Ce mois-ci :
Rassembler le salariat
Histoire du syndicalisme spécifique UGICT-CGT
par Jean-François Bolzinger
Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927)
par Jean Charles
Histoire de l'UNEF
Du « Renouveau » à la « réunification » (1971-2001)
par Frédérick Genevée, Guillaume Hoibia
Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon...
Du pape François à Domenico Losurdo, penseur du communisme
par Valère Staraselski
Œuvres de Jean Jaurès : Guerre à la guerre ! 1912-1914
Édition établie par Marion Fontaine et Christophe Prochasson
Rassembler le salariat
Histoire du syndicalisme spécifique UGICT-CGT
Éditions de l’Atelier, 2023
Jean-François Bolzinger
par Jean-Michel Galano
Ne serait-il qu’une histoire de l’UGICT-CGT, cet ouvrage, écrit par un ancien secrétaire général de cette organisation et préfacé par Sophie Binet, serait important et utile.
Écrit d’une plume alerte, dans un style sobre, précis et toujours soucieux de l’essentiel, il marque bien toutes les dates et tous les événements qui jalonnent l’histoire de l’organisation. Mais, comme son titre l’indique, il y a beaucoup plus que cela : car l’histoire qui a abouti en 1963 à la création de l’UGICT témoigne d’une volonté opiniâtre de la CGT d’être le syndicat du salariat tout entier, de prendre en compte les mutations du monde du travail et de répondre aux aspirations nouvelles qui s’y affirment.
Dans les années 1920 et 1930, il n’y avait au départ rien d’évident à s’adresser à des personnels encore peu nombreux et qui apparaissaient le plus souvent comme une extension du patronat. Les syndiquer sur la base de leurs propres revendications était un enjeu de classe, mais aussi un enjeu démocratique à l’intérieur d’une CGT composée essentiellement d’ouvriers : ne pas réduire la démocratie à la loi de la majorité.
De ce point de vue, l’auteur souligne une inflexion radicale, qui a eu lieu dans la durée, les relations des personnels d’encadrement (ingénieurs, cadres, techniciens, agents de maîtrise) devaient être comprises non pas en matière d’alliance, mais en matière de convergence d’intérêts. Un souci de convergence qui distingue radicalement le syndicalisme de l’UGICT du syndicalisme catégoriel encouragé par le patronat.
Le rôle du Groupement national des cadres (GNC), créé en 1937 est souligné. Il a été déterminant à un double titre : maintien de l’unité syndicale malgré la guerre froide, unité permettant un rapport de forces concrétisé dans le statut des personnels de l’énergie.
À ce titre, l’auteur rappelle l’apport éminent de René Le Guen. Commentant le statut obtenu en 1946, celui-ci notait : « Lorsqu’un travailleur, et un cadre en particulier, se sent délivré de la peur, […] lorsqu’il se sent bien dans l’entreprise, parce que sa finalité répond à une orientation fixée démocratiquement et à des objectifs conformes à l’intérêt général, il est à même de lui donner plus et mieux, et celle-ci est mieux à même de se développer au bénéfice de la société tout entière. »
Désormais, le monde du travail se partage équitablement entre salariés à responsabilité et salariés d’exécution. Dans ce contexte, il n’est pas superflu de faire un retour sur la dynamique impulsée par la CGT dans le secteur de l’encadrement. Autant dire que ce livre vient à son heure.
Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927)
Presses universitaires de Franche-Comté, 2023
Jean Charles
par David Noël
« Au regard de son importance, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) est l’organisation la plus mal connue du conglomérat communiste », soulignait fort justement il y a une dizaine d’années l’historien Romain Ducoulombier.
En publiant, à titre posthume, la thèse de Jean Charles (1937-2017) consacrée à la naissance et à l’implantation de la CGTU, les Presses universitaires de Franche-Comté viennent réparer un manque et rendent par la même occasion un très bel hommage à l’historien, spécialiste du mouvement ouvrier, qui avait adhéré au PCF en 1953 et revendiquait de faire « une histoire à la fois laïcisée et honnête » du Parti communiste. Après une rencontre avec Waldeck Rochet et grâce à l’intervention de son directeur de thèse, Jacques Droz, Jean Charles a pu se rendre en URSS en 1968 pour un séjour d’un an consacré au dépouillement des archives de la CGTU. À la mort de Jacques Droz, Jean Charles poursuivit sa thèse sous la direction d’Antoine Prost avant de devoir l’abandonner. Agrégé d’histoire, enseignant à Dôle puis au lycée de Besançon, Jean Charles devint maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté.
La publication de sa thèse inachevée a bénéficié du soutien de la Maison des sciences de l’homme (MSH) de Dijon. Morgan Poggioli et Jean Vigreux en ont assuré l’édition scientifique. Les cartes et les illustrations ont également été réactualisées par les équipes de la MSH de Dijon.
