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Les femmes sont étonnamment absentes du discours philosophique, même si Diotime intervient à un moment essentiel de la dialectique platonicienne. Le contraste entre l'extrême fécondité du mythe d'Antigone en littérature, en peinture et même en musique, et son absence quasi totale du corpus philosophique est saisissante. Sa présence en un moment clé de la réflexion hégélienne n'en est que plus significative.

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Diotime de Mantinée

Les contributions féminines à la philosophie sont rares. Encore plus rares que dans les arts et dans les sciences, où il y a quelques glorieuses exceptions. On mettra cependant à part Emilie du Châtelet (1706-1749), qui s’illustra à la fois dans le domaine de la physique (elle traduisit Newton et mena avec rigueur ses propres expérimentations) et de la philosophie morale (son Discours sur le bonheur est une audacieuse réhabilitation des passions et de la sensualité, aux accents déjà féministes). Les autres grandes personnalités féminines se sont davantage souciées d’exemples que de théorie. En philosophie même, au siècle dernier, Hannah Arendt ou Elizabeth Anscombe ne se sont guère définies autrement que comme philosophes, philosophes par essence et femmes, si l’on ose dire, par accident. Les femmes sont étonnamment absentes du discours philosophique, du moins en ce qu’il a de philosophique. Asexuée, la philosophie ?  En un sens seulement.

Un triste bêtisier et quelques esquisses

Toute philosophie est fille de son temps et en exprime les préjugés, même quand elle cherche à les dépasser. Des millénaires d’infériorisation et parfois de diabolisation de la femme ont pesé sur la spéculation, même chez les esprits les plus avancés : Diderot par exemple alterne la misogynie forcenée du Neveu de Rameau, le paternalisme du Rêve de D’Alembert et le féminisme résolu de La Religieuse. Le mot tristement célèbre de Nietzsche sur la femme faite pour « le repos du guerrier » devrait suffire à disqualifier son auteur. Mais tous ces préjugés, qui inspirent jusqu’à certaines conceptions de Freud, relèvent de l’idéologie retardataire que les uns et les autres traînaient comme un boulet derrière eux. D’autres idées sur les identités de genre s’inscrivent par contre dans l’anthropologie naissante : on y inclura de ce point de vue les analyses de Marx sur la division du travail et celles, plus développées, d’Engels sur la répartition des rôles dans les sociétés dites « primitives ». Mais il ne s’agit pas là de philosophie à proprement parler.

Il semble dès lors qu’il faille limiter le rapport de la philosophie aux femmes à l’évocation d’un certain nombre de « figures » renvoyant plutôt à la part littéraire inhérente à tout texte philosophique qu’à son contenu conceptuel. Sauf que cette « part littéraire » est, chez certains au moins, beaucoup plus qu’une enveloppe !

Diotime et la mise en question de la raison constituée

Le célèbre discours de Diotime, dans Le Banquet de Platon, ne pouvait être tenu que par une femme. Dans ce dialogue qui porte sur la nature de l’Amour, Socrate contredit les discours conventionnels et faux qui viennent d’être tenus à la gloire du « dieu Amour ». Pressé de révéler le fond de sa pensée, il le fait par la médiation d’un discours rapporté, celui d’une mystérieuse prêtresse de la ville de Mantinée « savante en ces matières ». L’Amour n’est pas un dieu, mais un demi-dieu, lien entre les mortels et les immortels, qui ne cesse de mourir et de ressusciter, et désire ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’a pas, en quoi il est l’objet et le sujet dialectique par excellence, l’analogue structurel de la philosophie (entendue comme désir, et non possession, de la sagesse). Ni beau ni bon, mais désireux de ces qualités qui lui manquent, fils de Pauvreté et d’Expérience, il « campe aux portes des maisons » et n’a d’autre ressource que son inventivité.

Comme toujours chez Platon, le recours à un récit allégorique est moins une information qu’une indication. Femme, prêtresse et prophétesse, Diotime n’a sans doute jamais existé ailleurs que dans le discours dont Socrate dit se souvenir, discours retranscrit par Platon lui-même (quel emboîtement !). Dans la conception platonicienne, le mythe est un mixte de mensonge et de vérité, un mystère auquel il faut s’initier, ce qui appelle la médiation d’un être lui-même dialectique, médiateur entre une rationalité constituée et une rationalité constituante, seule à même de penser le devenir, la vie, l’émergence du nouveau.

