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Dans son ouvrage De l’utilité du parti politique. Organisation, démocratie, émancipation (puf, 2024), Jean Quétier montre en quoi le discrédit dans lequel est tombé la forme « parti » se révèle être très problématique pour mener des luttes émancipatrices. De manière nuancée, le philosophe s’attache à penser cette forme d’organisation à nouveaux frais pour la réformer.

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© Diego Chauvet

Entretien avec Jean Quétier

CC : Comment expliques-tu que la corporation des philosophes (toutes tendances confondues) ait si peu investi le thème du parti ? Alors que les partis structurent notre vie politique, on serait bien en peine de citer un livre de philosophie consacré à ce sujet. Les grands philosophes politiques ne lui consacrent aucune réflexion. Ni John Rawls, ni Jürgen Habermas, ni Michael Sandel, ni Axel Honneth, On pourrait allonger la liste….

Je commencerais par nuancer légèrement le constat que tu dresses, même s’il me semble globalement juste. On ne peut pas tout à fait dire, par exemple, que Habermas ne se serait pas du tout intéressé à cette question : même si ce n’est pas central dans son approche, il y a, notamment dans sa thèse d’habilitation de 1962 sur L’Espace public, des pages assez significatives sur la question de la « publicité » interne des partis politiques, qui méritent d’être lues. En réalité, ce qui me frappe davantage, c’est que la réflexion philosophique sur le parti, quand elle existe, se concentre en général sur le problème du pluralisme démocratique. En l’occurrence, on pourrait dire qu’il s’agit moins d’une réflexion sur le parti que d’une réflexion sur les partis, dont l’enjeu central n’est pas l’organisation mais la garantie d’une expression politique multiple. Cela conduit parfois à dire des choses intéressantes, mais rarement à présenter le parti politique comme un instrument utile pour l’émancipation de celles et ceux qui en sont membres. Il existe sans doute un grand nombre de facteurs qui peuvent expliquer cela, notamment des facteurs disciplinaires : les philosophes s’y intéressent moins que les sociologues ou les politistes. Mais je pense surtout que le reflux du marxisme joue un rôle central dans cette occultation, dans la mesure où le marxisme représente, dans l’histoire des idées, l’une des tentatives les plus marquantes visant à prendre cette question au sérieux.

CC : Les intellectuels de la gauche radicale ont bien souvent fait la critique de la forme parti. Peux-tu rappeler les principales critiques qui ont été adressées à la forme parti ?

Ce que j’essaye de montrer dans mon livre est qu’il existe paradoxalement une matrice théorique commune aux différentes critiques adressées, depuis la gauche, à la forme parti, et qu’elle est moins progressiste qu’elle n’en a l’air. Cela ne veut pas dire que les critiques en question seraient toutes illégitimes, ou qu’elles n’auraient pas permis de mettre en évidence des éléments réellement problématiques dans le fonctionnement des partis politiques tels qu’ils ont existé au cours du XXe siècle. Mais il me semble que c’est un point aveugle qu’il est important de mettre en lumière. En effet, même si elles ne s’y référent pas toujours directement, ces critiques reprennent la plupart du temps une ligne argumentative héritée du thème de la « loi d’airain de l’oligarchie » théorisée par Robert Michels au début du XXe siècle dans son ouvrage sur la Sociologie du parti dans la démocratie moderne.

 

« Il faut trouver d’autres manières de faire, qui conduisent le parti à montrer par lui-même son utilité concrète, à montrer qu’il peut changer la vie des milieux populaires. »

 

Michels est quelqu’un qui vient de la gauche – il a été déçu par son expérience au sein du parti social-démocrate allemand – mais son parcours le conduit vers le fascisme, et il partage beaucoup de présupposés communs avec les théories élitistes de la science politique italienne naissante (Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, etc.). Son propos est fondamentalement pessimiste et consiste à dire que la démocratie est impossible au sein des organisations politiques, parce que ces dernières se caractérisent par une tendance intrinsèque à l’oligarchie qu’il est impossible de conjurer. En réalité, la thèse de Michels repose sur des postulats tout à fait discutables, et notamment sur celui de l’incompétence des masses – dans la droite ligne des travaux de « psychologie des foules » à la Gustave Le Bon qui fleurissent à la même époque –, incompétence qui les conduirait irrémédiablement à désirer être guidées par des chefs. Or, même si c’est avec un objectif évidemment bien différent, on retrouve en définitive une conception analogue dans une critique comme celle que formule Pierre Bourdieu dans son article sur « La représentation politique » en 1981 lorsqu’il mobilise le concept de fides implicita pour montrer que les classes populaires seraient animées par une tendance à la « délégation globale et totale » à des partis qui les dépossèdent.

