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Entretien

Le débat sur la mondialisation et la culture se focalise souvent sur les risques d’uniformisation, voire de « colonisation », d’une culture française supposée homogène. Un cadre très mal posé, comme le montre cet extrait d’une table ronde parue dans L’Humanité, le 30 mars 2018.

Dans Poétique de la relation, Édouard Glissant écrivait : « Le paysage de ta parole est le paysage du monde. Mais sa frontière est ouverte. » Comment faire vivre cette parole à l’heure de l’universalisation marchande et culturelle ?
Mohamed Kacimi : Ce n’est pas tant l’uniformisation de la culture que son délabrement que nous avons à redouter. Quand c’est uniforme mais soutenu par rien du tout, c’est à ce moment que cela devient alarmant. La culture est devenue un appendice pour la plupart des partis et pour l’État lui-même. La polémique récente liée à la disparition du théâtre le Tarmac peut paraître anecdotique, mais elle est en réalité emblématique du sort fait aux artistes. Pour des raisons purement financières, l’État a décidé de ne plus confier son mandat à ce théâtre qui accueille traditionnellement des artistes issus de la francophonie, du Sahel, du Maghreb… Il n’est pas innocent que ces écrivains soient cantonnés, en 2018, à une sorte de réserve d’Indiens. Je vois dans cette relégation une recherche désespérée de l’empire colonial perdu, un deuil, une compensation imaginaire. C’est un territoire fictif que la République a inventé pour inviter à élargir ses frontières, et qu’elle meuble à loisir. La francophonie est à la littérature française ce que le 93 est à Paris. À partir de quel moment, de combien d’exemplaires, cesse-t-on d’être francophone pour devenir français ? Ce drame doit cependant nous interroger sur la sortie de la francophonie, sur la persistance de cet appendice idéologique qui offre à la France l’illusion de régner encore sur le monde, fût-il des lettres. On devrait se demander pourquoi les Anglais n’ont pas inventé l’anglophonie ? La francophonie n’est pas égalitaire. Il y a derrière ça la projection d’un certain moi sur le monde. Il faut sortir du cloisonnement et du confinement dans tous les domaines, en littérature, au théâtre. Il faut casser ces représentations qui visent à considérer les auteurs en fonction de leurs origines. Le théâtre ne doit pas être ce que la Sonacotra est aux immigrés. Nous avons toujours, chez Gallimard, une collection « Blanche », la plus prestigieuse, et une collection « Continent noir ». Les barrières mentales sont encore là.

« La francophonie n’est pas égalitaire. Il y a derrière ça la projection d’un certain moi sur le monde. »

L’universalisme que vous étudiez et dénoncez, Étienne Balibar, est un universalisme de surplomb qui continue de se fixer une mission civilisatrice. Vous opposez à cette vision le concept « d’égaliberté ». Pouvez-vous préciser cette notion et ce que pourrait être un universalisme transnational ?
Étienne Balibar : Faut-il se replier sur une perspective nationale en ce qui concerne les perspectives d’émancipation et les luttes contre les discriminations ? Non, cette perspective de repli, liée à la pire forme ou expression du populisme, est meurtrière, défensive, catastrophique. Plus que jamais, il faut défendre une perspective postnationale ou plutôt transnationale, car c’est une stupidité de vouloir en finir avec les nations. La défense de la singularité permet, par exemple, de défendre la diversité à l’intérieur de l’espace européen. L’Europe peut être conçue autrement que comme une fermeture, une clôture. L’Europe ne doit pas être seule porteuse de l’universel : nous courons un grand danger à penser ainsi. Il faut lutter pour éviter ce danger que fait courir une certaine mystification du passé européen et des prétendues valeurs européennes, qui aggrave et renforce les effets de discrimination à l’échelle mondiale, au lieu de les diminuer. Cet universel-là est extensif. Je défends pour ma part un universalisme qui veut et peut passer au-delà de toute frontière de manière égalitaire et non conquérante, c’est l’envers d’un impérialisme dominateur. L’universalisme que j’appelle intensif est tourné vers l’égale liberté. Cet universalisme ne demande pas de faire la même chose que de l’autre côté des frontières. Il se pose la question de savoir ce qui se passe ici, dans n’importe quel lieu – cité, communauté ou continent – dans lequel les hommes vivent, travaillent et pensent ensemble tout en entretenant des rapports de pouvoir. L’objectif égal est d’abord négatif en ce qu’il vise la non-discrimination. C’est pourquoi le problème qui se (re)pose avec plus de force que jamais n’est pas de savoir s’il faut tourner le dos à l’universalisme. Nous devrions le revendiquer dans toute sa force, dans toute son exigence, comme l’ont fait dans l’histoire les minorités majoritaires. Comment interpréter dans le contexte d’aujourd’hui cet idéal fondamental ? Les contradictions sont vives car un discours suppose d’ignorer, de relativiser et de gommer les différences et un autre discours, fort répandu désormais, cherche à faire de la différence culturelle, sexuelle… non pas le contraire ou l’antithèse de l’universalisme, mais sa force, le moteur d’une lutte effective contre les discriminations.