Si le projet initial de la thèse envisagée par Jean Charles portait sur la période 1918-1931, son ouvrage s’achève sur l’année 1927. Le livre I, « Aux origines de la CGTU », est découpé en trois parties et neuf chapitres qui racontent, avec une précision remarquable, les étapes du « regroupement minoritaire », celles de « l’assaut minoritaire » des syndicalistes révolutionnaires et communistes contre la direction de la CGT et « la grande cassure » de 1921-1922. Les cinq chapitres qui forment cette troisième partie nous permettent de suivre pas à pas le déroulement de la scission, la mise en place des structures de la CGTU et les affrontements entre syndicalistes communistes et libertaires. Le livre II est resté inachevé, avec quatre chapitres formant une quatrième partie consacrée à l’implantation de la CGTU, qui propose au lecteur de nombreuses données chiffrées.
Dans la postface, l’historien Michel Pigenet souligne les principaux acquis de cette « œuvre pionnière, demeurée trop longtemps confidentielle qui n’a pas pu jouer son rôle d’ouvrage de référence ».
La publication de l’ouvrage de Jean Charles témoigne du regain d’intérêt pour la CGTU depuis la célébration de son centenaire en 2022, qui s’est notamment manifesté par l’organisation d’un séminaire mensuel de l’Institut d’histoire sociale (IHS) de la CGT consacré à l’histoire de la CGTU. Au-delà des historiens, l’ouvrage de Jean Charles intéressera aussi, sans nul doute, les syndicalistes et les militants désireux de mieux connaître le passé de leur organisation.
Histoire de l'UNEF
Du « Renouveau » à la « réunification » (1971-2001)
Syllepse/Arcane 17, 2024
Frédérick Genevée, Guillaume Hoibian
par Mathilde Frégeon
Alors que Sophie Binet, une ancienne de l'UNEF dite « Solidarité étudiante » a été élue à la tête de la CGT en 2023, c'est en cette même année que paraît une belle synthèse proposée par deux anciens du syndicat étudiant, investis dans le collectif « Pour l'histoire de l'UNEF » et au sein du Groupe d'étude et de recherche sur les mouvements étudiants (GERME). Leur travail est d'autant plus impressionnant que, du fait de l'incroyable perte des archives du bureau national au moment de la réunification de 2001, il leur a fallu patiemment reconstituer des sources (par exemple la liste des différentes directions depuis 1971).
L'organisation thématique de l'ouvrage propose un premier chapitre récapitulatif : si l'histoire de l'UNEF remonte à 1907, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale qu'elle prend son essor (charte de 1946 dans laquelle l'étudiant est un travailleur « comme les autres »), et plus encore dans les années 1960 lorsque le nombre des étudiants augmente fortement. Or le mouvement de 1968 révèle les difficultés du PCF dans le monde étudiant et, par opposition, met en lumière l'UNEF (dirigée par Jacques Sauvageot, alors au PSU) dont beaucoup de membres, notamment les trotskistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), veulent transformer la société via l'organisation étudiante, en faire un quasi-parti.
Au 57e congrès de décembre 1968, huit AGE (association générale des étudiants, l'unité de base de l'UNEF au sein des universités) demandent à participer aux élections étudiantes permises par la loi Faure. La scission est en cours, les trotskistes refusant de participer à la cogestion, toute relative, des établissements. En 1971, deux congrès sont organisés successivement, créant deux UNEF rivales.
Si l'UNEF-Unité syndicale dominée par les trotskistes (UNEF-ID à partir de 1980, après une négociation entre lambertistes, PS et FO), est relativement bien travaillée (y compris par les souvenirs de ses propres responsables, Jean-Christophe Cambadélis, Julien Dray, Philippe Campinchi...), l'UNEF communiste dite « Renouveau » puis « SE » n'avait jamais eu son étude d'ensemble. C'est désormais chose faite, et cela permet de comprendre le succès des années 1970 (apogée des effectifs en 1976), puis les difficultés à partir des années 1980, lorsque l'UNEF-ID la dépasse dans les élections et dans les adhésions, à un moment où c'est toute la « nébuleuse communiste » qui entre en crise. Histoire syndicale, histoire par le bas (le chapitre 3 « Militer » s'interroge sur l'implantation locale, la presse, la féminisation), histoire de la galaxie communiste puisque, si le PCF ne donne pas ses directives, l'UNEF est bien dès l'origine un relais du parti dans le monde étudiant.
Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon...