On peut s’interroger si ce statut de mixte conféré à la femme n’est pas le prolongement, à l’aube de la pensée rationnelle, de représentations archaïques comme celles dont fera état l’anthropologie moderne, où la femme est ce qui relie les communautés entre elles selon le mouvement d’une sensibilité toujours en décalage par rapport aux valeurs constituées et statiques de la pensée rationnelle ?  Qu’elle soit femme et étrangère à Athènes (Mantinée est en Arcadie, pas en Attique) lui confère une distance critique par rapport aux institutions athéniennes et, au-delà, par rapport à une conception par trop conventionnelle et « carrée » de la rationalité.

« La fécondité du mythe d’Antigone, avec les valeurs d’insubordination, d’affirmation des droits de la femme et d’un idéal de fraternité, sont une leçon de résistance à l’air du temps. »

Antigone : un mythe sans écho ?

On chercherait en vain chez Platon la moindre allusion à Antigone. Et il faut tout de même souligner le contraste entre l’extraordinaire fécondité du mythe d’Antigone en littérature, de Sophocle à Brecht, en peinture et même en musique, avec son absence quasi totale du corpus philosophique. Pourtant, le conflit de droits qui oppose Antigone, fille d’Œdipe, à son oncle Créon, régent de Thèbes, avait de quoi les interpeller. Rappelons-en très sommairement les termes : ayant pris les armes contre Thèbes, Polynice, frère d’Antigone, est tué, et les lois de la cité le condamnent à être privé de sépulture. Antigone en appelle à des lois plus fondamentales, et enterre son frère, bravant délibérément les lois de la cité au mépris de sa propre vie, opposant aux devoirs sacrés du citoyen un devoir plus sacré encore. L’échange entre elle et Créon, d’une puissance dramatique rarement égalée, est un des plus forts moments de la tragédie grecque.  Mais en outre, Antigone revendique, contre sa sœur Ismène résignée à obéir, le droit pour une femme de contester, justement en tant que femme, les lois de la cité.

Avec Antigone se dessine une figure féminine neuve, qui n’est ni la guerrière reproductrice des valeurs masculines, ni la femme enclose dans la domesticité, mais une femme porteuse de valeurs plus universelles et plus fondamentales que les valeurs instituées.

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, ni Machiavel, ni Hobbes, ni Rousseau, ni aucun des penseurs politiques classiques ne s’est confronté à ce mythe fascinant. Un silence qui en dit long, et pas seulement sur la difficulté de ces philosophes à rendre compte de l’opposition entre nature et culture. Même Montaigne et Pascal ont ignoré Antigone, laissant tragédiens et peintres représenter un conflit qu’ils ne savaient aborder conceptuellement.

La relation du frère et de la sœur chez Hegel

La seule exception notable se trouve dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Encore s’agit-il d’un texte rarement commenté. Il se trouve pourtant situé à un point névralgique de cette odyssée où la conscience, d’abord individuelle et immergée dans le sensible, se révèle à elle-même par étapes comme partie prenante de la vie de l’esprit. Or un moment essentiel de ce passage de la conscience individuelle à la conscience universelle se fait au niveau de ce que Hegel appelle « le monde éthique » (Sittlichkeit).

Il y a du jeu entre ce monde éthique, sédimenté dans les institutions sociales, et la façon dont les individus se l’approprient.  La loi de la cité est la loi humaine ou encore « la loi du jour » : elle est claire, exprime « la substance éthique de la communauté », et nul n’est censé l’ignorer. C’est en fonction d’elle que se définit la citoyenneté. Une citoyenneté qui, dans le monde antique, était exclusivement l’affaire du sexe masculin. La loi humaine est à l’origine une loi masculine !

