La Modernité assiégée
de Juan José Sebreli
Le Puzzle Kanapa
de Gérard Streiff
Dame de compagnie en immersion au pays de la vieillesse
de Ixchel Delaporte
La Modernité assiégée
Éditions Delga, 2020
Juan José Sebreli
par Mathieu Menghini
Philosophe et historien aujourd’hui nonagénaire, Juan José Sebreli se présente volontiers comme un « marxiste hors-la-loi », un « militant sans parti ». Au fil de nombreux ouvrages, l’intellectuel argentin s’attache à défendre les notions de raison et de modernité contre les attaques des courants post-Lumières et postmodernes. C’est encore l’enjeu de la vaste somme récemment traduite par les éditions Delga : La Modernité assiégée.
Notre époque semble vouloir proposer un nouvel écho à la dispute entre Kant et Herder. Comme le philosophe criticiste, José Sebreli invoque les notions d’universel et de progrès ; il défend une philosophie de l’histoire articulant causalité, hasard et libertés humaines et fustige les forces rétrogrades dans lesquels se retrouvent pêle-mêle le primitivisme, le populisme, les nationalismes, l’orientalisme, la négritude, l’indigénisme, etc. Avec la même énergie, il éreinte les courants qui s’épanouirent après « l’effondrement du mythe stalinien » : l’existentialisme heideggérien, le nietzschéisme, le structuralisme, la psychanalyse junguienne et lacanienne. Il déplore la disqualification de l’histoire au profit de la linguistique et de l’anthropologie.
Embrassant large, Sebreli étreint parfois mal, néglige la complexité – lorsqu’il fait, par exemple, du premier stasimon du Chœur dans Antigone une illustration de la validation du progrès, alors qu’on peut tout aussi bien y lire le témoignage d’une inquiétude sourde face à la puissance humaine.
Malgré tout, une telle somme transporte le lecteur qui y retrouve son panthéon européen, mais accède également à des intellectuels latino-américains qu’il connaît sans doute moins (Miguel Ángel Asturias, Ezequiel Martínez Estrada, Ángel Ganivet, Héctor Álvarez Murena, Jaume Vicens Vives, etc.).
Plusieurs développements intéresseront particulièrement les militants : les distinctions sémantiques et politiques entre classe, peuple ou masses, ou la reprise – polémique – des notions de pauvreté et de retard culturels. Sous-titré « Critique du relativisme culturel », l’ouvrage de José Sebreli peut, de fait, nous aider à distinguer plus nettement la diversité (à reconnaître) et les inégalités (à pourfendre). Cherchant à donner quelque substance au progrès humain, l’auteur s’attache à définir une hiérarchie sans doute trop sommaire pour emporter l’adhésion de tous, mais suffisamment évidente pour ne pas être écartée d’un revers de main : « La liberté plutôt que l’esclavage, le plaisir plutôt que la douleur, la connaissance plutôt que l’ignorance, la beauté plutôt que la laideur, la santé plutôt que la maladie, la vérité plutôt que le mensonge. »
Considérant que les aspects les plus pervers de la modernité peuvent être critiqués par la raison elle-même, José Sebreli nous incite à ne pas donner dans l’irrationalité postmoderne, à développer notre conscience de l’historicité, sans jamais perdre de vue le commun de l’humanité, à réinterroger l’héritage de Hegel et celui de Marx, surtout, pour enfin réaliser l’humanisme et traiter – selon l’impératif kantien – les êtres humains en fins. l
Le Puzzle Kanapa
Éditions La Déviation, 2021
Gérard Streiff
par Raphaël Charlet
À travers l’exploration de la vie militante de Jean Kanapa, c’est une partie de l’histoire du Parti communiste français et du monde politique français et international qui est mise en lumière. Au cours des 272 pages qui composent son ouvrage, Gérard Streiff, compagnon de route de Jean Kanapa, auquel il a déjà dédié de nombreux travaux, se livre à une complète biographie de ce personnage complexe qui fut, à la fin de la décennie 1970, une pièce maîtresse de la direction du PCF.
De ses jeunes années marquées par la guerre à sa disparition en 1978, en passant par sa formation comme disciple de Jean-Paul Sartre, son travail en tant que rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, ainsi que son rôle auprès des trois principaux secrétaires généraux du PCF de la seconde partie du XXe siècle, Gérard Streiff traite en détail de toutes les pièces constitutives du « puzzle » Jean Kanapa.
