Participations, il y a Michelin ou Axa. Notamment.

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La presse économique présente cette future fusion comme « une nécessité à l’heure du numérique et de la compétition » avec les autres formes de loisir. Certes. Les formes de l’édition ont été également chamboulées. Claude de Saint-Vincent, directeur général de Média-Participations, parle ainsi de son métier : « Nous avons changé de monde. Nous étions éditeurs de BD, de livres, de magazines, producteurs de jeux vidéo et de dessins animés ; aujourd’hui, nous sommes producteurs de contenus qui ont vocation à voyager sur tous les supports et dans tous les pays. Internet a aboli les frontières géographiques et techniques. »
Mais, derrière cette concentration, il y a aussi autre chose : la mainmise confirmée d’un puissant « lobby catho » sur une partie essentielle de la presse jeunesse. Le futur patron du nouveau groupe, Vincent Montagne, a beau être un homme discret – c’est le terme que l’on retrouve systématiquement dans les commentaires de presse –, il n’en est pas moins un idéologue et un responsable reconnu d’une certaine famille de pensée catholique. Il faut dire qu’il a de qui tenir.
Ici un rapide retour en arrière n’est pas inutile. À la Libération, deux forces se partagent le monde de l’édition jeunesse, les catholiques (tendance MRP) et les communistes. Ces derniers, au fil des décennies, pour des raisons diverses, ont vu leur autorité reculer et ont perdu des positions (même s’il faut saluer une certaine résistance de la publication Pif le chien). Les catholiques, adossés à de puissants groupes financiers, s’en sont mieux sortis, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est le cas de Rémy Montagne. Député MRP à la Libération, il épouse la fille Michelin et crée le groupe Ampère. Il y fédère Famille chrétienne, les maisons Fleurus ou Mame (l’éditeur de la Bible). Dans les années 1980 – est-ce un effet mitterrandien ? –, Ampère, qui va devenir Média-Participations, absorbe régulièrement, systématiquement, année après année, l’essentiel des maisons d’édition jeunesse et BD notamment.
Le groupe est assez prudent pour ne pas imposer une ligne éditoriale et assure respecter l’indépendance de ses « possessions ». N’empêche qu’il contrôle le secteur et permet de marginaliser de fait des créateurs non conformes. En 1991, après le décès du père fondateur, c’est le fils, Vincent Montagne, qui prend la suite. C’est un homme « discret », on l’a dit, mais puissant. Il préside Mage Invest, la holding de la famille Michelin. Patron du Syndicat national de l’édition ( SNE), président du salon du livre 2017, cet éditeur est aussi une figure de la « catosphère », un membre éminent des réseaux chrétiens qui se sont refait une santé avec les mobilisations contre le mariage pour tous. 10 % de l’activité de son groupe sont consacrés aux livres religieux. « D’autres groupes font aussi du religieux », répète-t-il dans ses interviews, comme pour se dédouaner. Certes, mais lui occupe une position particulière. Depuis 1992, il édite la revue Magnificat, organe liturgique catholique qui tire à six cent mille exemplaires dans le monde. Vincent Montagne a beau refuser le qualificatif de « catho tradi », il vient d’être nommé (mars 2017) président de l’association KTO, une chaîne créée en 1999, à l’initiative de Mgr Lustiger.
C’est lui, Vincent Montagne, qui va devenir le grand patron du nouveau groupe. Certains vont peut-être dire qu’il s’agit de l’édition tendance Wauquiez, le nouveau boss des Républicains, dont on connaît les liens étroits avec le clan Michelin en Rhône-Alpes. C’est à peine caricatural. La droite en effet, dans son travail de recomposition, accorde une place toute particulière à la dimension culturelle de son projet. On le voit bien dans le rapport sur la refondation de la droite que Les Républicains ont rendu public début novembre. Le sondeur Jean-Daniel Lévy, qui a participé à l’élaboration de ce texte, note : « Les électeurs (de droite) valorisent la culture française. Cette approche moins restrictive que l’identité embrasse des valeurs telles que le patrimoine, l’histoire, au sein desquelles s’ajoute un fonds culturel catholique. Qui plus est, elle apparaît – tout du moins à leurs yeux – comme généralisante, non excluante et intégratrice. » Dans ce travail de refondation, le nouveau magnat de l’édition a sans doute une carte à jouer.
Signalons enfin une curiosité de l’opération : le nouveau groupe, très orienté à droite, va comprendre les éditions don Quichotte (possession de La Martinière), qui est aussi l’éditeur de Mediapart d’Edwy Plenel…

 

Le top 5 de l’édition en France
Chiffre d’affaires 2016

N°1 Hachette
(Hachette, Lattès, Grasset, Stock, Le Livre de Poche…)
2 200 millions €

N°2 Editis
(Plon, La Découverte, Robert Laffont, Nathan, Pocket…)
816 millions €

N°3 La Martinière + Média-Participations
(La Martinière, Le Seuil, L’Olivier, Points, Dargaud, Dupuis, Le Lombard…)
206+355 = 561 millions €

N°4 Madrigall
(Gallimard, Flammarion…)
437 millions €

N°5 Éditions Lefebvre Sarrut (ELS)
(Dalloz…)
400 millions €

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018