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Ce mois-ci :

Féministe avec Marx Pour un dialogue avec Judith Butler et les « féministes matérialistes »
Saliha Boussedra

Le piège identitaire L’effacement de la question sociale
de Daniel Bernabé

De l’oubli Roman apocryphe
de Jean-Michel Ollé

Pour un communisme du 21e siècle
de Bernard Vasseur

L’Héritage perdu du Parti communiste italien. Une histoire du communisme démocratique
de Hugues Le Paige

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Féministe avec Marx Pour un dialogue avec Judith Butler et les « féministes matérialistes »

Éditions de la Fondation Gabriel-Péri, 2024
Saliha Boussedra

par Mathilde Frégeon

Alors que la nécessité d’articuler finement la lutte des classes aux questions identitaires se pose régulièrement à gauche, l’ouvrage de Saliha Boussedra porte haut la pensée marxiste afin de lier classe et genre. Or, selon l’autrice, « au sein même de partis qui pensent en termes de lutte de classes, on réfléchit l’émancipation des femmes avec les outils autonomistes du féminisme matérialiste, lequel n’est pas clair sur le concept de classe ». Mais qu’entend-on par féminisme matérialiste ? Représentée en France par Christine Delphy ou Colette Guillaumin, cette pensée s’oppose à l’idée d’un être essentiel des femmes pour analyser la construction sociohistorique de rapports de domination, et donc s’inspire de Marx. À partir d’une étude matérielle des conditions de vie et du travail des femmes, elles en arrivent à envisager que celles-ci constituent une classe à part. Or, selon Saliha Boussedra, elles manquent quelque chose dans leur réception de Marx. Si celui-ci rejette le matérialisme naturaliste (une conception figée de la nature hors de l’histoire), il rejette aussi toute conception idéaliste, à savoir l’idée d’une activité humaine « libre ». C’est cet idéalisme qui selon l’autrice caractérise paradoxalement les féministes qui se disent « matérialistes » car, en évacuant la nature, le corps naturel des femmes, elles « n’ont plus d’outils pour dire la réalité matérielle du corps, pour poser ses limites », alors même que le capitalisme, en détruisant l’idée de limitation naturelle, broie le corps des femmes, notamment celui des femmes de la classe travailleuse. Le fil conducteur de l’ouvrage est donc bien l’idée de nature et notamment la manière dont Marx parvient à la mobiliser pour analyser les différences d’âge et de sexe : « La différence des sexes, de même que la division naturelle et historique des âges est largement amovible, mais elle n’est pas destructible. » On ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage, petit par ses dimensions, mais important par son contenu. 

 

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Le piège identitaire. L’effacement de la question sociale

Éditions L’Échappée, 2022
Daniel Bernabé

par Hoël Le Moal

On a quelque scrupule à chroniquer un ouvrage sorti en Espagne voilà déjà plus de quatre ans (avec un titre moins polémique que sa traduction), mais sans un article dans L’Humanité du regretté Jérôme Skalski, le livre de Daniel Bernabé serait quasiment passé sous les radars de la gauche communiste. Or il faut absolument le lire, et à défaut d’être demeuré sur les tables des libraires, il est tout à fait possible de le commander.

De quoi s’agit-il ? Simplement d’une des tentatives les plus abouties d’expliquer pourquoi en Europe et aux États-Unis la gauche consacre ses efforts aux représentations et beaucoup moins aux faits, notamment socioéconomiques, ce qui a pour conséquence de laisser le terrain à l’extrême droite qui évolue à son aise aussi bien dans les « guerres culturelles » (« cancel culture », « wokisme »...) que dans une apparente prise en compte des problèmes matériels.

Après une étude de la manière dont la politique est devenue un bien de consommation courante, puis comment l’esprit du temps postmoderne a mutilé la gauche en célébrant dans une apparente tolérance le pluralisme, la discontinuité contre les valeurs universelles et la connaissance objective (bref l’esprit des Lumières), Daniel Bernabé s’attache à démontrer comment le projet néolibéral se vend depuis quarante ans comme subversif et libérateur (Just do it). On pourrait donc craindre un discours un poil réactionnaire, pourquoi pas Printemps républicain, ou encore expliquant que seule la classe compte face aux revendications d’égalité des droits. Or rien de tout ça, l’auteur vient de la gauche émancipatrice, a reçu un prix du  Parti communiste espagnol, insiste sur le collectif, est favorable à une articulation entre redistribution économique et représentation symbolique. Mais il convainc quand il essaie de prouver à quel point l’individualisme néolibéral fait bon ménage avec la diversité des identités mise en avant par une partie de la gauche, car « plutôt que de rechercher les causes réelles de l’abstention ouvrière, les vieux sociaux-démocrates se sont ainsi jetés dans les bras de la classe moyenne ».