 

« Les partis politiques ont permis à des franges importantes du monde du travail de faire irruption en politique. »

 

CC : Tu soutiens, au contraire, que l’invention du parti a été un grand progrès démocratique pour le monde du travail. Qu’opposes-tu aux critiques précédentes ?

Ma réflexion est structurée en trois temps car mon propos n’est pas de proposer une réhabilitation sans nuance de la forme parti mais de montrer qu’elle peut être un instrument politique utile à l’émancipation du monde du travail à condition d’être réformée. Il s’agit donc, dans un premier temps, de montrer que, par-delà la légende noire que dressent les critiques de la forme parti, il est possible de prouver l’utilité du parti politique en se référant à une expérience historique passée – celle des partis socialistes et communistes qui se sont développés à partir de la fin du XIXe siècle –, sans pour autant tomber dans la légende dorée. Il s’agit évidemment d’une histoire contradictoire, et on ne peut pas parler de progrès démocratique en passant sous silence les contre-tendances réelles qui ont conduit à la captation du pouvoir et à la répression des voix divergentes. Mais il n’en reste pas moins vrai que le parti a d’abord été une invention démocratique du mouvement ouvrier, dont la caractéristique la plus marquante est sans doute la transposition d’un modèle hérité du fonctionnement de l’État de droit – avec une séparation des pouvoirs exécutif et législatif notamment – au sein même des organisations révolutionnaires. C’est ce qui se passe avec l’invention du congrès, compris comme instance permettant à des délégués issus de la base de fixer collectivement la ligne du parti, que la direction a ensuite vocation à appliquer. Mais, au-delà de cette dimension institutionnelle, il faut aussi souligner que les partis politiques ont permis à des franges importantes du monde du travail de faire irruption en politique – c’est ce que montre, entre autres, l’histoire du Parti communiste français au XXe siècle. Cependant, la mise en évidence de ce rôle historique de la forme parti serait à elle seule insuffisante si elle n’était pas complétée par les deux autres aspects de mon analyse : l’analyse des mérites et des limites des critiques de la forme parti et la réflexion sur les moyens de la réformer.

 

« Mon propos n’est pas de proposer une réhabilitation sans nuance de la forme parti mais de montrer qu’elle peut être un instrument politique utile à l’émancipation du monde du travail à condition d’être réformée. »

 

CC : Comment situes-tu ta réflexion par rapport à celle de Lucien Sève ? Qu’est-ce que tu retiens de lui ? Sur quels points prends-tu tes distances ?

Lucien Sève est, de façon générale, une source d’inspiration très importante pour moi, et pas seulement sur les questions liées à l’organisation politique. Je suis convaincu que Marxisme et théorie de la personna­lité constitue un livre incontournable dans l’histoire du marxisme en France. La multiplication récente des travaux portant sur son œuvre, réalisés en particulier par de jeunes chercheuses et chercheurs, me semble en témoigner. Dans mon livre sur le parti, je m’inscris plus spécifiquement dans le sillage des réflexions qu’il a développées en 1999 dans Commencer par les fins. Il y entreprend de se confronter au problème de l’actualité du centralisme démocratique tel que Lénine avait pu le concevoir au début du XXe siècle. Sa thèse consiste à dire que, si le centralisme démocratique en tant que tel est inadapté à notre temps, les « considérants généraux de cette pensée organisationnelle que sont la critique du spontanéisme et la valorisation de la centralité » n’ont pas pour autant perdu de leur pertinence. Je retiens surtout trois points dans son propos : le problème de la construction du parti « de haut en bas », la distinction entre verticalité et centralité et l’enjeu du « dépérissement des directions ». Il est vrai que je me réfère ici à des textes dans lesquels Lucien Sève défendait encore la pertinence de la forme parti, ce qui n’était plus le cas dans les dernières années de sa vie.

CC : Tu accordes une grande place à Gramsci dans ton livre. Peux-tu dire pourquoi ?

