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Le guet-apens

Seuil, 2022
Cesare Battisti
par Gérard Streiff
Adriano fuit le Brésil du Capitaine (Bolsonaro). Au terme d’une éprouvante échappée, il trouve refuge en Bolivie, à Santa Cruz. Refuge ? C’est vite dit. On lui a en fait tendu un piège, les pouvoirs locaux le « vendent » et les services italiens, qui le traquent depuis quarante ans, s’emparent de lui, l’exfiltrent, au mépris du droit d’asile, et le jettent en prison, à vie, en Calabre. Un récit âpre, nourri de chagrin et de peur, de révolte indomptée, une chronique brésilienne passionnante également. Où le héros, in fine, trahi, abandonné, « demande pardon à ses enfants à qui il laisse un monde pire que celui dans lequel il a vécu ». Le roman s’ouvre sur un avertissement qui précise que ce livre « n’est pas une autobiographie mais une autofiction ». On le comprend bien. N’empêche qu’on ne peut oublier d’y retrouver le destin tragique de l’auteur, victime d’une Italie (de sa classe dominante pour le moins) revancharde, mélonisée, incapable de tourner la page des années soixante-dix, dites les « années de plomb », et qui furent aussi des années de contestation et d’émancipation. Le guet-apens (traduit de l’italien par Vincent Raynaud) est le treizième roman de Cesare Battisti qui commença sa carrière d’écrivain avec Les habits d’ombre (1993) à la Série noire. On attend son prochain opus, et surtout son amnistie.

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Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion

La Découverte, 2022
Laurie Laufer
par Georges-Henri
Melenotte
Ah, que la psychanalyse est belle lorsqu’elle retrouve la fraîcheur de la subversion ! À lire le dernier livre de Laurie Laufer, elle retrouve son lit fait de la contre-intuition freudienne, du séisme Lacan et des avancées actuelles des travaux d’Allouch. La psychanalyste renoue avec une tradition politique que la psychanalyse avait perdue, percluse de rhumatismes venus de son enkystement dans une doxa épuisée. Cette dernière l’avait progressivement enfermée dans des stéréotypes qui ne pouvaient que la mener à sa disparition progressive dans le terreau de la répétition endormie de ses concepts.
Or il y a eu un nouveau séisme, produit par l’accueil enfin réservé aux études gaies et lesbiennes venues d’outre-Atlantique. Elles ont permis de développer une élaboration critique de la sexualité. Comme une rivière qui retrouve son véritable lit, la psychanalyse a retrouvé la subversion freudienne que Lacan avait reprise à son compte pour l’enrichir. Loin de la doxa qui s’enfonçait dans le carcan des préjugés, le livre attendu sur la psychanalyse actuelle vient d’arriver. Contre ceux qui l’avaient trop vite enterrée, il montre que le problème aujourd’hui n’est pas du côté des sciences positives qui contesteraient ses attendus mais bien du côté de ces psychanalystes qui l’avaient enfermée dans la bien-pensance : celle de la différence des sexes, du complexe d’Œdipe, de la sexualité normée et androcentrée, pour ne citer que ces notions.
Laurie Laufer met en chantier l’influence décisive des apports de Judith Butler, Monique Wittig, Gayle Rubin entre autres, et surtout ceux de Michel Foucault – ceux qui portent sur l’attitude critique et l’histoire de la sexualité –, en revisitant à partir d’eux, avec précision et de façon documentée, les textes de Freud, de Lacan et d’Allouch. Voici la porte ouverte sur l’homosexualité féminine, les textes sur ladite homosexualité enfin rendus à leur portée subversive.
Deux exemples, tant l’ouvrage fourmille de références documentées : le premier porte sur ce que serait « la sexualité imbuvable » (p. 106). Qu’en dit Michel Foucault, dont on connaît la critique sévère qu’il adressa à la psychanalyse comme pratique de l’aveu ? Il distingue, dans un entretien au journal Rouge, en juillet 1977, d’un côté « une psychanalyse imbuvable [qui est] celle de la sexualisation perpétuelle », et de l’autre « la psychanalyse qui fait percée par rapport à la sexualité et qui cherche autre chose… ». Selon lui, cette déclaration indique la nécessité pour la psychanalyse de se démarquer de ce que serait une scientia sexualis. Dès La volonté de savoir, en 1976, il souligne combien la psychanalyse n’a pas échappé à l’emprise de cette scientia sexualis aux dépens d’une ars erotica. Le résultat de cette influence fut la mise en place de classifications de la sexualité en catégories diverses qui différenciaient en fin de compte une sexualité normale d’une sexualité pathologique. La psychopathologie a depuis donné sa légitimité à cet usage. La chasse était ouverte pour identifier la norme sexuelle qui prenait in fine appui sur la partition homme/femme, aux dépens des « déviances », ou « déficiences » qu’il fallait combattre. À cette façon de reconnaître comme scientifique la ségrégation sexuelle, Lacan opposa le terme d’« érotologie ». Allouch, dans La psychanalyse : une érotologie de passage, publié en 1998, insistera à son tour sur la nécessaire prise de distance vis-à-vis de la différence des sexes : « La psychanalyse ne se situera comme érotologie qu’en se départissant de la partition homme/femme. »
Le second exemple touche au divers. Comment, dans son exercice, l’analyste peut-il se régler sur autre chose que l’argument d’autorité du diagnostic ? En se positionnant de façon différente de celle du médecin, c’est-à-dire en donnant accueil à ce qui lui est dit par son analysant sans avoir recours à une quelconque classification qui ferait autorité. La seule autorité qui peut alors disposer des pleins pouvoirs est la parole de l’analysant, selon les termes de Lacan. Dès lors qu’il refuse l’assignation à une entité clinique prédéfinie, l’analyste peut se régler sur le divers qu’il accueille. Aussi Allouch écrit-il, dans « Fragilités de l’analyse » en 2014 : « Réglé sur le divers, l’analyste serait amené à accueillir quiconque en s’abstenant de toute action ou pensée identificatoire. » Ainsi, convient-il d’entrevoir à chaque fois les multiplicités et, dans chaque situation, d’ouvrir le champ au divers, loin de toute catégorisation dans des hiérarchies préétablies. Telle est l’un des apports d’importance de l’ouvrage vivifiant de Laufer, dans son essai – réussi – de renouer avec la subversion analytique.

