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Culture ou divertissement ? Qui décide, et selon quels critères, que tel ou tel programme, telle ou telle proposition ressortissent à l’une ou à l’autre de ces catégories ?

Nous n’avons aucune jauge à notre disposition, aucune échelle de Richter, pour décider qu’au-dessus de telle quantité de neurones nous passerions du divertissement à la culture. Ce n’est donc pas le contenu, difficilement quantifiable, qui doit nous guider mais la finalité, la raison d’être.

« Le divertissement laisse peu de place à l’imagination, il entretient cette carence d’imaginaire. »

Asservissement ou affranchissement ?
Lorsqu’un ancien P-DG déclare que « le rôle de TF1 est de vendre du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola », cette phrase sonne comme un aveu. Mais si le comment faire est évoqué, pourquoi faudrait-il rendre un temps de cerveau disponible, pour quel usage ? Et que reste-il de l’autre temps du cerveau qui n’a pas été détourné pour satisfaire à la pression consumériste ? Car divertir, du latin divertere, c’est se détourner. Voilà, tout est dit, le divertissement est utilisé pour nous détourner ! Mais pourquoi diable faudrait-il nous détourner ? La question n’est pas nouvelle. C’est un jeune homme de 17 ans, Étienne de La Boétie, qui l’un des premiers évoqua en 1550, l’usage du divertissement comme moyen de servitude volontaire. « Une nouvelle ruse des tyrans consiste à abêtir leurs sujets à l’exemple de ce que fit Cyrus aux Lydiens… On lui transmit la nouvelle que les Sardains s’étaient révoltés. Il aurait eu tôt fait d’écraser cette révolte par sa puissance, mais ne voulant ni mettre à sac une si belle ville, ni se contraindre à entretenir une armée pour la garder, il eut l’idée d’un fameux expédient pour assurer sa domination : il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et fit publier une ordonnance, selon laquelle les habitants avaient l’obligation de s’y rendre. Le moyen fut si efficace qu’il n’eut jamais besoin depuis l’obligation de tirer une seule fois l’épée devant les Lydiens : ce pauvre et misérable peuple s’amusa à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré un mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent lude (devenu ludique) » (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire). Le jeune La Boétie était loin d’imaginer, en ces années 1550, que l’exploitation du ludique donnerait naissance à une autre forme d’asservissement, la soumission à la consommation. Car le divertissement est consommation.

« La culture relève d’un registre totalement différent, il ne s’agit pas de s’abstraire, de s’oublier, de se détourner, mais au contraire de penser, d’agir, de s’engager, de se projeter, de se construire. La culture n’est pas évasion mais action. »

Soumission à la consommation et hégémonie des industries de la culture 
Cette soumission à la consommation fut dénoncée, entre autres, par Guy Debord dans La Société du spectacle et Michel Clouscard dans Le Capitalisme de la séduction. Pasolini évoquera les méfaits de cette nouvelle dépendance : « Une grande œuvre de normalisation parfaitement authentique et réelle est commencée et elle a imposé ses modèles : des modèles voulus par la nouvelle classe industrielle, qui ne se contente plus d’un d’homme qui consomme, mais qui prétend par surcroit que d’autres idéologies que celle de la consommation sont inadmissibles » (Pasolini, Écrits corsaires). Pour Pasolini « la fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé ». Il s’agirait donc d’une servitude volontaire. Reprenant, et prolongeant, les thèses de Gramsci, il dénonce « l’hégémonie des industries de la culture » responsables selon lui de mettre à mal la culture, il forge pour décrire cette mise à mort le mot de  culturicide. En 1974, un an avant sa mort, il écrira que l’on doit lutter contre cette soumission « avec les armes de la poésie ». Le divertissement laisse peu de place à l’imagination, il entretient cette carence d’imaginaire qui, selon Lucien Bonnafé, « frappe les couches les moins favorisées », car précisément le divertissement rassure, il fournit du « prêt à l’emploi », du « kit », du « c’est comme si c’était déjà fait », « on s’occupe de tout », autant de slogans que la publicité véhicule aujourd’hui comme pour nous rassurer, nous dispenser de penser et d’agir. Mais force est de constater que la sphère de ce qui s’appelle divertissement s’est prodigieusement diversifiée, elle ne fait plus seulement que divertir, elle normalise, standardise. Elle est vecteur d’idéologie, elle participe au renoncement, à la délégation. Les « téléréalité » sont des actions aventureuses et exotiques par procuration. Les sentiments, la sexualité sont aussi délégués à « des plus grands, des plus forts que moi », comme le chante Alain Souchon, nous pourrions ajouter « des plus riches que moi ». Contrairement à la culture qui, comme le savoir, en s’élargissant augmente aussi la sphère de l’ignorance, le divertissement nous cache nos manques, nos méconnaissances, nos doutes. Or c’est la cons­cience de nos limites qui nous pousse vers l’échan­ge, la rencontre, l’altérité. C’est cela précisément la culture, cet élan, cette volonté de ne pas s’en laisser conter, d’aller voir par soi-même, de s’aventurer quitte à se dérouter. La culture n’est pas une réponse, c’est une question. Le divertissement n’est pas une question, c’est une réponse.

