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Votre rubrique critiques ce mois-ci : 

Vaincre Macron, de Bernard Friot, Éditions La Dispute, 2017.

Derrière la vitre, de Robert Merle, Folio Gallimard, 1970.

1917-2017 Staline, tyran sanguinaire ou héros national ? de Danielle Bleitrach,
Dialogue à deux voix avec Marianne Dunlop, Éditions Delga, 2017.

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Vaincre Macron

Éditions La Dispute, 2017
de Bernard Friot
par Igor Martinache
Il s’agit d’une invitation à rompre avec la domination capitaliste dont le nouvel hôte de l’Élysée n’est qu’un représentant et un serviteur, incontestablement zélé. L’auteur assume désormais et revendique le qualificatif de « communiste » s’agissant du projet de société salariale accomplie qu’il défend ici. Rappelons les trois piliers de la socialisation salariale de la valeur qui la sous-tend : un salaire à vie à partir de 18 ans, dont le montant, plafonné, serait fonction de la qualification personnelle ; la copropriété d’usage de l’outil de travail et une subvention publique à l’investissement en lieu et place de la propriété lucrative qui domine actuellement. L’auteur développe avec patience et pédagogie chacun de ces éléments tout en prenant à contre-pied celles et ceux qui seraient tentés de le taxer d’irréalisme alors qu’ils sont déjà partiellement en place. Telle est la logique sous-jacente à la création du régime général de la Sécurité sociale en 1946, arraché de haute lutte par les militants communistes et cégétistes contrairement à ce qu’en dit l’historiographie dominante. Les représentants ouvriers, tels Henri Raynaud ou Ambroise Croizat, que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « révolutionnaires », ont alors réussi en effet à mettre en place une caisse unique pour les risques accidents du travail et maladies professionnelles, santé, vieillesse et famille, abondée par une cotisation interprofessionnelle à taux unique représentant alors pas moins du tiers de la masse salariale globale et gérée par les représentants des travailleurs eux-mêmes. Le tout complété par une série de nationalisations prolongeant la socialisation de l’investissement contre la mainmise du capital privé. Un tel projet n’a cessé d’être attaqué et rogné par les « réformes » successives, et ce dès 1947 avec la création d’un régime complémentaire de retraites par répartition pour les cadres, l’AGIRC (suivie par celle de l’ARRCO pour les autres salariés du privé en 1961, qui vient contrer la revendication cégétiste d’un déplafonnement du régime général), bien avant le coup décisif de la création de la CSG au tournant des années 1990 et dont le gouvernement Macron entend poursuivre l’œuvre par un tour de passe-passe (hausse du taux de CSG inférieur à celui de la baisse des cotisations sociales correspondantes) masquant la nature du recul qui la sous-tend. Pour saisir ce qui est en jeu, il faut d’abord se déprendre de l’idéologie dominante qui consiste à réduire la valeur économique à celle que produit le travail qui met en valeur le capital sur un marché, confusion quant à la nature du travail abstrait permettant sa monopolisation par le capital contre laquelle Marx nous mettait déjà en garde. Celle-ci conduit en effet par exemple à prendre la retraite pour un salaire différé alors même qu’il s’agit d’un salaire continué, comme le révèle l’exemple des fonctionnaires, dont on ne s’étonne dès lors plus qu’ils apparaissent comme la figure prioritaire à abattre aux yeux d’un pouvoir qui les fait passer pour improductifs et vivant sur des prélèvements effectués sur la valeur marchande. Bernard Friot explique ainsi les stratégies visant à détricoter l’œuvre des révolutionnaires de 1946, notamment en matière de retraite et de sécurité sociale.
Par ailleurs le chiffre alarmiste d’un quart des jeunes gens de 18-35 ans au chômage est un mensonge éhonté, dans la mesure où 70 % d’entre eux sont inactifs (étudiants notamment) : c’est donc un quart de 30 %, soit 7,5 % de cette population qui est réellement privée d’emploi. Mais ce chiffre martelé dès les années 1970 a permis l’adoption de dispositifs dédiés permettant de les employer au rabais. Dans le même ordre d’idée, l’auteur dénonce le SMIC comme un autre moyen de décrocher les salaires de la qualification personnelle, alors même que son introduction récente en Allemagne est présentée comme une grande mesure sociale de l’inamovible chancelière Merkel. Bref, on l’aura compris, la perspective tracée par Bernard Friot bouscule nombre de représentations profondément intériorisées, y compris parmi les militantes et militants se revendiquant du communisme et de l’anticapitaliste.