Du pape François à Domenico Losurdo, penseur du communisme
L'Harmattan, 2024
Valère Staraselski
par Hoël Le Moal
Malgré un titre inutilement provocateur (d'autant qu'il ne sera jamais question de Mélenchon dans l'ouvrage), le nouvel essai de Valère Staraselski est un aiguillon stimulant pour qui veut articuler l'air du temps à la possibilité du communisme au XXIe siècle. Constitué essentiellement d'articles déjà parus dans L'Humanité ou sur le blog « La faute à Diderot », l'auteur propose des réflexions pertinentes sur la question nationale (la gauche se contente selon lui de la « vision régnante, antijacobine, anti-État, libertaire de la deuxième gauche »), sur le bilan des différents partis communistes (qui ont fait avancer, notamment en France, des « réformes non réformistes » comme la Sécurité sociale), sur le nécessaire combat contre l'antisémitisme. L'auteur appartient aussi à ces communistes qui invitent le PCF à « sortir des cartels électoralistes, du gauchisme culturel ». On peut regretter une certaine redondance du contenu (diverses allocutions prononcées par l'auteur figurent dans l'ouvrage), mais la fin de l'ouvrage propose plusieurs textes indispensables. D'abord un reportage au local CGT de l’hôpital Cochin, qui donne à l'auteur l'occasion d'échanger avec des travailleuses et des travailleurs du service public hospitalier, ce qu'on peut lier à sa défense d'un PCF partant des « réalités vécues par la population en matière de classe ». Enfin, le dernier texte du livre est probablement la contribution majeure de l'ensemble : une présentation du philosophe italien marxiste Domenico Losurdo. Il s'agit ici d'une synthèse très utile, déjà proposée lors de l'université d'été du PCF en 2023, pour qui veut se confronter à cette pensée qui rejette l'idée dominante des années 1990 selon laquelle existait une « impossibilité irrémédiable de toute tentative pour construire une société socialiste ». À propos de ces expériences socialistes, Losurdo défend « l'autocritique la plus impitoyable » qu'il oppose néanmoins à « l'autophobie », cette aptitude des communistes à détruire unilatéralement ce qu'ils ont adoré, et ce, parfois, sans le moindre examen critique. L'ouvrage est donc un vigoureux exercice d'honnêteté intellectuelle.
Guerre à la guerre ! 1912-1914
Édition établie par Marion Fontaine et Christophe Prochasson Fayard, 2023
Jean Jaurès
par Nicolas Devers-Dreyfus
Le tome XV de la nouvelle édition des œuvres de Jean Jaurès clôture un chantier de longue haleine et de haute valeur scientifique, initiée par Madeleine Rebérioux, poursuivie et menée à son terme par Gilles Candar mobilisant une pléiade d’historiennes et d’historiens.
Jaurès combat pour préserver la paix, mais intervient aussi sur les questions qui touchent à l’encore jeune République, aux combats ouvriers, à la fiscalité, à la laïcité, voire à la pollution de l’air dans le métropolitain parisien.
Une œuvre, une méthode, une pensée profonde complexe, une masse brillante de notations, d’analyses, de paroles, d’intuitions splendides, avec la volonté d’éclairer le réel pour le changer.
L’appareil critique, en particulier l’introduction générale de Marion Fontaine et Christophe Prochasson est en tout point remarquable. Les historiens explicitent leur ambition : « Le contraire précisément d’une mise au tombeau, puisqu’il ne s’agit ni plus moins que de rendre la vie à toute une pensée en la réinsérant dans le tissu social et politique d’un passé oublié. »
D’utiles annexes complètent le volume : index et bibliographie, recension complète des textes de Jaurès et la liste des souscripteurs pour la publication des œuvres, en 1919 et 1984.
Au centre des combats « pour changer la République » du réformateur révolutionnaire s’inscrit la question d’une fiscalité plus juste par l’impôt sur le revenu, global et progressif, en soutien à Joseph Caillaux.
Observateur averti des relations internationales, en particulier des guerres balkaniques qui précèdent le conflit mondial, Jaurès qui a tant dénoncé les massacres des Arméniens, se prononce contre le dépeçage de la Turquie, « nation nécessaire » selon le mot de Marx, à l’équilibre européen.
Il se méfie des contours de l’alliance avec la Russie, des comportements de l’allié tsariste. Grand absent de ses considérations géopolitiques, la Grande-Bretagne, acteur majeur des rivalités mortifères entre puissances.
Pour Jean Jaurès, « le problème militaire est au premier plan... La question militaire obsède les intelligences et les consciences qui ont souci de l’avenir de la France, de sa sécurité, de son indépendance et de son développement. » C’est l’affaire de la loi de trois ans qui occupe l’essentiel des débats (loi de 1913 qui augmente la durée du service militaire de deux à trois ans). Jaurès, partisan acharné du maintien de la paix, n’est pas un pacifiste à tout crin. Son opposition aux trois ans vise à plus d’efficacité dans la défense du pays. On retrouve les grands textes de Jaurès, luttant jusqu’à son dernier souffle pour empêcher le grand massacre qu’il n’avait que trop prévu.
Il porte une attention passionnée à l’action de ses camarades allemands, à celles des socialistes européens, dont il salue chaque initiative en faveur de la paix. « L’avenir est plein de périls. Le sol est couvert de pièges obscurs. Que le peuple de France apprenne, comprenne et veille. »
Dans ses éditoriaux de l’Humanité, dans ses discours prémonitoires, de juillet 1914, Jaurès alerte le prolétariat international et dénonce les responsabilités des gouvernants. Rien n’y fait.
Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024