« Le jeune La Boétie, était loin d’imaginer en ces années 1550, que l’exploitation du ludique donnerait naissance à une autre forme d’asservissement, la soumission à la consommation. »

André Benedetto évoquait cette cécité : « Nous, en quoi sommes-nous encore com­me aveugles, et à quoi ? Par quel manque et à quoi devenons-nous aveugles, de quelle cécité ? Quelles sont les lumières dont nous sommes privés ? Quelles ampoules en nous restent éteintes et quels circuits fermés ? Nous avons besoin d’être plus, de plus d’être, nous sommes trop souvent en déficit d’humanité, de présence humaine, d’amitié. Quel meilleur programme pour notre vie que cette quête “plus d’être” pour “être plus” ? Comment et avec qui, par quels moyens et par quelles activités pouvons-nous mieux nous humaniser ? ».

« Force est de constater que la sphère de ce qui s’appelle divertissement s’est prodigieusement diversifiée, elle ne fait plus seulement que divertir, elle normalise, standardise. »

Logiques et finalités différentes
Culture et divertissement ressortissent à des logiques et des finalités différentes. Le besoin de se divertir, de tout temps, fut et reste un besoin légitime et salutaire même, surtout quand le quotidien n’est pas rose. Il constitue souvent une pause salvatrice, un moment nécessaire pour s’échapper et se soustraire, quelque temps, aux contraintes et aux servitudes réelles de l’existence. Oui, nous avons besoin, quelquefois, ou plus souvent parfois, de nous « déconnecter pour ne pas péter les plombs », de faire le vide, mais il nous incombe en tant que citoyens de sortir de cette léthargie passive, douillette et au fond rassurante. La culture relève d’un registre totalement différent, il ne s’agit pas de s’abstraire, de s’oublier, de se détourner, mais au contraire de penser, d’agir, de s’engager, de se projeter, de se construire. La culture n’est pas évasion mais action. Elle n’est pas un avoir capitalisable, comptabilisable, qui se mesurerait en nombre de livres, de CD, mais elle est ce processus qui nous conduit à sortir, à aller à la rencontre de l’autre, de l’inattendu, du surprenant, du déroutant, du dérangeant. Le divertissement ne nous bouscule pas, ne nous dérange pas, c’est sa raison d’être. Comme le dit si bien l’écrivain Charles Juliet : « L’art dont on dit souvent qu’il est un divertissement, est au contraire une manière de se forcer à voir, à voir les choses essentielles qui font peur et dont on se détourne. L’art est cet affrontement. » Amalgamer culture et divertissement conduit à réduire la culture à un simple divertissement qui pervertit l’essence même de ce qu’est la culture, c’est lui limer bec et ongles, la décerveler, la ramener à un joyeux passe-temps édulcoré et par conséquent inoffensif. Ce n’est pas en condamnant ou en méprisant les divertissements que l’on fera avancer la cause de la culture et la mise en œuvre de politiques culturelles réellement émancipatrices. C’est en reconnaissant la singularité du statut de l’un et de l’autre que nous en mesure d’éviter les confusions, les amalgames. La culture n’est pas plus un divertissement que le divertissement n’est culture. Ceci étant dit, hâtons-nous de rendre les divertissements davantage culturels, et la culture divertissante souvent.

Jean-Michel Leterrier est docteur en esthétique, essayiste. Il a été responsable du servicede politique culturelle de la CGT.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018