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Quelles catégories employer pour penser un réel social de plus en plus mouvant, fragmenté et paradoxal ? Celle de crise s’impose, mais il convient de la préciser. En l’occurrence, il s’agit de la crise du capitalisme, lequel, loin de dépérir passivement, ne cesse de se restructurer, de sacrifier des formes consacrées pour en créer de nouvelles, avec des réussites partielles et des aggravations, voire des régressions porteuses de tous les dangers.

Au stade de développement atteint par le capitalisme mondialisé, l’état de crise devient en quelque sorte l’état normal des choses, mais surtout cette situation déstabilise, très au-delà de la sphère économique, tous les aspects de la vie sociale. De la ville aux modes de consommation, de la culture au droit, de la famille aux services publics, on assiste à ce que l’on appelle en anglais un debasement, un ébranlement en profondeur d’institutions qu’on croyait installées dans la longue durée. Déjà Gramsci avait anticipé ce phénomène, dénonçant les « monstres » qui apparaissent dans le demi-jour inquiétant de ces périodes troublées où de loin en loin tout est remis en cause. La notion de « destruction créatrice », que Joseph Schumpeter appliquait à l’économie, semble devoir être exportée à tous les aspects de la vie sociale. Destruction, à coup sûr, mais créatrice de quoi, et à quelles conditions ?

Des évolutions de plus en plus contradictoires
Le Parti communiste français, lors de son XXIVe congrès (1982), avait engagé une analyse en profondeur des mutations que la société française connaissait depuis plusieurs décennies, mutations à mieux prendre en compte si l’on voulait coller au plus près des préoccupations quotidiennes des gens et favoriser l’intervention citoyenne dans les choix politiques, au rebours de toute délégation de pouvoir. Ces analyses n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles valent aussi, mutatis mutandis, pour nombre de pays voisins. Centrées sur la notion de « mutation », elles s’attachent à montrer que les progrès humains réalisés depuis le début des années 1950 ont été profondément contradictoires, à la fois réels et amputés de leurs potentialités émancipatrices par les logiques capitalistes de marché. Rappelons-en quelques traits. La salarisation, extirpant des masses de travailleurs de la soumission à l’archaïsme patronal, mais pour les précipiter dans d’autres dépendances. La féminisation du travail, avancée majeure pour les femmes, mais synonyme de bas salaires et d’exploitation accrue. La scolarisation, avec la réussite de la « massification », mais l’explosion des échecs scolaires, de la ségrégation sociale à l’école et une crise profonde qui vient de se traduire récemment par le scandale de Parcoursup. L’urbanisation, avec le développement anarchique de banlieues défavorisées et sous-dotées. Une consommation accrue, mais essentiellement au bénéfice d’un marché national et transnational de plus en plus standardisé et uniformisateur. La tertiarisation, bientôt accélérée par la révolution numérique, génératrice de nouvelles formes moins rebutantes de travail mais aussi de risques professionnels nouveaux : isolement de ces nouveaux salariés, tâches répétitives, vulnérabilité accrue à des pressions managériales redoublées… Partout, le contraste insupportable entre une extension sans précédent du champ des possibles et le peu d’améliorations réelles, voire les dégradations, que ces mutations apportaient dans la vie des gens.

« Au répétitif du discours identitaire, voire victimaire, les révolutionnaires opposent le constructif d’un débat commençant par le projet et se clôturant par le bilan, mais centré sur le faire, le verdict de l’expérience, et par là-même se situant dans une perspective historique. »

L’analyse de ces mutations s’est prolongée : c’est ainsi que, quelques années plus tard, un comité central du PCF identifiait la jeunesse comme la partie de la société sur laquelle le capitalisme comptait s’appuyer pour modifier en profondeur, mais par petites touches, toute la société : loisirs centrés sur le virtuel des nouvelles technologies, contenus de formation exaltant la mobilité et la débrouille individuelle, mise en cause des valeurs humanistes et universalistes. D’autres travaux, par exemple le rapport de Georges Marchais sur le mouvement du monde au XXVIe congrès, ont donné toute sa dimension à cette dialectique du progrès et de la régression, porteuse de potentialités émancipatrices inouïes mais défigurées par les logiques du profit jusqu’à l’absurde d’une crise de sens et au sordide des fausses solutions.