Or « au lieu de chercher à unir des groupes sociaux différents mais qui sont tous frappés par l’inégalité, pour les amener sur le terrain d’une action politique commune, la gauche a passé son temps à mettre en avant les différences entre ces groupes afin de les séduire un par un ». Ça ne vous rappelle rien ? Pour désamorcer le piège, comptons avec Daniel Bernabé sur l’action collective et une politique de la vie quotidienne. 

 

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De l’oubli Roman apocryphe

Éditions Au pont 9, 2024
Jean-Michel Ollé

par Jean-Michel Galano

Un jeu, cela peut être deux choses : au positif, un dispositif matériel, symbolique ou mental, muni de règles, et dont le fonctionnement permet d’exciter l’imagination et d’intensifier le sentiment de la santé ; au négatif, le mauvais fonctionnement d’un mécanisme, son dérèglement le plus souvent lié à l’usure ou au vieillissement.

De fait, l’oubli apparaît comme un jeu en ce sens négatif du terme. Le personnage principal de ce « roman apocryphe », Hubert Grangeon, ancien professeur de philosophie, en fait l’expérience pour son propre compte : dégradation de sa mémoire immédiate, affaiblissement tragique de sa capacité de travail, relâchement multiforme de son corps et de sa sociabilité. Mais, confronté à sa dernière entreprise, celle qui consiste à y voir clair dans le passé collaborationniste d’un philosophe en renom et des liens qu’a entretenus avec lui un actuel président de la République, Grangeon se trouve confronté à une autre sorte d’oubli.

Car il y a ces « oublis » bien commodes, ce que les psychanalystes appellent des « clivages » où la mémoire des faits réellement advenus est précipitée dans l’inconscient. C’est la genèse de la bonne conscience. Toute bonne conscience se construit autour d’un récit mémoriel : je suis ce que je dis que je suis. Et les faits qui éventuellement contrediraient ce récit identitaire ne peuvent qu’avoir été inventés, ou alors interprétés hors contexte. Et dans les cas où des faits avérés risqueraient d’entraver une carrière politique, un bras séculier peut parfois tenter d’en effacer la trace. Le vacarme assourdissant des fake news nous masque trop souvent celle des faits ensevelis dans le silence et dont la base matérielle a été détruite.

Ce qui nous est raconté ici, avec un art consommé de la narration et un sens aigu du détail significatif, tient à la fois du thriller, du reportage sur cet intermonde où l’université et l’édition se confrontent avec le pouvoir politique, et de la réflexion critique sur la philosophie. Que la philosophie, et singulièrement la philosophie morale, avec tout son attirail de valeurs, puisse être aussi, parfois, une entreprise de déresponsabilisation, cela doit poser question à quiconque s’en occupe. 

 

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Pour un communisme du 21e siècle

Éditions du PCF 93, 2023
Bernard Vasseur

par Florian Gulli

Voilà plusieurs ouvrages que Bernard Vasseur entend porter haut le mot de « communisme ». Car il ne suffit pas d’être anticapitaliste, formule banale et – il faut le dire – souvent vide dans certains secteurs militants, il faut exprimer positivement ce que l’on veut. Car on peut sortir de plusieurs façons du capitalisme et il faudra, aux yeux de l’auteur, le faire autrement qu’on l’a tenté au XXe siècle.

Que veulent les communistes ? Changer de mode de production et pour reprendre la belle formule de Marx exhumée par Bernard Vasseur, « la société ne trouvera son équilibre que du jour où elle tournera autour du travail, son soleil ». Comment y parvenir ? Il nous faut un nouveau concept de révolution : le changement de régime politique n’est pas le point de départ de la révolution, mais sa conclusion. Comme la Révolution française fut la conclusion d’un long processus de maturation au cours duquel l’économie capitaliste s’est développée dans les flancs de l’ancienne société féodale.