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Poutine, l’OTAN et la guerre

Éditions du Croquant
Jacques Fath
par Nicolas Devers-Dreyfus
La tentative d’invasion de l’Ukraine par son grand voisin Russe sous la férule de Vladimir Poutine a signé le retour de la guerre en Europe, vingt ans après les guerres de Yougoslavie. Jacques Fath, dans un ouvrage documenté, augmenté d’utiles annexes, met sa vaste culture des relations internationales à décrypter tant les sources et les responsabilités plus que partagées d’un conflit de tous les dangers, que ce qu’il révèle des profondes modifications à l’œuvre dans l’état du monde. L’auteur montre que si la Russie est l’agresseur d’une guerre qui apporte son cortège de souffrances pour le peuple ukrainien, ses causes en sont autant l’erreur stratégique de Poutine que le dessein des États-Unis, principalement mobilisée sur sa compétition avec la Chine : muscler l’Ukraine récemment indépendante comme terrain d’une confrontation « chaude ou froide », afin d’affaiblir la Russie. Confrontation où sont entraînés les alliés de l’OTAN, source d’une déstabilisation dont les conséquences se font sentir sur tous les continents. Poutine, autre conséquence, a ranimé par l’invasion de l’Ukraine une OTAN « en état de mort cérébrale », et provoqué son élargissement.
Jacques Fath expose avec pertinence l’ensemble des causes ayant conduit à la guerre, démontre à quel point la résistance ukrainienne est autant la montée d’un sentiment national exacerbé par l’agression que l’implication formidable des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’OTAN, livraison de matériel militaire et de munitions, renseignement, formation, au point de surclasser les moyens de la Russie. Les vecteurs de la guerre idéologique tournent à plein, le silence se fait sur d’autres conflits, également meurtriers de par le monde. L’accès au pétrole et au gaz prime sur le « droit de l’hommisme » à utilisation variable, tandis que gaz de schiste et charbon remis en selle contredisent le discours écologique quant à l’avenir de la planète.
Le chemin à emprunter pour sortir de l’impasse d’une guerre dont on ne voit pas qu’elle pourrait avoir un vainqueur appelle, c’est la dernière partie de l’ouvrage, l’exigence d’un nouvel ordre international. Jacques Fath en énonce les principes, ceux de la construction d’une architecture de sécurité collective augmentée de la recherche de règlements pragmatiques là où nécessaire, conformes au droit international. L’auteur souligne à quel point les logiques de puissance font aujourd’hui reculer celles du droit et de la sécurité collective. Il rappelle que le peu d’engagement des puissances garantes, Allemagne et France, à faire appliquer les accords de Minsk a été un élément de l’ouverture du conflit. Le cadre de l’ONU – qu’il faudrait réformer à la mesure des changements dans le monde – est celui d’un multilatéralisme légitimé par la responsabilité collective. La solution politique au conflit en cours, que l’on n’obtiendra que par une implication des peuples, de tous les partisans de la paix, obligeant leurs gouvernants à une attitude responsable, ne suffit pas. Il convient de travailler sérieusement à la limitation et au contrôle des armements, d’abord nucléaires, à un ordre de sécurité collective en Europe et dans toutes les parties d’un monde désormais interdépendant, d’un monde « global » où chaque tension interagit. Sans doute conclut-il, la guerre d’Ukraine est-elle un avertissement pour tous les responsables, à considérer avant qu’il ne soit trop tard.
Un livre à la lecture nécessaire, pour qui veut explorer les voies d’un nouvel ordre : « dépasser la puissance, sortir des règles en épuisement du système capitaliste ».