L’homme doit sa complexité, outre à son parcours
particulièrement fourni et diversifié dans les responsabilités qui lui furent confiées, aux importants changements de conception du communisme qui jalonnèrent sa réflexion. Élève admirateur de Sartre avant de devenir son contradicteur, défenseur acharné des doctrines staliniennes puis fervent partisan de l’eurocommunisme, Jean Kanapa a toujours, comme le rappelle Gérard Streiff, forcé le trait : « Il en faisait toujours trop. »
Si l’on peut en effet trouver l’ancien responsable de la Polex particulièrement clivant, il apparaît que cette caractéristique semble constituer une qualité pour qui souhaite se pencher sur l’histoire du PCF, en particulier au cours des années Georges Marchais. Comme le rappelle Gérard Streiff dans son prologue, Kanapa est un bon révélateur : « Il indique les lignes de force de l’histoire communiste que masquent des profils plus lisses. » Tout au long des pages du Puzzle Kanapa, ce sont les évolutions du monde communiste que l’on voit s’opérer à travers le regard d’un observateur attentif. Jean Kanapa, militant, rédacteur en chef, correspondant de L’Humanité à Moscou, dirigeant du PCF, romancier, est aussi un prisme par lequel Gérard Streiff revient sur les événements cruciaux qui ont marqué l’histoire du PCF, de l’après-guerre aux élections législatives de 1978 qui virent pour la première fois le Parti socialiste affirmer sa suprématie sur le Parti communiste.
Alors que le PCF nouvellement centenaire poursuit sa route politique, le retour sur la personnalité d’un dirigeant comme Jean Kanapa et sur la réalité du Parti communiste à son époque ne peut que participer à nourrir les réflexions. l
Dame de compagnie en immersion au pays de la vieillesse
Éditions du Rouergue, 2021
Ixchel Delaporte
par Marine Miquel
Ancienne journaliste à l’Humanité, Ixchel Delaporte est l’auteure de plusieurs ouvrages d’enquête, tous publiés aux éditions du Rouergue : Les Raisins de la misère (2018), qui dénonce la condition très précaire des travailleurs des vignobles bordelais a été adapté et diffusé en documentaire sur France Télévision ; son tout récent ouvrage, Les Enfants martyrs de Riaumont, qui s’intéresse aux violences subies par des garçons dans le pensionnat de la communauté intégriste de Riaumont, agréé par l’État et soutenu par les notables de la région du Pas-de-Calais, fait suite à un autre ouvrage, L’Affaire Vincent Lambert (2020), consacré aux agressions sexuelles perpétrées par un prêtre de la Fraternité Saint Pie X.
Dame de compagnie nous parle d’autres précaires et d’autres violences : les « forçates et forçats de l’aide à la personne » ; la maltraitance, ou tout simplement l’abandon, des personnes âgées, dont le « soin » est désormais au cœur d’un marché, la silver economy, filière concernant l’ensemble des produits et services destinés aux personnes âgées de plus de 62 ans, pesant 92 milliards d’euros. De même que Madeleine Riffaud, dans Les Linges de la nuit (Julliard, 1974, réédition Michel Lafon, 2021, et chroniqué dans le numéro 26 de Cause commune), choisissait de se faire embaucher comme agente hospitalière à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, Ixchel Delaporte devient « dame de compagnie », ou « auxiliaire de vie » et nous raconte son quotidien au travail auprès du « monde enseveli » des personnes que leur grand âge rend dépendantes. Durant son immersion, elle découvre, elle aussi, le métier des 830 000 femmes qui accompagnent aujourd’hui 2 millions de personnes en France, fait de faibles salaires et d’horaires fragmentés, sans grande perspective d’évolution salariale, engendrant une intense fatigue physique et morale (le médecin auquel elle finit par demander un arrêt maladie lui confie recevoir beaucoup de ses collègues « au bout du rouleau »), encore accrue par des entreprises prestataires qui imposent des rythmes de travail incompatibles avec le temps nécessaire pour tisser et développer des relations avec les personnes, pour leur permettre de conserver leur autonomie. Comme Madeleine Riffaud, Ixchel Delaporte crée, à travers une écriture sensible, parfois drôle, une série de portraits qui sont autant d’éclats de vies marquées par la pauvreté ou les violences : Hélène, qui quitta son premier époux parce qu’il l’avait frappée ; Jacqueline, qui éleva seule ses enfants en travaillant dans une usine de savon ; Fidélia, qui quitta l’Espagne pendant la guerre civile pour travailler comme bonne, puis femme de ménage, à Paris, et son époux Alberto, ouvrier dans une fonderie d’aluminium qui fournissait Peugeot et Renault, etc. Si elle redonne ainsi un peu de dignité aux « anciens » qu’elle a croisés, Ixchel Delaporte ne laisse pas toutefois se dessiner de perspective collective : dans ce secteur en tension, dans un pays qui comptera, d’ici 2030, près de 20 millions de personnes âgées, elle va de contrat en contrat, de personne en personne, sans jamais tisser de liens avec ses collègues, qu’elle ne croise pas, ou presque. En émerge une réflexion sur la nécessité de profiter du temps présent, sur le débat très actuel autour de la fin de vie. Il reste aux militants politiques et syndicaux de compléter en réfléchissant aux possibilités de structurer des luttes communes, prenant en compte ces emplois du temps fragmentés et cette dispersion spatiale ; en pensant aussi, au-delà de la prise en charge, encore effective (la France reste encore « un pays qui protège les faibles, les vieux seuls, les malades », puisque les services sociaux et médicaux se relayent autour des personnes âgées), et à l’inverse de la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale (pas en avant vers la gestion par le privé lucratif d’une « dépendance ») les véritables conditions de l’« autonomie » des personnes.
Cause commune n° 29 • été 2022