Quelle conséquence politique ? Le communisme n’est pas devant nous, au lendemain d’une victoire électorale ; la sortie du capitalisme a en réalité déjà commencé. Il y a du communisme déjà là au sein même du capitalisme : notamment le régime général de Sécurité sociale imposé par la CGT et Ambroise Croizat. « Déjà-là-communiste », terme discuté, qui laisse augurer d’autres sécurités sociales : de l’alimentation, de l’eau, de la culture, de l’énergie, des transports, etc.

Et c’est là que la réflexion de Bernard Vasseur croise celle de Bernard Friot autour de la question du salaire communiste attaché à la personne. 

 

 

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L’Héritage perdu du Parti communiste italien. Une histoire du communisme démocratique

Éditions Les Impressions nouvelles, 2024
Hugues Le Paige

par Pierre Labrousse

Parti communiste parmi les plus puissants d’Europe, aux côtés du PCF, le Parti communiste italien a tenté de développer un communisme original se démarquant progressivement du modèle soviétique. Il est en ce sens un objet d’étude particulièrement intéressant.

Les synthèses en français de l’histoire de ce parti étant particulièrement rares, cet ouvrage est bienvenu. Le style journalistique de l’auteur n’empêche pas une production bien ficelée et respectueuse de l’historiographie. La disparition soudaine du PCI, dans la foulée de l’ébranlement du mouvement communiste international, est un sujet de débat important. L’ouvrage y apporte une contribution pertinente, sans qu’il en constitue pour autant le centre de son objet.

Le livre se divise en trois parties. Une première retrace l’histoire du parti de sa fondation jusqu’à la fin des années 1960, où se construit progressivement un modèle de communisme à part. Dès sa fondation, s’il reste fidèle à Moscou, le PCI ne suit pas exactement le modèle de la bolchevisation du parti, en prônant l’unité antifasciste avec les socialistes. Avec, ensuite, le développement du partito nuovo, sous l’influence de Palmiro Togliatti, il initie aussi, dans la continuité de Gramsci, l’ouverture aux catholiques et, à travers eux,  à la démocratie chrétienne. Les liens avec l’URSS vont être parfois compliqués, lors de l’intervention en Tchécoslovaquie en particulier. Mais cette dernière demeure populaire au sein des militants. Une autonomie sans rupture en somme.

La deuxième partie parle des années Berlinguer, secrétaire général à partir de 1972. Avec, jusqu’en 1976, une politique tournée vers la démocratie chrétienne, s’appuyant sur la droite du parti. Mais, à la fin des années 1970, avec l’échec de la stratégie du compromis historique puis de la solidarité nationale, et le court épisode eurocommuniste, Enrico Berlinguer s’appuie sur sa gauche, avec une politique tournée vers les nouveaux mouvements sociaux, écologistes et féministes notamment. Les concepts d’« austérité » (à ne pas confondre avec son actuelle définition néolibérale) et de « moralisation de la vie politique » sont au centre de cette période.

Enfin, la troisième et dernière partie traite des derniers moments du PCI. S’il ne disparaît pas d’un coup, il montre de premiers signes d’affaiblissement dès le début des années 1980. Avec une base moins dynamique, et un poids croissant des permanents et des cadres du parti. Plus que Enrico Berlinguer, c’est Achille Occhetto, secrétaire général de 1988 à 1991, avec l’appui de la droite du parti, qui amorce la liquidation du PCI et de son héritage historique.

En somme, le récit du livre est celui de l’échec du PCI à construire une voie qui ne soit ni réformiste ni calquée sur le modèle né de la révolution russe. L’ouvrage questionne pour les militants de la transformation sociale la capacité pour les partis communistes occidentaux à créer une voie originale vers le communisme. Le PCI a perdu ce numéro d’équilibriste, en trébuchant dans la social-démocratisation du parti. S’il donne lieu à des expériences intéressantes et à des résultats concrets pour la classe ouvrière italienne, ce « communisme démocratique » s’éteint donc la même année que l’URSS.

Finalement, les communistes italiens se heurtent aux mêmes obstacles que le PCF : l’hégémonie néolibérale et l’individualisme. Enrico Berlinguer en prend progressivement conscience, l’ouvrage reprend ses mots en 1981, lorsqu’il désigne « la multiplication des aspects égoïstes des individus, la pulvérisation de la société en une myriade de noyaux corporatistes, l’accentuation de l’incitation à la consommation ». 

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025