La réflexion de Gramsci sur la question du parti est extrêmement riche et elle a conservé une grande actualité. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le dire : c’est aussi, par exemple, ce que montre Yohann Douet dans son dernier livre sur L’Hégémonie et la révolution, Gramsci, penseur politique (Amsterdam, 2023), qui consacre un chapitre entier à la question du « Prince moderne » qu’est le parti révolutionnaire tel que le conçoit Gramsci. Pour ma part, j’insiste plus particulièrement sur une formule tirée du paragraphe 1 du cahier 12, dans laquelle Gramsci affirme qu’il faut « considérer tous les membres d’un parti politique comme des intellectuels », dont j’entreprends de faire une lecture prescriptive.

 

« La réflexion philosophique sur le parti, quand elle existe, se concentre en général sur le problème du pluralisme démocratique. »

 

Pour le dire en des termes qui sont ceux de Gramsci, le parti permet de modifier le rapport entre activité intellectuelle et effort musculaire-nerveux « pour le faire tendre vers un nouvel équilibre ». Le parti contribue à promouvoir et à valoriser cette part intellectuelle qui se trouve en chacun de nous, quelle que soit sa place dans la division sociale du travail. Et il me semble qu’on peut en tirer des leçons très utiles, qui ne se limitent pas aux effets produits par l’institution partisane sur ses membres, mais qui concernent également le rapport entre le parti et les masses. On trouve notamment au paragraphe 67 du cahier 11 une réflexion très stimulante concernant la dialectique entre le « sentir » caractéristique de l’élément populaire et le « savoir » caractéristique de l’élément intellectuel, qui me paraît être d’une actualité politique brûlante.

CC : Selon toi, il convient non pas de dépasser la forme parti mais de la réformer. As-tu des pistes en tête ?

Disons que je renvoie dos à dos deux perspectives qui me paraissent également insatisfaisantes. La première, très vivace à gauche aujourd’hui, consiste à présenter le parti comme une forme d’organisation irrémédiablement périmée, qu’il faudrait remplacer par des mouvements aux contours indéfinis. Dans le paysage politique français, c’est évidemment la France insoumise qui en constitue l’incarnation la plus massive. Ce que j’essaye de montrer dans mon livre, c’est que les tentatives visant à faire « sans » le parti achoppent précisément sur l’enjeu central qui était au cœur de toutes les critiques du parti depuis Michels, à savoir l’enjeu démocratique. C’est tout à fait évident en ce qui concerne LFI, comme l’a bien montré Manuel Cervera-Marzal dans son livre sur Le Populisme de gauche, Sociologie de la France insoumise (La Découverte, 2021) parlant à ce sujet d’ « anarcho-césarisme ». La seconde perspective consisterait simplement à revenir au parti tel qu’il existait « avant », et il me semble qu’elle n’est pas tenable non plus.

 

« Le parti contribue à promouvoir et à valoriser cette part intellectuelle qui se trouve en chacun de nous, quelle que soit sa place dans la division sociale du travail. »

 

Il faut absolument réformer et rénover le parti. C’est vrai sur le terrain de la démocratie interne, et sur ce point je crois que l’apport de Lucien Sève est précieux. Mais c’est vrai aussi en ce qui concerne le rapport au monde du travail. Je ne pense pas que les partis retrouveront une assise populaire en se contentant de réactiver les distinctions fonctionnelles classiques qui existaient au XXe siècle (parti/syndicat ; parti/organisations de masse...). Il faut trouver d’autres manières de faire, qui conduisent le parti à montrer par lui-même son utilité concrète, à montrer qu’il peut changer la vie des milieux populaires. Je cite l’exemple de la victoire des communistes en 2021 aux élections municipales de Graz, la deuxième ville d’Autriche, qui ont fait un travail de terrain énorme sur la question du logement et ont réussi à s’imposer dans un pays qui n’avait pas du tout de tradition communiste. Des éléments laissent aujourd’hui penser qu’il ne s’agit pas d’une simple exception locale, puisque le Parti communiste d’Autriche (KPÖ) a aussi fait d’excellents scores aux élections municipales de Salzbourg en mars 2024. C’est une expérience politique qu’il faut à mon avis regarder de près pour essayer d’en tirer des leçons.

Jean Quétier est agrégé et docteur en philosophie.

Entretien réalisé par Florian Gulli.

Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024