Pour une sécurité sociale de la culture
Éditions du Croquant, 2024
Réseau salariat
par Jean-Jacques Barey
Dix séances mensuelles organisées au cours de l’année 2022-2023 furent l’objet d’un séminaire de l’association Réseau salariat (groupe culture) consacré au projet d’une sécurité sociale de la culture. Ce livre est la recension de ce séminaire.
En développant l’idée, chère à Réseau salariat, de « sécurités sociales thématiques » (de l’alimentation, du logement, de l’énergie…), aborder la question culturelle sous cet angle n’était pas un choix de facilité. Passons sur le caractère polysémique du concept. Même en se limitant à l’acception artistique de la culture – grosso modo le champ de l’actuel ministère –, il fallait choisir l’angle d’attaque. L’originalité du propos est essentiellement là : dans l’approche par le travail. Du travail artistique en l’occurrence ; donc de la création. Cela n’est pas si fréquent. Et ce n’est pas pour choquer les communistes…
L’articulation sécurité sociale / culture mériterait un long développement passant par l’exposition et la discussion de la thèse de Bernard Friot sur l’histoire de la sécurité sociale au moins depuis 1946, année de la mise en place par les communistes et la CGT, sous la houlette d’Ambroise Croizat, du régime général de la Sécurité sociale et de ce qu’il en est advenu. L’hypothèse de Réseau salariat est que la protection contre les « aléas de la vie » que sont la perte de santé, l’âge, le chômage, etc., est transposable à nombre de domaines de la vie sociale. La culture en est un et non des moindres. Concret, fondamental : « La culture, c’est ce qui donne le sens », surtout si l’on part de son « noyau dur », la création artistique. Sans oublier que cette dernière est toujours le fruit du travail humain. L’originalité de l’entreprise est là, semble-t-il : les créatrices et créateurs, les artistes, toutes celles et tous ceux qui participent par leur travail à l’acte de création à toutes ses étapes subissent pour l’essentiel une insécurité matérielle et morale. Insécurité qui vient pour l’essentiel de la non-prise en compte de leur qualité de travailleurs, seule source de droits sociaux.
Cette question centrale qui irrigue tout le livre est posée dès les premières séances, notamment par Aurélien Catin, Mathieu Grégoire et Hélène Vitorge. Plusieurs sujets majeurs y sont abordés : le régime des intermittents du spectacle ; la qualification des travailleuses et des travailleurs de la culture, sa définition et sa reconnaissance, mais aussi le statut social des artistes auteurs et autrices et ses nécessaires évolutions. Sur ce dernier point, une proposition de loi transpartisane créant, à l’instar de l’assurance chômage, une « continuité de revenus » des artistes auteurs, déjà déposée par Pierre Dharréville lors des deux précédentes mandatures, est sur le bureau de l’Assemblée nationale à l’initiative du groupe de la Gauche démocrate et républicaine. C’est Soumya Bourouaha qui la porte désormais.
La question du service public de la culture, introduite par Fabien Barontini, occupe une place majeure : de la naissance de l’institution publique à sa dégradation actuelle sous les coups de boutoir du néolibéralisme, ainsi qu’à la montée en puissance des industries culturelles et numériques.
Il est impossible de résumer, dans le cadre de cette courte note, la richesse et la diversité des interventions des dizaines d’artistes et d’acteurs culturels qui ont irrigué ce séminaire. De la Compagnie Lubat à Bernard Friot, de la CGT au collectif « La Clef Revival »… Des tiers lieux à l’éduc’ pop’, des enseignements artistiques à la décentralisation… L’ouvrage, malgré ses trois cents pages denses, ne saurait prétendre à l’exhaustivité, mais pose l’hypothèse avec rigueur et pertinence.

Mémoires d’une féministe intégrale
Folio, Gallimard, 2024 (réédition)
Madeleine Pelletier
par Shirley Wirden
Madeleine Pelletier est une figure marquante du mouvement féministe français du début du XXe siècle. Elle fut l’une des premières femmes à obtenir le diplôme de médecine en psychiatrie. Madeleine Pelletier a passé sa vie à casser les codes et à bousculer y compris les féministes elles-mêmes. Ardente militante des droits des femmes, prônant l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes à travers l’éducation et l’accès aux professions traditionnellement réservées aux hommes, elle a été active dans divers mouvements en particulier le socialisme et le suffragisme. Mémoires d’une féministe intégrale est une œuvre qui nous donne à voir la pensée profonde de Madeleine Pelletier, son parcours militant. Sans transiger. Un ton passionné qui détonne et qui nous transporte dans une époque d’émulation sociale et intellectuelle intense. Publiés au printemps 2024, ces mémoires offrent un aperçu précieux de ses engagements et de ses idées dans toute leur complexité et leur radicalité (notamment sur les modes d’action, le genre et la sexualité) qui relèvent davantage d’un mode de vie et d’une façon d’être à part entière. Ils retracent son combat contre toutes les formes de normes en les interrogeant de l’intérieur, mais aussi ses doutes sur sa capacité à confronter et dépasser les obstacles sur son chemin. Aucune forme de consensus, Madeleine Pelletier assume ce qu’elle défend au travers de ce qu’elle s’évertue à être. Une femme dont il faut se souvenir pour s’interroger sur nos pratiques militantes actuelles. Ce livre offre un témoignage nécessaire de la vie d’une femme extraordinaire et d’une époque dans laquelle on est instantanément plongé.

