Quand on parle de la crise de la politique, on pense d’abord au doute sur l’utilité, l’efficacité de la chose publique, mais cette crise se traduit aussi par un affaiblissement du personnel politique.
La composition de la dernière équipe gouvernementale pilotée par Gabriel Attal en donne un assez bon exemple. Il fut un temps pas si lointain où les hommes et femmes politiques pouvaient se prévaloir, généralement, d’une solide activité professionnelle (On était professeur, chercheur,
ingénieur, ouvrier, plus rarement mais tout de même…). Ces mêmes personnes avaient connu des expériences militantes plus ou moins ardentes et toujours très formatrices. Enfin, nombre de ces responsables s’étaient frottés à la vie locale, maire, conseiller, député, etc. à la vie tout court (jusqu’à l’interdiction du cumul). Ces différents – et convergents – parcours donnaient au personnel politique une certaine épaisseur. Si cela ne garantissait pas, bien sûr, la mise en œuvre d’une « bonne » politique, cela assurait au moins un lien plus étroit entre l’élu et le citoyen, une connaissance plus solide de la vie sociale. Dans l’actuelle équipe dirigeante ces références ne fonctionnent plus guère. Les ministres ont peu d’expérience professionnelle hormis celle de cabinets ministériels ; leur passé militant est souvent insignifiant (ou si fugace) ; leur pratique d’élu réduite à la portion congrue, absente le plus généralement.
Le recul de la haute fonction publique
Un autre élément participe de cet affaiblissement, c’est le recul de la haute fonction publique censée soutenir, appuyer, prolonger le projet politique. Après-guerre, dans un souci de renforcer l’appareil d’État (et de renouveler un personnel compromis par la collaboration) est créée l’École nationale d’administration, l’ENA ; ce projet sera porté notamment par le ministre Maurice Thorez et sa modernisation dans les années 1980 sera encouragée par un autre ministre communiste, Anicet le Pors.
« Les ministres ont peu d’expérience professionnelle hormis celle de cabinets ministériels ; leur passé militant est souvent insignifiant (ou si fugace) ; leur pratique d’élu réduite à la portion congrue, absente le plus généralement »
L’ENA a été supprimée par Emanuel Macron, mesure démagogique (ou populiste) s’il en est. Certes, au fil du temps l’école n’avait pas échappé aux critiques (l’entre soi, l’élitisme…) ; puis les réformes pour élargir sa base de recrutement n’avaient pas répondu aux attentes.
N’empêche : il y avait là un vivier de cadres de haut niveau en mesure d’appuyer le travail des élus. Au nom de la chasse aux « élites », concept confus capable de séduire aussi bien l’extrême droite que certains secteurs de l’extrême gauche, la machine est cassée.
En fait, ce geste (on peut se demander si les campagnes actuelles de discrédit des écoles de Sciences Po ne participent pas du même mouvement) a accompagné une sorte de privatisation du haut encadrement.
Les chiffres le montrent : il y a de moins en moins d’énarques dans les cabinets ministériels. Sur les 457 conseillers ministériels actuels (gouvernement Attal), moins de 20 % (19,3) sont issus de l’ENA contre plus du double (40 à 50 %) dans les années Giscard et Mitterrand. Et la structure alternative qui est censée remplacer cette école, l’INSP, l’Institut national du service public, n’exerce vraiment pas la même attractivité et n’a pas la même pertinence que l’ancienne ENA.
Les jeunes talents sont désormais plus volontiers attirés par le privé (et ses rémunérations). Ce n’est pas une bonne nouvelle.
D’où un affaiblissement du haut appareil d’État, une certaine déqualification de cet encadrement alors qu’on traverse une époque où de grands enjeux (guerre et paix, santé et pandémie, transition écologique) demandent des responsables un très haut niveau de compétence et d’engagement.
L’extrême concentration des responsabilités
Autre caractéristique de cet appauvrissement : l’extrême concentration des responsabilités. Plusieurs articles de presse récents ont mis l’accent sur « ces quatre amis, au sommet de l’État, qui tiennent l’économie française » (dixit Le Figaro économie du 12 février 2024).
