Votre rubrique critiques ce mois-ci : Dans les coulisses du CAC 40 - Bolloré, Arnault, Bettencourt, Minc, Peugeot, BNP Paribas, Vinci… côté cour et côté jardin de Pierre Ivorra ; Ce que la vie m’a appris de Georges Séguy ; Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien de Pierre-Louis Choquet, Jean-Victor Elie, Anne Guillard et Homo deus - Une brève histoire du futur Yuval Noah Harari.
Dans les coulisses du CAC 40 - Bolloré, Arnault, Bettencourt, Minc, Peugeot, BNP Paribas, Vinci… côté cour et côté jardin
Éditions du Croquant, 2017
de Pierre Ivorra
par Constantin Lopez
Pierre Ivorra, chroniqueur économique à L’Humanité, connaît bien le monde des affaires et ses coulisses. En tant que journaliste et analyste financier, il a plusieurs fois rencontré des dirigeants de premier plan du CAC 40 et s’est intéressé à la gestion des groupes cotés sur l’indice boursier le plus célèbre de France. Fort de cette expérience, il brosse un portrait général du CAC 40 comme « acteur et champ d’action ». Succinctement, il présente son historique, sa composition et ses enjeux.
Les mécanismes de valorisation boursière, ainsi que les risques dont ils sont porteurs sont analysés et critiqués. Les gestionnaires du CAC 40 évoluent dans un univers endogamique peuplé de grands bourgeois, de sexe masculin et relativement âgés. Les « CACacteurs », portés par un capitalisme monopoliste parasitaire, ont mis à profit les politiques néolibérales et la mondialisation pour accumuler de plus en plus de richesses sur le dos des peuples. Afin de s’assurer une légitimité, ils disséminent leurs idées libérales dans la société française grâce à des réservoirs d’idées (think tanks), acquièrent des média et vont jusqu’à produire leur propre propagande politique.
Pierre Ivorra décortique les mécanismes mis en place par les actionnaires pour contrôler les gestionnaires des entreprises et les inciter à maximiser la rentabilité financière des entreprises dont ils ont la charge. Les conséquences sont désastreuses : travailleurs mis sous pression et précarisés, casse du tissu productif, course au moins-disant social, sacrifice des investissements nécessaires pour verser des dividendes... Ce mépris des groupes du CAC 40 envers les travailleurs français est d’autant moins acceptable que ces groupes sont de grands « assistés » de la nation : beaucoup n’auraient pu se développer sans l’aide de la puissance publique, ils sont toujours – et de plus en plus – abondamment subventionnés par la puissance publique. Mais l’argent n’a pas d’odeur, et tout est bon pour l’obtenir : trucage de logiciels dans l’industrie automobile, collaboration avec des dictatures…
Au fil de cet ouvrage arborescent se succèdent les anecdotes tirées de la mémoire de l’auteur. Celles-ci, jamais gratuites, servent d’amorce à d’amples développements bien documentés et accompagnés de références journalistiques, sociologiques et économiques. L’ambition vulgarisatrice s’accompagne d’un style pédagogique, ludique, voire humoristique, permettant de faire oublier l’aridité des faits ou des mécanismes présentés.
La critique sans concession de ce capitalisme financiarisé montre par contraste la nécessité de son dépassement par le politique : partage des richesses, appropriation collective des moyens de production et des biens publics, démocratie économique, développement de nouveaux critères de gestion allant au-delà du taux de profit. l
Ce que la vie m’a appris
Éditions de l’Atelier, 2017
de Georges Séguy
par Jean-Michel Galano
Il y a bientôt quarante ans, Georges Séguy avait publié une livre autobiographique, Lutter (Stock, 1975). Cette interview réalisée au soir de sa vie le complète utilement. Le point commun entre les deux ouvrages, c’est qu’ils n’ont pas pour fin ultime de témoigner, mais d’être utiles à l’action.
Pourtant, témoin de l’histoire, Georges Séguy, plus jeune déporté résistant de France, l’aura été plus que tout autre. Et les responsabilités dont il a été précocement investi lui ont donné l’occasion d’être souvent aux premières loges… lui, aurait préféré dire : en première ligne. Qu’il s’agisse des grandes grèves de 1968, sur lesquelles il revient en détail, avec une lucidité non exempte d’humour quand il explique comment il avait détaillé devant les salariés de Renault-Billancourt les propositions gouvernementales, dont certaines étaient saluées par des cris d’enthousiasme et d’autres copieusement huées (d’où la fable, complaisamment reprise encore de nos jours par certains historiens ou prétendus tels, de « Séguy hué à Billancourt »). Ou encore quand il rappelle l’accueil glacial réservé par le congrès de Lille à Pierre Mauroy venu prêcher la rigueur aux syndicalistes CGT. Ou quand il révèle avoir jeté son poids dans la balance au comité central du PCF qui décida ultimement à l’été 1984 la sortie du gouvernement, faisant valoir l’opinion des salariés.
Mais ce qui domine dans ce livre, c’est le souci d’avancer, de ne pas répéter les erreurs commises, de traiter l’expérience accumulée comme un levier et non comme un fardeau ni même un acquis. À chaque page ou presque s’exprime le souci des jeunes générations, de la confiance et de l’écoute qu’il faut leur accorder.
