Ce mois-ci :
Dans les coulisses des JO
de Bernard Thibault
Les Dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881–1883)
de Marcello Musto
Sans transition Une nouvelle histoire de l’énergie
de Jean-Baptiste Fressoz
Le marxisme est un humanisme Jean-Paul Sartre, Georg Lukács : deux philosophies pour l’humanité (1923-1975)
de Stéphanie Roza
Cyber-révolution & Révolution sociale
de Ivan Lavallée
Dans les coulisses des JO
éditions de l'Atelier, 2024
Bernard Thibault
par Hoël Le Moal
Fraîchement nommée ministre des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) en 2022, l'inénarrable Amélie Oudéa-Castéra annonçait fièrement la couleur : « S'il faut que les gens travaillent treize heures par jour pour les Jeux, nous ferons en sorte que ça soit possible et nous modifierons la législation en conséquence. » C'est bien pour éviter que les JOP ne se transforment en jeux de la dérogation au droit du travail que Bernard Thibault s'est engagé pour peser sur les conditions d'organisation du plus grand événement sportif mondial.
L'objet de ce livre est de revenir sur la mise en œuvre de la charte sociale, « première mondiale », et de « laisser une trace » aux militants syndicaux internationaux confrontés à des combats similaires (on peut d'ailleurs avoir quelque regret quant à la place des luttes dans l'ouvrage). Bernard Thibault a un rôle important dans la mise en place de cette charte qui remonte au projet de candidature pour Paris 2012. Son objet est « l'exemplarité sociale », l'insistance sur « l'emploi de qualité », ou encore la « sécurisation des parcours des salariés et des bénévoles » intervenant lors de ces Jeux, et elle est en partie le fruit de la relation ancienne entre l'Organisation internationale du travail (dont Bernard Thibault a été administrateur) et le CIO, organisateur des Jeux.
Les effets tangibles de l'action du comité de suivi de la charte sont éloquents : si les chantiers des Jeux ont provoqué cent soixante-quatre accidents de travail dont vingt-cinq graves, c'est quatre fois moins que la moyenne des chantiers en France. De même, le travail mené par la CGT pour régulariser les travailleurs sans papiers du BTP est bien évoqué, avec la multiplicité des niveaux de sous-traitance permettant des abus en chaîne.
Récit des rencontres avec la DRH de Sodexo, avec Jean Castex, alors délégué interministériel aux Jeux, la relation avec Dominique Carlac'h du MEDEF, coprésidente du comité de suivi avec Bernard Thibault, l'ouvrage est un jalon bien documenté quant aux difficultés multiples qu'il y a à faire avancer les préoccupations sociales dans des instances qui les ignorent souvent délibérément.
Tout leur reprendre. Essai pour ceux qui ont intérêt au changement
Éditions Delga, 2023
Rémi Castay et Tibor Sarcey
par Kevin Guillas-Cavan
Le 53e congrès de la CGT a été l’occasion de vifs débats qui ont leur pendant dans l’édition. On relèvera ainsi l’ouvrage dirigé par Karel Yon, Le Syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical (La Dispute, 2023) ou celui de Jean-Marie Pernot, Le Syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer (Éditions du Détour, 2022). Le livre de Rémi Castay et Tibor Sarcey s’inscrit dans ce débat. Il entend donner un soubassement théorique aux positions portées par Olivier Mateu, secrétaire de l’union départementale des Bouches-du-Rhône, qui préface l’ouvrage.
Experts auprès des instances représentatives du personnel, les auteurs se livrent à une critique stimulante du « dialogue social d’entreprise » qu’ils présentent comme une manière pacifiée d’accompagner les régressions et le déploiement du néolibéralisme. Le néolibéralisme désormais en crise, la bourgeoisie appelle, selon les auteurs, au dépassement de ce stade du capitalisme par « une révolution politique réactionnaire » visant à lever les barrières qui s’opposent à un accroissement de l’exploitation de la classe travailleuse et de la nature.