Quatre, cela ne fait pas beaucoup. Qui sont ces personnages qui ont, ces mois-ci, la responsabilité des coups de rabot austéritaire, et qui concentrent donc un pouvoir considérable ?
Il s’agit de Jérôme Fournel, directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des finances Bruno le Maire, depuis janvier 2024 ; d’Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée depuis 2017 ; d’Emmanuel
Moulin, directeur de cabinet du Premier ministre Gabriel Attal depuis janvier 2024 ; et de Bertrand Dumont, directeur général du Trésor depuis
janvier 2024.
Quatre personnalités assez interchangeables, exemplaires du petit monde macronien, ayant suivi les même études, fréquenté les mêmes cercles et connu des carrières similaires. Emmanuel Moulin et Alexis Kohler se connaissent depuis les bancs de Sciences po des années 1980. Emmanuel Moulin y présidait un petit groupe rocardien où se retrouvait outre Alexis Kohler un certain Édouard Philippe.
Tous les quatre, Moulin, Kohler, Dumont et Fournel ont fait l’ENA (une formation qu’ils refusent de fait à leurs cadets). Bertrand Dumont ajoute à
l’ENA Normale sup et une agrégation d’histoire ; Jérôme Fournel passe aussi par HEC ; Alexis Kohler et Emmanuel Moulin fréquentent l’ESSEC.
Tous démarrent leur carrière au Trésor (ministère de l’Économie), où l’essentiel de leur activité consiste à renégocier les conditions de la dette ; tous effectuent un plus ou moins long séjour américain, comme si le passage par Washington était une étape obligée, un moment de leur formatage ; tous affichent une même arrogance tranquille de petite caste qui sait l’étendue de ses prérogatives.
Tous partagent la même idéologie libérale, adeptes de « la politique de l’offre » comme on dit, d’une « compétitivité française » qui est surtout un alignement sur les mêmes standards occidentaux, une certaine fascination pour la finance ; tous rêvent de faire de Paris le centre européen de cette finance après le Brexit.
Tous sont sur une ligne ni droite ni gauche ou droite/gauche, et sont passés (sauf Kohler) par des cabinets ministériels sous Sarkozy.
Tous enfin ont connu un même passage par le privé Moulin à Mediobanca et Eurotunnel, Dumont à HSBC, Kohler à MSC.
Une expérience bien utile de pantouflage à renouveler sans doute demain si l’horizon politique venait à se compliquer.
Une ambiance de fin de règne
Au-delà des remaniements pénibles ou des couacs médiatiques, près de sept ans après l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, un sentiment de démotivation paraît gagner certains collaborateurs, marqués par l’ambiance fin de règne qui entrave ce second quinquennat. « On n’est pas du tout dans une phase de conquête ou de succès. Il n’y a plus ce petit truc qui donne envie, diagnostique l’un d’eux, passés par divers postes en macronie ces dernières années. Et puis le pouvoir use, y compris les conseillers qui souvent s’habituent et ronronnent. »
Simple coup de blues ou tendance lourde ? Un indice témoigne d’une certaine perte d’attractivité de ces postes, en tout cas aux yeux des plus hauts diplômés de la fonction publique : la proportion d’énarques dans les cabinets baisse depuis plusieurs décennies. [ « Récemment j’ai conseillé au plus brillant de nos stagiaires qui ne savait pas vers quoi s’orienter de faire l’INSP (Institut national du service public. ] Il m’a répondu qu’il n’en n’était pas question : « L’ENA, j’y serais bien sûr allé mais l’INSP… Je préfère faire autre chose. » témoigne un serviteur de l’État en retrait de l’exécutif. C’est la preuve qu’en supprimant l’ENA, Emmanuel Macron a réussi à tuer le symbole, comme il le souhaitait, mais aussi ce que l’école incarnait. »
Louis Hausalter et Martin Lagrave, Le Figaro, 12 mars 2024
Gérard Streiff est historien. Il est rédacteur en chef de Cause commune.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024