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Derrière la vitre

Folio Gallimard, 1970
de Robert Merle
par Valère Staraselski
En cette période du cinquantenaire des événements de 1968, n’oublions pas, côté littérature, Derrière la vitre, ce saisissant roman de Robert Merle paru en 1970. 
L’action nous plonge heure par heure dans la journée du 22 mars 1968 à la faculté de Nanterre, qui allait devenir historique. Cent quarante étudiants, Nanterre en comptait alors 12 000, décident d’occuper la salle du conseil des professeurs dans l’unique tour de la faculté, symbole aux yeux de ces étudiants du pouvoir répressif gaulliste honni.
En s’attachant au quotidien matériel et mental de manière omnisciente, en mêlant personnages fictifs et réels (Ô, le portrait de Daniel Cohn-Bendit), Robert Merle livre un instantané en même temps qu’une radiographie impressionnante. Enseignant lui-même alors à Nanterre, il affirme que l’idée de ce livre est antérieure à 1968 et que la matière en a été puisée dans les nombreux entretiens qu’il a eus avec ses étudiants : « Je leur avais demandé la franchise et leur franchise dépassait tout ce que j’avais pu imaginer. J’oserais même dire que, par moments, elle me laissait pantelant. »
Ainsi du rapport à la sexualité et à l’amour (dont on sait quel élément déclencheur il fut dans ces événements), qui polarise aussi fortement que normalement les jeunes gens de l’époque : « Quand David surgit, elles béèrent, pouffèrent, la main devant la bouche et se mirent à le dévisager avec des rires énervés et des chuchotements. David leur tourna le dos, quelles obsédées, ce n’est pas la peine d’avoir une tête pour ne penser qu’à son derrière, comportement absolument infantile lié à la surestimation du sexe, née elle-même de l’inhibition. »
Cependant, à travers la multiplicité des points de vue, le lecteur voit, ressent, comprend la division en classes de la société de l’époque. Division qui donne d’ailleurs son titre et sa substance à ce roman somme toute historique. « Les yeux vagues, il regarda à nouveau les ouvriers répandre le goudron sur la terrasse… il n’était séparé d’eux que par une vitre, mais de ce côté-ci, tout était tiède et propre. C’était un monde où personne ne suait à manipuler les choses (sauf à partir de 7 heures du soir, les femmes de ménage arabes ou espagnoles). Ici, dans la journée, on ne maniait que des matériaux ultralégers, les idées, et à travers les idées, les hommes : fonction essentielle de la classe dominante, transmise pieusement de profs à élèves. Et les dominés, là-bas, de l’autre côté de la vitre, courbés en deux dans le froid, le vent aigre, la pluie, les muscles tiraillés par l’effort comme des bêtes de somme, ils n’avaient pas plus de chance de s’introduire jamais dans ce monde-ci que moi dans le leur. »
Car chacun sait aujourd’hui que 68 n’aurait pas pu être sans celles et ceux de derrière la vitre.


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1917-2017 Staline tyran sanguinaire
ou héros national ?

Éditions Delga, 2017
de Danielle Bleitrach,
Dialogue à deux voix avec Marianne Dunlop
par Constantin Lopez
Les Russes en veulent terriblement aux communistes... pour la disparition de l’Union soviétique. Tel est l’un des constats que ce livre iconoclaste, riche en paradoxes et en interrogations, fait éclater à la face du lecteur. Partant du constat que la réflexion historique sur le socialisme réel et notamment sur la période stalinienne a été verrouillée par la doxa libérale, l’auteure appelle à substituer au conformisme et au prêt-à-penser pavlovien de l’idéologie dominante une recherche historique contextualisée. L’objectif de l’ouvrage est d’ouvrir des pistes de réflexion sur Staline, mais aussi sur le bilan global de l’URSS et sur ses permanences dans l’espace post-soviétique.
L’ouvrage pose des questions sur la nature de classe du pouvoir soviétique et les dynamiques liées. Tout d’abord, il avance qu'il n’y a pas d’autocratie stalinienne. Les dirigeants du PCUS sont décrits comme un collectif de militants exaltés. Une nouvelle classe de possédants ne se serait vraiment développée qu’à partir de Khrouchtchev, jusqu’à détruire le système qui l’avait fait naître sous Gorbatchev et Eltsine, avec l’aide des monopoles financiarisés occidentaux. C’est aussi l’image d’un Staline brutal, stupide et inculte que le livre entend réviser : il est décrit comme le moins sanglant de l’organe de décision collective. Les auteurs rappellent également qu'il était très cultivé. Pour les auteurs, les choix de Staline ne prennent sens que replongés dans les rapports de forces et dans les enjeux concrets qui leur ont donné naissance. Ses obsessions natalistes ? Le dépeuplement massif occasionné parla guerre civile et par la Seconde Guerre mondiale. La dissolution du Komintern ? Une concession pour faciliter l’ouverture d’un second front contre les nazis. Mais, finalement, qui est Staline ? Staline, c'est l'allégorie du pouvoir soviétique. L’ouvrage s'appuie sur de nouveaux travaux historiques consacrés à l’URSS en Russie, en Chine mais aussi dans les pays anglo-saxons. Les questions du rapport entre la Chine et l’Union soviétique, et de l’analyse des communistes chinois sur la chute de l’URSS, sont d'ailleurs abordées. Des lectures sont suggérées. Si les questions restent ouvertes et les conclusions rares, ce livre mêlant récits de voyage et réflexions historiques de fond invite à ne pas se satisfaire des lectures trop rapides. Penser vraiment l'expérience soviétique appelle à l'élaboration d'analyses critiques sur l’URSS qui vont plus loin que le simple calque des raccourcis de l'idéologie dominante. Quelle est l’opinion des Russes sur Staline, l’URSS et le communisme ? La plupart placent Staline en tête des grands hommes et regrettent l’URSS. Ils reconnaissent des succès à l’Union soviétique : la culture, le style de vie et la politique des nationalités. Mais ils estiment que le retour au communisme n’est pas possible aujourd’hui. Ces informations tranchent radicalement avec l’opinion occidentale moyenne. Il ne s'agit donc en aucun cas de rétablir des statues ni même de réhabiliter : il s'agit bien plutôt de penser un phénomène historique et politique. Ce livre offre deux regards sur cette question qui demeure importante.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018