Une histoire globale des révolutions
La Découverte, 2023
Sous la direction de : Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre et Eugénia Palieraki par Élodie Lebeau-FernAndez
« Provincialiser » le concept de « révolution », voilà le projet central de cet ouvrage collectif qui invite ses lecteurs francophones à « déconstruire » les imaginaires – souvent idéalisés et restrictifs – du phénomène révolutionnaire qu’ils rattachent souvent aux « grandes révolutions » transformatrices contemporaines, en premier lieu la révolution française de 1789.
Pour forger leur définition du concept de « révolutions », au pluriel, les auteurs s’inspirent de la distinction que propose le sociologue et historien nord-américain Charles Tilly, dans son livre Les Révolutions européennes, 1492-1992 (Seuil, 1993), entre des « situations révolutionnaires » et des « issues révolutionnaires ». Pour qu’une « situation révolutionnaire », qui s’exprime par une « scission du corps politique », se transforme en « révolution effective », il est nécessaire qu’un « transfert de pouvoir » plus ou moins étendu s’opère.
Cette acceptation large permet d’appréhender une diversité non négligeable de phénomènes révolutionnaires, que les auteurs interrogent sous les prismes de genre, de géographie non hégémonique, de classe et de « race », afin de ne plus tomber dans les travers des récits révolutionnaires passés qui laissaient trop souvent de côté des catégories entières de population (esclaves, femmes, enfants, colonisés, etc.).
Rejetant toute prétention à l’exhaustivité, malgré ses mille deux cents pages, cet ouvrage rassemble les travaux de plus de soixante-dix auteurs et universitaires français et internationaux. Ce projet scientifique résolument interdisciplinaire fait la part belle à l’anthropologie, en s’attachant à mettre en lumière les multiples acceptions langagières du terme « révolution » et leur évolution dans des contextes culturels très divers, notamment non occidentaux, ou encore le rôle de la religion dans certains processus révolutionnaires comme en Iran en 1979.
Se réclamant également des approches récentes des histoires « globales », « transnationales » et « connectées » qui visent à faire dialoguer différentes échelles géographiques, du local à l’international, pour comprendre des phénomènes historiques complexes, cet ouvrage est particulièrement riche des réseaux, des circulations d’idées et d’acteurs et des représentations collectives qu’il met au jour, tout en étudiant chaque processus révolutionnaire dans sa singularité.
Le livre se découpe en quatre parties. La première, « Penser et dire les révolutions », apporte un regard plutôt théorique et définitionnel. La deuxième, « Les révolutions avant les révolutions », cherche, comme son titre l’indique, à nous faire appréhender le concept de révolution en amont de ses traductions contemporaines. La troisième, « Constellations », propose dans un ordre chronologique et géographique différents épisodes révolutionnaires, de la Longue Révolution britannique (1640-1720) aux Printemps arabes du XXIe siècle, en passant par la Révolution russe, les rébellions et révolutions africaines, latino-américaines et asiatiques, ou encore la révolution portugaise (1974). Enfin, la quatrième et dernière partie, « Traversées », étudie des épisodes révolutionnaires par le prisme de concepts comme « Guerres », « Démographie », « Femmes », « Race », « Arts » ou encore « République ».
Nous ne pouvons que nous féliciter de la parution d’un tel ouvrage qui rend caducs les grands récits hagiographiques des révolutions pour penser la singularité de ces phénomènes, leurs complexités et leurs dialogues, quand ils existent. Toutefois, la complexité des concepts tels que « Constellations » ou « Traversées », ou encore l’extrême diversité des contextes abordés ne rendent pas la lecture aisée aux lecteurs non rompus aux travaux universitaires.
Dans un format comparable, les lecteurs militants pourront plutôt se tourner vers l’ouvrage collectif Histoire globale des socialismes (XIXe-XXIe siècle), coordonné par Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (PUF, 2021), qui, bien que centré exclusivement sur les idées et révolutions socialistes, se révèle plus facile d’accès.