Le « dialogue social » ne suffisant plus pour légitimer ces régressions, elle a besoin d’un tournant autoritaire dont Emmanuel Macron est le visage, la réforme des retraites le point de bascule. Fort de cette analyse, Rémi Castay et Tibor Sarcey condamnent la stratégie menée par l’intersyndicale qui n’aurait pas compris qu’il ne sert plus à rien de « lancer des appels à la raison » des parlementaires ou du gouvernement.
Si tout le monde s’accordera avec eux pour dire que « notre outil principal reste la grève » et qu’il est « du rôle des organisations syndicales et politiques de favoriser au quotidien l’émergence d’un retour en force de l’effet de grève », on débattra plus volontiers de la stratégie « basiste » et « mouvementiste » qu’ils prônent en appelant à multiplier les « échecs » de type « gilets jaunes, ZAD, collectifs variés et autres casserolades » pour renforcer la conscience de classe.
Malgré des limites et des critiques, l’ouvrage a le mérite de présenter de manière structurée l’une des positions qui s’est exprimée lors du congrès de la CGT. Il permet de débattre sur les stratégies qui s’y sont opposées, au-delà des questions de personne et de personnalité.
Les Dernières Années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881–1883)
PUF, 2023
Marcello Musto
par Mathieu Menghini
On sait la vogue que connut la théorisation par Louis Althusser d’une « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Karl Marx. Selon le structuraliste français, il convenait de distinguer dans la trajectoire du natif de Trêves une période de jeunesse – humaniste, « idéologique », qui portait la marque de l’anthropologie de Feuerbach – et une période « scientifique » advenant dès 1845-1846 avec les Thèses sur Feuerbach, précisément, et L’Idéologie allemande.
S’intéressant aux trois dernières années de la vie de Marx, passant en revue ses carnets, ses articles et sa correspondance d’alors, Marcello Musto – professeur de sociologie de l’université de York au Canada – semble soutenir la thèse d’une troisième période : celle d’un « dernier Marx » ! À la vérité, son essai nous invite à refuser toute « réduction dogmatique » et à constater le caractère « fondamentalement critique » de l’approche marxienne, sa « conception, complexe, souple et composite » de l’histoire.
À la lumière de ses réflexions ultimes sur les modes de production précapitalistes et les sociétés non occidentales, les vues du savant allemand ne sauraient plus, par exemple, apparaître comme « eurocentristes », « économicistes » ou encore obsédées par le seul conflit de classe.
L’ouvrage édité l’an dernier aux PUF revient en particulier sur le rapport que Marx entretînt avec la Russie. Au terme de sa vie, celle-ci lui parut plus susceptible de produire une révolution que la Grande-Bretagne industrielle où le mouvement ouvrier devenait indolent du fait d’un niveau de vie plus élevé et des effets anémiants du réformisme syndical.
S’instruisant des écrits du philosophe et écrivain populiste Nicolaï Tchernychevski et de sa correspondance avec la militante Vera Zassoulitch (elle aussi populiste), Marx se demanda si la phase capitaliste et ses affres étaient le préalable fatal à une société communiste. Il se convainquît que, dans certaines parties du monde, le développement économique pourrait éviter ladite transition – contrairement à ce que pouvait encore donner à penser sa préface à la Critique de l’économie politique de 1859.
En effet, Marx considérait désormais que – moyennant « l’intensification de la communication sociale et la modernisation des méthodes de production » (Musto) – les communautés villageoises pourraient devenir les matrices d’une généalogie différente du socialisme. En renfermant l’essai de Musto, on se persuadera qu’il est profitable de n’omettre aucun Marx - le dernier pas davantage que le premier ou celui de la maturité.
Sans transition Une nouvelle histoire de l’énergie
Seuil, 2023
Jean-Baptiste Fressoz
par Pierre Crépel
Ce nouvel ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz, qui s’est déjà exprimé dans nos colonnes, est à lire absolument. Il démontre, par l’histoire, de façon érudite et très convaincante, que toute « transition énergétique » ou écologique sera bien plus difficile qu’on ne le croit en général.