Une crise du principe de réalité et des valeurs universalistes
La contradiction majeure où se résume l’actuelle crise de sens ne réside-t-elle pas dans un accès de plus en plus universel aux nouvelles technologies du virtuel, notamment celles de la communication du divertissement, du jeu, et la confiscation des possibilités offertes réellement de vivre mieux par une infime minorité ? Tout le monde a accès au spectacle, quelques-uns seulement à l’organisation du spectacle. L’immense majorité des êtres humains ne recueille en fait de progrès que des images instantanées, du virtuel et quelques miettes. Un exemple cruel : davantage d’humains ont accès au téléphone portable qu’un accès direct à l’eau, pour ne pas parler d’autres biens et services qui devraient être communs : médicaments, vaccins, éducation, emploi, transports, protection des plus vulnérables…

« Cet échec patent des logiques de marché à satisfaire les besoins humains réels a évidemment nourri les nostalgies, mais aussi les crispations les plus réactionnaires. »

Cet échec patent des logiques de marché à satisfaire les besoins humains réels a évidemment nourri les nostalgies, mais aussi les crispations les plus réactionnaires : idéalisation des modes de vie dits « naturels » ou « traditionnels », ainsi que des valeurs viriles, paternalistes et guerrières qui les accompagnent, irrationalisme, rampant ou revendiqué, nouveaux conformismes, haine du sujet différent, retour en force de la pudibonderie, hystérisation du débat public, celui-ci étant de plus en plus délaissé au profit de replis communautaires ou individualistes, recul des valeurs humanistes et des solidarités. À l’individu lambda, « homme quelconque » des sociétés de marché, certains ont cru pouvoir opposer une humanité déconstruite, réduite à un conglomérat de blocs hétérogènes voués à n’avoir entre eux, dans le meilleur des cas, que des solidarités négatives.

« Les progrès humains réalisés depuis le début des années 1950 ont été profondément contradictoires, à la fois réels et amputés de leurs potentialités émancipatrices par les logiques capitalistes de marché. »

Recentrer le débat sur la recherche de solutions
Il faut recentrer le débat sur la recherche de solutions, et pas seulement d’affirmations ou de témoignages. Ce n’est jamais au niveau du discours qu’un problème humain se résout, même si c’est toujours à ce niveau qu’il doit se formuler. L’étape initiale n’est que le moment, certes indispensable mais jamais essentiel, de la description et du ressenti, avec tout ce que cela charrie d’inexactitude et de confusion. Dans une société où nombre de repères collectifs ont disparu, le chemin qui mène de la prise de conscience individuelle à la réalisation collective est particulièrement long, escarpé et semé d’embûches. Pasolini, dans les conditions qui étaient celles de l’Italie des années 1950-1960, avait su dénoncer les mirages d’une consommation standardisée, mais aussi ceux, plus redoutables encore, d’une expression elle aussi standardisée : conformisme vestimentaire, homogénéisation des façons de parler, de se présenter, de penser, de désirer et même de se révolter. Le prêt-à-porter a depuis longtemps dépassé les murs des grands magasins pour imprégner la société dans son ensemble ! À l’inverse, les crispations identitaires n’aboutissent qu’à des mises en opposition stériles qui, au final, ne sont que le pendant du conformisme généralisé.
Cette symétrie de deux options aussi statiques l’une que l’autre – individu lambda d’un côté, individu déconstruit de l’autre –, appelle un véritable dépassement sans compromis ni avec l’une, ni avec l’autre : il s’agit de pousser à la formulation de revendications collectives et à la consolidation d’institutions pérennes permettant de substituer aux valeurs faibles de compassion les valeurs fortes de la solidarité et de la citoyenneté. Et cela peut commencer sans attendre, dans des actions au plus près du terrain pour l’emploi, la formation, la vie culturelle. Le fait est que la France, pour ne parler que d’elle, manque cruellement d’ingénieurs, d’ouvriers qualifiés, de techniciens, de chercheurs, d’agriculteurs, de soignants, d’enseignants formés, mais aussi d’artistes et de créateurs. Faire le choix de la formation, de l’emploi, de la culture, du sport, de la prévention, de la sécurité, du progrès économique et social, de la paix et de la coopération entre les peuples, cela nécessite du bas vers le haut l’intervention de tous les citoyens, sans considération de genre ni d’âge ni d’origine. Car ce choix, c’est aussi celui de la lucidité et de la raison, propriété en droit de chacun. Au répétitif du discours identitaire, voire victimaire, les révolutionnaires opposent le constructif d’un débat commençant par le projet et se clôturant par le bilan, mais centré sur le faire, le verdict de l’expérience, et par là-même se situant dans une perspective historique. Comment appeler à un nouvel âge de la citoyenneté sans retomber dans le récital des mots creux et du wishful thinking [vœu pieu] ? Il n’y a pas trente-six solutions : l’emploi, la formation, la recherche, la pacification des relations humaines sont les seuls leviers possibles d’une nouvelle civilisation. Ce ne sont pas des enjeux étroitement économiques, mais des enjeux de culture. Une nouvelle conception du développement humain faisant de celui-ci non pas une adaptation à un milieu économique étranger mais la création continuelle et dialectique d’un milieu de plus en plus et de mieux en mieux humain : tel est le seul moyen, idéologique et culturel, de nature à recomposer dans un sens à la fois inédit et attendu un tissu social déchiré.

Jean-Michel Galano est philosophe. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022