Plus encore, le rappel de l’expérience dans sa totalité, succès et échecs, pose une question politique fondamentale : il ne suffit pas d’avoir un excellent programme ni de remporter des élections, fussent-elles politiques, pour prétendre avoir gagné la bataille de classe. Comme on l’a vu en France, mais plus récemment en Grèce, la conquête du pouvoir d’État, quelle qu’en soit l’importance, risque à tout moment de dégénérer en simple exercice du pouvoir si les masses n’interviennent pas, par un processus démocratique multiforme et pour une large part encore à inventer. Une raison de plus, à n’en pas douter, de mettre la jeunesse « dans le coup ».
Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien
Les Éditions de l’Atelier
de Pierre-Louis Choquet,
Jean-Victor Elie, Anne Guillard
par Jean-Michel Galano
Ce petit livre est un précieux témoignage sur les questions qui travaillent actuellement ce qu’il était convenu d’appeler « les chrétiens de gauche ». Minoritaires au sein des Églises tant catholique que protestante, ils ont été confrontés ces dernières années à un recul de la neutralité des croyants et du consensus laïque. Le retour d’un christianisme revendiqué, d’aucuns diront « décomplexé », vingt-cinq ans après les grandes manifestations contre la réforme Savary, a pris des formes spectaculaires et l’on a pu parler à cette occasion d’un « printemps catholique ».
Courageusement, les auteurs de ce livre ne se solidarisent pas avec ce mouvement, dont ils analysent patiemment les tenants et les aboutissants, mais dont ils soulignent aussi la filiation traditionaliste, mais, plus encore, le caractère délibérément conservateur. Le christianisme du « printemps chrétien » est avant tout une affirmation identitaire, frileuse sous une forme avenante, et marquée par un entre-soi de personnes plus soucieuses de confort et de réassurance morale que de la rencontre avec l’autre.
Or, argumentent les auteurs, l’expérience évangélique n’est pas, dans ce qu’elle a de fondamental et de fondateur, la confrontation avec un « Dieu absolu », mais celle, structurellement inachevée, de l’étonnement et de la rencontre avec l’autre. Au « Dieu régent », référence autoritaire, statique et rassurante, les auteurs opposent le « scandale » permanent du « Dieu crucifié », ferment d’inquiétude et d’insatisfaction. Et cette expérience est aussi celle d’une communauté d’appartenance à une même planète où les meurtrissures écologiques font tristement écho aux injustices sociales, et appellent à « élargir notre compréhension du politique ».
Les luttes sociales, dans lesquelles de nombreux chrétiens s’investissent aussi en tant que chrétiens, ainsi que les actions pour la paix et le désarmement, notamment nucléaire, auraient sans doute pu être évoquées davantage. Elles ont toute leur place dans cette dynamique que les auteurs souhaitent. Tel qu’il est, ce livre constitue un appel au sérieux et à la responsabilité avec lequel il est difficile de ne pas se trouver en résonance.
Homo deus Une brève histoire du futur
Éditions Albin Michel, 2017
de Yuval Noah Harari
par François Polomé
Faisant suite à Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le best-seller d’Harari paru il y a deux ans et qui retraçait en quelque cinq cents pages et de façon très accessible l’histoire de l’homme de la préhistoire à nos jours, Homo deus se tourne cette fois vers un avenir possible de l’humanité au regard des progrès scientifiques les plus récents dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la médecine génomique et du traitement des données, décuplés depuis que la biologie a reconnu que la structure du vivant pouvait être interprétée comme un algorithme, la rendant compatible avec le fonctionnement des ordinateurs.
Ce que les libéraux et leur foi naïve et dangereuse dans les ressources de l’individu isolé pourraient faire d’une telle puissance technologique ne dessine pas un avenir très rose, et l’auteur a presque l’air de s’en réjouir – lui qui se montre par ailleurs relativement tolérant avec les thèses évolutionnistes : le transhumanisme et le dataïsme (la connexion de tout et de tous en un gigantesque Internet-de-tous-les-objets), annonçant une ère posthumaine dominée par les algorithmes, eux-mêmes propriété privée d’une poignée de surhommes augmentés par la technologie génomique et réduisant le reste de l’humanité au statut de surnuméraires encombrants, dont ils pourraient bientôt être tentés de… se débarrasser d’une façon ou d’une autre.
Les libéraux sont tellement fascinés par les machines, qu’ils prennent pour la source de leur richesse, qu’ils occultent tout le reste, et notamment la lutte des classes, les initiatives des peuples, bien plus instruits qu’au siècle dernier, et celles de ce que l’auteur appelle les « humanistes socialistes », c’est-à-dire les marxistes – qu’il réduit un peu vite aux Soviétiques passés par pertes et profits du fait de leur défaite historique – à qui il suggère de refonder leurs analyses en tenant compte de ces nouvelles inventions, comme l’ont fait Marx et Lénine en leur temps à partir des inventions qui ont lancé la première révolution industrielle, nommément la machine à vapeur et l’électricité – en quoi il n’a évidemment pas tort.
Le remplacement prévisible à terme d’à peu près la moitié des emplois actuels par des machines algorithmiques, l’accumulation de milliards de données permettant aux GAFA de nous connaître pratiquement mieux que nous-mêmes, dans nos goûts de consommation et nos choix politiques, sont en effet des questions que nous devons affronter pour les retourner en possibilités d’émancipation pour tous.
• Cause commune n° 4 - mars/avril 2018