Les histoires usuelles de l’énergie disent qu’on est passé du bois (XVIIIe siècle) au charbon (XIXe siècle) et au pétrole (XXe siècle), et qu’on est en train de passer aux renouvelables, avec ou sans nucléaire, selon les options (XXIe siècle). Elles sont trompeuses, car les historiens ont centré « leurs analyses non pas sur les valeurs absolues mais sur l’évolution des parts relatives » :
1) les sources d’énergie ne se sont pas remplacées mais additionnées ;
2) pis encore, les nouvelles sources ont boosté les anciennes.
Voici quelques exemples, parmi cent autres : au début du XXe siècle, en Angleterre, on a consommé plus de bois d’étais pour les mines que de bois de feu un siècle plus tôt. Une voiture consomme « à peu près autant de charbon pendant sa fabrication (environ sept tonnes) que de pétrole durant toute sa durée d’usage. « Chaque année, soixante-dix millions de nouvelles voitures sont construites, l’équivalent en acier [donc largement du charbon] de dix mille tours Eiffel. » L’extraction du bois est « pétrolisée » (tronçonneuses, bulldozers, engrais de synthèse). À tout cela s’ajoutent les effets des délocalisations et leurs conséquences sur l’explosion des transports énergétiquement gourmands.
Au cœur de toutes ces réflexions figure « l’effet rebond » : toute nouvelle source d’énergie (plus efficace, surtout si elle paraît « vertueuse ») décuple les possibilités ou illusions de satisfaire de nouveaux « besoins », voire désirs ou caprices, qui apparaissent bientôt nécessaires. La politique états-unienne et la recherche du profit ont été et sont en pointe, à cet égard. « Sortir du carbone sera autrement plus difficile que sortir du capitalisme, une condition aussi nécessaire qu’insuffisante. »
Des lecteurs de l’ouvrage en sont ressortis bien pessimistes, l’auteur précisant qu’il n’a pas de « martingale de transition réelle ». Certes, tous ces faits historiques nous montrent que la tâche ne sera pas facile, si l’on veut éviter la catastrophe : « Il est déraisonnable d’attendre des panneaux solaires et des éoliennes plus qu’ils ne peuvent offrir. » « Croire que l’innovation puisse décarboner en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué. » Néanmoins, le livre de Jean-Baptiste Fressoz ne met pas par terre toutes les analyses et propositions de bonne volonté qui voient le jour depuis plusieurs décennies, pas plus qu’il ne rejette le travail en profondeur réalisé par Progressistes pour le PCF sous le titre d’Empreinte 2050, il appelle certainement à les enrichir et à les approfondir.
Le marxisme est un humanisme Jean-Paul Sartre, Georg Lukács : deux philosophies pour l’humanité (1923-1975)
PUF, 2024
Stéphanie Roza
par Yvette Lucas
Nettement affirmatif, le titre de l’ouvrage, appuyé sur une citation de Marx : « La racine pour l’humain c’est l’humain lui-même », n’élude pas la variabilité des liens qui ont existé selon les moments de l’histoire entre marxisme et humanisme. La référence pourtant s’impose et justifie l’approche qui met en présence Jean-Paul Sartre et Georg Lukács : deux « philosophies pour l’humanité », de 1923 à 1975. Abordés tour à tour donc, deux philosophes, mus, pour l’un, par un attrait, pour l’autre par un engagement, envers Marx. Et développant et faisant évoluer leur réflexion, basée sur la théorie, selon le cours des événements.
Le texte se divise en deux grandes parties, de cent cinquante à deux cents pages chacune, la première consacrée à Sartre, la seconde à Lukács. Deux philosophes qui ne se sont pratiquement pas connus et dont la démarche aussi bien que la vie sont très différentes. Mais dont les deux référents sont, pour l’un comme pour l’autre, marxisme et humanisme. Le récit proposé au lecteur découvre pas à pas et attentivement, au fil du temps, les progrès de la pensée de chacun, sa construction, les obstacles, les stimulations qui la réorientent ou la confirment.
Pour Sartre, fondateur de l’existentialisme, l’attrait pour le marxisme, qui restera bien superficiel, est lié à l’attrait pour l’action communiste dans les moments où sa vie militante l’en rend témoin ou allié. Dans ses textes, c’est l’élaboration progressive et partiellement tumultueuse de la Critique de la pensée dialectique dont il ne se satisfera pas vraiment. Sartre, in fine, c’est, et cela restera, l’existentialisme.