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Mousquetaires et misérables

Agone, 2022
Évelyne Pieiller
par Marie-Agathe Tilliette
Avec son dernier essai, Mousquetaires et Misérables, Évelyne Pieiller nous offre une passionnante fresque des incessantes rencontres et interactions entre histoire littéraire et histoire politique depuis le romantisme du début du XIXe siècle jusqu’aux premières années du siècle suivant. Son sous-titre, Écrire aussi grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres, dit bien l’objectif de cet essai à la fois ambitieux et accessible : se demander pourquoi et dans quelles circonstances certaines grandes œuvres rencontrent pleinement les aspirations du peuple à l’émancipation et sont ressaisies par la mémoire populaire. Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, qui paraissent en feuilleton entre mars et juillet 1844, et Les Misérables de Victor Hugo, qu’il commence à rédiger dès les années 1840 mais auquel il donne toute son ampleur depuis l’exil anglo-normand, sont pour Évelyne Pieiller les deux grands monuments de cette rencontre du peuple et de la littérature au XIXe siècle. Les belles pages qu’elle leur consacre sont pétries d’une lecture à la fois personnelle, intime et collective, qui les replace autant dans les parcours des écrivains que dans l’histoire populaire et littéraire de la France. Elle ne s’y arrête pas et poursuit sa réflexion avec un chapitre sur Baudelaire qui, montre-t-elle, n’est pas aussi « dépolitiqué » après 1848 qu’il l’annonce, et un chapitre sur Arsène Lupin, le « gentleman-cambrioleur » créé par Maurice Leblanc dans l’effervescence anarchisante du début du XXe siècle, dans lequel Évelyne Pieiller voit la dernière rencontre entre aspirations du peuple en lutte et œuvres de fiction, intégrées dans le patrimoine populaire.
Dans ces pages captivantes où, pour reprendre un titre de Victor Hugo, littérature et politique sont étroitement mêlées, Évelyne Pieiller réussit le tour de force de présenter de front, avec précision, évolutions littéraires et contextes historiques. On ne s’ennuie pas un instant au cours de ce récit, qui nous rappelle utilement à quel point le romantisme, parfois affadi en un vague mal-être personnel, est fondamentalement politique, à quel point toute littérature, à vrai dire, ne peut être que politique, dans sa création comme dans sa réception. Les formules délibérément anachroniques de l’autrice – qui fait par exemple des saint-simoniens des « hippies entrepreneuriaux » – servent à merveille le ton personnel de cet essai entraînant. Sans doute regrettera-t-on, au sein de ce parcours pourtant riche en penseurs, journalistes et écrivains de la cause du peuple, l’absence quasi totale d’autrices, qui ne correspond pas tant à la réalité de la littérature et du marché éditorial au XIXe siècle qu’à sa relecture par les institutions scolaires et universitaires au XXe siècle, qui gagnerait à être pensée pour ce qu’elle est : un prisme de l’idéologie dominante. Des femmes de lettres comme Flora Tristan ou André Léo auraient trouvé toute leur place dans ce beau panorama, et George Sand aurait mérité de ne pas être balayée comme autrice de « niaiseries édifiantes » après 1848, sous prétexte qu’elle délaisse le peuple ouvrier (et encore faudrait-il citer son roman de 1861, La Ville noire). Les aspirations populaires, au XIXe siècle, ne sont pas que celles du peuple ouvrier et c’est un mérite – qui n’a rien de conformiste – de Sand d’avoir laissé une place aux identités paysannes. Mais l’essai d’Évelyne Pieiller n’en accomplit pas moins un double but : non seulement donner envie de lire ou relire ces auteurs du XIXe siècle que l’on connaît déjà, ces textes dont les histoires nous sont des souvenirs partagés, mais aussi de prolonger la réflexion au XXe siècle, puis aujourd’hui. Trouvera-t-on encore une littérature pour exprimer les nouvelles formes de la lutte des classes et réussir à cristalliser les aspirations politiques de toutes celles et ceux qui ne sortent pas gagnants du triomphe néolibéral ?

Cause commune32 • janvier/février 2023