« La défense de la singularité permet, par exemple, de défendre la diversité à l’intérieur de l’espace européen. »

Françoise Vergès, vous employez les termes de « racisation » et de « racisés ». Où en est-on de ce travail de décolonisation ?
Françoise Vergès : Partout dans le monde, nous observons une forme de contre-révolution qui vise à écraser le peu qui a été gagné. Cette contre-révolution ne s’exprime pas seulement avec le bâton et la censure, mais passe aussi par le vocabulaire. Je suis frappée, par exemple, par l’importation d’une série de mots issus du vocabulaire radical dans le vocabulaire néolibéral. Cela crée de la confusion et dépolitise le social. Le discours du « en même temps » est un exemple d’une rhétorique qui dépolitise. Il a été question, il y a quelques années, de créer un musée, le premier, dédié à l’histoire du peuple réunionnais. Les autorités de l’État et des réactionnaires locaux ont résisté au projet car, pour eux, l’histoire devait commencer avec la colonisation française et suivre les grandes étapes de l’histoire française. Nous avions proposé de partir de notre région historique et culturelle, l’océan Indien. Il faut pourtant parler de la manière dont est tracée une cartographie : toute carte détermine comment on « voit » l’histoire. Ainsi, pour la France, parlons-nous de la France continentale ou de ses « dépendances » appelées « outre-mer » et qui sont dispersées sur plusieurs océans et continents ?

« Dans l’histoire de l’art, il ne s’agit pas d’inclure un petit chapitre sur l’art “africain” ou “indien”, mais de changer de cadre. »

La racisation, c’est le processus par lequel des différences légitiment des discriminations qui sont niées par la République. Il y a eu un refus de comprendre ce que représentent les processus de racisation, le racisme serait un défaut d’éducation, une faute morale et non une structure qui a contaminé les institutions républicaines. Ce point aveugle agit partout. Récemment, au ministère de la Culture, on nous a dit que si les inégalités hommes/femmes peuvent se mesurer, celles entre racisés et non-racisés ne seraient pas immédiatement visibles. Oui mais, un noir est une couleur qui « mar­que socialement », être vu comme musulman vous mar­que aussi, alors qu’être blanc vous protège et vous donne des privilèges. Ce déni des différences qui sont racialisées se fait sentir dans les écoles d’art, de musique, de théâtre… La formation et l’enseignement artistiques sont franco-français. Lors d’une visite guidée au Louvre sur « l’esclave, une humanité invisible », j’expliquais devant Le Radeau de la Méduse le contexte du naufrage : la Méduse voguait vers le Sénégal pour étudier comment le coloniser et nous étions bien avant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (l’île de Gorée et Saint-Louis ont été des lieux de traite). La présence de Noirs sur le radeau pose la question de la traite, que Géricault condamnait. Des étudiants de l’école du Louvre m’avaient fait observer qu’on leur avait parlé de choses très intéressantes concernant ce tableau – les formes, les couleurs –, mais que l’histoire coloniale n’avait pas été évoquée. Il y a des histoires derrière celle qui se présente comme hégémonique. Tout cela soulève une question fondamentale : faut-il demander un « droit d’admission » ou faut-il se battre pour changer les cadres épistémologiques, le cadre de la narration ? Il s’agit de construire d’autres références, comme d’autres curriculums. Dans l’histoire de l’art, il ne s’agit pas d’inclure un petit chapitre sur l’art « africain » ou « indien », mais de changer de cadre. Le travail qui fera éclater un cadre spatial et temporel mutilant est devant nous.
Mohamed Kacimi est écrivain et dramaturge, Étienne Balibar est philosophe. Il est professeur émérite à l'université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, Françoise Vergès est présidente du collectif Décoloniser les arts.

Propos recueillis par Nicolas Dutent.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018