Pour Lukács, qui dans sa jeunesse se destinait à devenir critique, théoricien et historien de la littérature, engagé dans l’histoire de l’évolution du drame moderne, c’est la révolution d’Octobre qui bouleverse sa vie et ses perspectives, et le replonge dans l’étude du marxisme. Son intérêt pour la politique ne l’éloigne pas de l’esthétique et de l’éthique, liées à un projet humaniste dont il voit la réalisation possible grâce à la collectivisation des moyens de production. Sa volonté de voir le marxisme comme « théorie universelle du développement de l’humanité » le liera à un engagement politique pour lui indéfectible, mais qui, dans le contexte du stalinisme, lui créera de multiples difficultés. Entre ses grands espoirs sans doute empreints de démesure, les contraintes de l’époque et sa volonté de ne pas trahir son engagement, il rencontra bien des difficultés et sut, ou put, difficilement, « faire avec ». Avec Stéphanie Roza, nous pensons que ce penseur réputé stalinien est peut-être plus proche des préoccupations contemporaines que le jeune auteur messianique en difficulté avec son temps.
Sartre et Lukács furent-ils, comme le laisse entendre la conclusion, les derniers philosophes ? à vous d’en juger. Cet ouvrage est tout juste paru. Ne le manquez pas.
Cyber-révolution & Révolution sociale
Le Temps des Cerises, 2022
Ivan Lavallée
par Flavien Ronteix
Notre temps est caractérisé par la donnée. L'IA, les GAFAM, le streaming, l'informatique, sont les produits de ce que Paul Boccara a appelé en 1985 la « révolution informationnelle », et qu'Ivan Lavallée a étendu avec la notion de « cyber-révolution ». La cyber-révolution influence à la fois l'infrastructure de notre monde et ses forces productives. Cette révolution se caractérise par rapport aux précédentes par la rapidité à laquelle elle transforme notre monde sous tous ses aspects.
Dans son livre Cyber-révolution & Révolution sociale sorti en 2022, Ivan Lavallée aborde d'un point de vue marxiste l'histoire et l'état présent des forces productives de la société, ses contradictions et ses menaces de « cyber-domination ». Loin des scénarios catastrophes qui nous décrivent un monde dominé par des robots au sein du capitalisme débridé le plus sombre, l'auteur voit plutôt dans la cyber-révolution des perspectives ouvertes pour une société communiste, débarrassée de l'exploitation de l'homme par l'homme.
La première partie fait état de ces forces productives, nous rappelant par un détour historique les prémices de la cyber-révolution : machine de Turing, cybernétique, débuts de l'informatique, Internet, pour ensuite replacer ces évolutions techniques dans les rapports de production, la mutation du travail et du capital. L'enjeu de société posé est le suivant :
• poursuivre avec le capitalisme dans une société basée sur la propriété privée des moyens d'action sur la nature et la société, où le critère essentiel est le profit immédiat pour les individus propriétaires des moyens d'action ;
• construire une société dont l'objectif majeur est l'interêt de la communauté humaine, la communauté de destin et sa pérennisation, soit le communisme.
La deuxième partie nous invite à réfléchir sur les différents aspects de la révolution cybernétique : Intelligence artificielle, cyber-guerre, organisation de la production, cyber-sécurité, réorganisation du capital, marchandise, organisation du travail capitaliste, santé, éducation, recherche. C'est un condensé efficace qui permet de saisir l'importance des enjeux de la cyber-révolution et de pourquoi il faut agir pour demain.
Demain est justement le sujet de la troisième et dernière partie. Face aux périls capitalistes (eugénisme, écologie, limites physiques, robotisation, contrôle du vivant), l'auteur pose clairement le besoin d'un dépassement du capitalisme avec le marxisme comme méthode et le développement scientifique et technologique comme moyen. Ainsi, il appelle à la mobilisation générale pour la recherche, la formation, l'enseignement et la communication scientifique.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024