Mais cela ne veut pas dire que l’humanité soit seulement une affaire d’hommes : à cette puissance de la loi humaine s’oppose une autre puissance, celle de la loi divine, souterraine et mystérieuse. Comme toute puissance, la puissance de l’État et de la communauté citoyenne implique une autre puissance qui leur résiste. La citoyenneté est toujours sinon en conflit, au moins en tension avec un autre aspect de l’humain, ce que Hegel appelle « l’être pour soi individuel ». La substance éthique se scinde entre la législation explicite, celle des textes de lois, et « l’essence simple et immédiate de l’ordre éthique ». Il y a une communauté éthique naturelle : la famille, et un sentiment éthique à jamais absent des lois et des contrats : l’amour. Mais un amour émancipé du désir ou de l’affectivité, un amour qui n’est pas sensiblerie mais sensibilité.

« Avec Antigone se dessine une figure féminine neuve, qui n’est ni la guerrière reproductrice des valeurs masculines, ni la femme enclose dans la domesticité, mais une femme porteuse de valeurs plus universelles et plus fondamentales que les valeurs instituées. »

Dire que la famille est d’ordre éthique, c’est refuser de la réduire à un particularisme qui se retrancherait de l’universel. L’ordre éthique n’est pas seulement social. L’action éthique dans la famille se distingue de la tendresse qu’on se porte : elle vise l’individu, mais en tant qu’individu total et universel. Il y a là une sphère dissociée à la fois de l’affectivité immédiate et de l’uniformité des « lois du jour ».  On l’observe de façon privilégiée dans le culte des morts (et c’est là que Hegel rejoint le mythe d’Antigone) : le citoyen se donne à la communauté, il travaille, il fait la guerre, il participe aux décisions politiques, mais après sa mort il est restitué à sa famille. Antigone, en défendant les dieux pénates, c’est-à-dire les dieux du foyer, n’a fait que refuser un empiétement de l’État sur un domaine éthique absolument hétérogène.

Hegel, suivant en cela le texte de Sophocle, distingue trois relations à l’intérieur de cet « ordre éthique immédiat » qu’est la famille : la conjugalité, le rapport parents-enfants et enfin le rapport entre le frère et la sœur. La conjugalité est un rapport de reconnaissance immédiat, mais dont la valeur éthique est limitée : il est avant tout d’ordre affectif, et en cela naturel plutôt qu’éthique. Il est un symbole « émouvant » de l’amour. Il n’en est pas la réalisation parfaite. Et cela d’autant moins que la conjugalité se réalise dans la filiation, et que l’enfant, vérité des parents, est appelé à se séparer d’eux, et eux de lui. À quoi s’ajoute enfin qu’une partie des soins que les parents prodiguent à l’enfant est , au sein même de la famille, l’anticipation ou le prolongement des « lois du jour » : l’éducation familiale complète l’éducation scolaire et civique plutôt qu’elle ne la contrarie.

Antigone le dit crûment à Créon : on peut remplacer un mari mort, on peut remplacer un enfant mort. Un frère mort ne se remplace pas. De fait, le paradoxe des deux premières relations éthiques naturelles est qu’elles sont à la fois violemment passionnelles et affectées de contingence : je peux prendre un autre mari, j’aurai d’autres enfants, ma vie n’est pas auprès de mes parents. Par contre, la relation du frère et de la sœur a quelque chose de parfait. Il s’agit d’abord d’une relation « apaisée », d’un amour sans désir qui fait pourtant l’expérience de la différence des sexes. Si le frère « passe de la loi divine à la loi humaine » en devenant citoyen, la sœur quant à elle « reste la directrice de la maison et la conservatrice de la loi divine ».

Il est facile d’ironiser sur la conclusion que Hegel en tire, à savoir que la « naturalité » des deux sexes fonde leur « destination éthique ». Et de lui objecter que son époque, pour ne pas parler de la nôtre, n’était déjà plus celle d’une cité grecque largement idéalisée par lui, que l’accès des femmes au travail salarié et à la citoyenneté ainsi que la laïcisation de nos sociétés a relégué la répartition des rôles au magasin des antiquités. Il lui serait non moins facile de répondre que certaines figures historiques et mythologiques sont porteuses d’un sens qui doit nous interroger, et que la fécondité du mythe d’Antigone au fil des âges, avec les valeurs d’insubordination, d’affirmation des droits de la femme et d’un idéal de fraternité, sont aujourd’hui au moins autant qu’à l’époque une leçon de résistance à l’air du temps.

Karine Thomas est étudiante à l’École pratique des hautes études.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021