Brève histoire de la concentration dans le monde du livre
Libertalia, 2024 (édition actualisée et remaniée)
Jean-Yves Mollier
par Gérard Streiff
Dans cette nouvelle édition (actualisée et remaniée) de sa Brève histoire de la concentration dans le monde du livre (un essai rigoureux qui se lit comme un roman policier, notamment toutes les séquences consacrées au monde de l’édition sous l’Occupation, quel marigot !), Jean-Yves Mollier nous rappelle que ce phénomène de concentration est ancien. Il remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais le mouvement s’est amplifié après 1945 et a même changé de nature après 1980. C’est une logique désormais financière qui a été mise en place (Havas, Vivendi, Editis). Il montre bien la nouveauté que représente le surgissement d’un groupe de communication aussi puissant que celui constitué par Vincent Bolloré, dont l’idéologie ultradroitière (le manichéisme, l’esprit missionnaire, celui des croisés des temps anciens de ses collaborateurs, écrit-il) nous fait courir un réel danger. « C’est ce que ce livre a essayé de montrer, conclut l’historien, sans céder, pour autant, ni au complotisme ni au réductionnisme consistant à ranger tous les journaux appartenant à un groupe financier dans la catégorie des titres sous influence… »
On pourrait se perdre dans cette incroyable farandole de maisons d’édition (Hachette, Lagardère, Plon, Julliard, Havas, Gallimard, Flammarion, Madrigall, Média-Participations, Seuil, Groupe de la Cité, etc.) mais Jean-Yves Mollier, en pédagogue parfait, conduit le lecteur jusqu’au bout de son aventure sans jamais l’égarer (et fort heureusement car il nous signale, page 9, qu’on compterait en France huit mille cinq cents éditeurs ; que l’autoédition compte aujourd’hui pour 20 % dans le nombre des titres mis en circulation !).
Le lecteur appréciera au passage la sidérante érudition de cet auteur qui a signé, entre autres, L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition (Fayard, 1988), Une autre histoire de l’édition française (La Fabrique, 2015) et Histoire des libraires et de la librairie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (Actes Sud, 2021).

De l’éducation en temps de révolution
Agone, 2024
Nadejda Kroupskaïa
par Mathieu Menghini
Les éditions Agone viennent de publier une sélection d’articles signés par Nadejda Kroupskaïa (1869-1939). Nommée cheffe – à la révolution – du département périscolaire du commissariat du peuple à l’Éducation, concentrée ensuite sur la politisation et l’alphabétisation des masses, adjointe enfin au commissaire du peuple dès 1929, Nadejda Kroupskaïa est avant tout connue pour avoir été l’épouse de Lénine. Ce volume cherche à rendre compte de son apport propre dans le champ de la pédagogie.
Premier constat – qui n’étonnera pas les marxistes –, Nadejda Kroupskaïa appuie sa pensée révolutionnaire sur une connaissance intime de l’héritage culturel. Dans son utile préface, l’historienne Laurence De Cock cite quelques auteurs au nombre desquels le philosophe tchèque du XVIIe siècle Comenius, le quaker anglais John Bellers, Jean-Jacques Rousseau bien sûr et ses disciples suisse Johann Heinrich Pestalozzi, allemand Friedrich Fröbel et anglais Robert Owen, le révolutionnaire Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau ou encore William James.
Le philosophe et pédagogue qui inspira le plus la militante soviétique fut, cependant, son contemporain américain John Dewey. Rappelons que John Dewey fut – de son côté aussi – captivé par les développements conduits par l’URSS au point de s’y rendre, en 1928, prenant alors vivement conscience du lien entre renouveau pédagogique et contexte social lui-même révolutionné.
Passées quelques pages biographiques permettant de retracer les vies de Nadejda et Vladimir Ilitch, trois sujets nous semblent particulièrement intéressants : la question des femmes, celle de l’autodidaxie et celle, enfin, de la polytechnie.
L’autrice révèle son attention spécifique à l’allègement de la charge des mères opprimées, mais son ambition s’inscrit plus avant encore, dans le sillon du fameux impératif de Lénine : « Chaque cuisinière doit savoir diriger l’État. » De même, dans un pays dont la plus grande fragilité tient peut-être à l’état d’analphabétisme où trois siècles de tsarisme l’ont laissé, tous les moyens sont bons pour opérer une révolution culturelle ; aussi l’autodidaxie se voit accompagnée par des conseils très pratiques.
Mais venons-en à quelques notations de Kroupskaïa sur la formation polytechnique. L’autrice observe d’abord que « l’économie capitaliste est farouchement mono-technique » – distribuant les ouvriers en manœuvres et spécialistes, les uns devenant appendices de leurs machines, les autres maîtres dans un domaine strictement restreint. Or, affirme Kroupskaïa, « la psychotechnique socialiste (entend contribuer) au développement complet, multilatéral de l’ouvrier ». La Russie soviétique aspire à voir telle ou telle tisseuse aujourd’hui devenir membre demain du soviet municipal et après-demain étudiante et ingénieure, etc. Favoriser la polyvalence des travailleuses et des travailleurs permet d’éviter qu’elles ou ils deviennent les jouets des évolutions technologiques, de leur restituer la maîtrise de leurs inscriptions professionnelles et, partant, d’entraver leur exploitation. Conjuguer le travail manuel avec le travail intellectuel – Nadejda Kroupskaïa en est convaincue – permettra de constituer une société sans classes.
Ce recueil nous donne à lire des morceaux choisis d’une inégale densité mais il révèle la fidélité de la révolutionnaire Nadejda Kroupskaïa aux idéaux éducatifs portés par de grands penseurs de l’ère moderne et par le mouvement ouvrier du XIXe siècle. On reprochera peut-être aux éditions Agone de n’avoir pas davantage mis en perspective les différents articles retenus ; en effet, certains furent écrits avant la révolution, d’autres après – mais en des étapes très distinctes de celle-ci.
Cause commune n° 43 mars/avril
