Je suis Razan. Un visage pour la Palestine
Arcane 17, 2021
Chantal Montellier (dir.),
Par Chantal Vaillant
En juin 2018, Razan al Najjar, jeune secouriste palestinienne, est abattue par un tireur israélien, alors qu’elle était en train de soigner des blessés. Tel est le point de départ de ce petit livre de format carré de cent quatre-vingt-huit pages, rédigé par vingt et un auteurs, autour d’un grand nombre de dessins de Chantal Montellier.
C’est toujours Razan qui est au centre du recueil, mais les contributions sont d’une grande variété : historiques, littéraires, poétiques, politiques. Elles sont courtes, entre une seule page et un peu plus d’une dizaine, toutes illustrées. Plusieurs d’entre elles retracent l’histoire de la Palestine et de la lutte des Palestiniens depuis trois quarts de siècle. D’autres sont en hommage personnel à Razan, à son courage, à la pureté de son dévouement. Quelques-unes s’interrogent sur la violence, sur l’injustice, sur la volonté de tuer sans remords ou, au contraire, sur le choix de la vie. La plupart des dessins utilisent les couleurs rouge, vert, blanc et noir, c’est-à-dire celles du drapeau palestinien, ce qui leur donne une seconde unité, la première unité étant le visage de Razan qui revient sur la plupart des pages sous des formes diverses.
Malheureusement, le cas de Razan n’est pas isolé, cette jeune fille n’est pas la seule victime du bras armé d’un système qu’il faut bien appeler impérialisme, largement contrôlé et incité par les États-Unis. L’ouvrage est donc un symbole plus large qu’une simple réaction humaniste sur un cas isolé dans un pays particulier. Il montre aussi que, dans le monde, les jeunes sont capables de s’engager, même pour des causes difficiles et dangereuses.
Selon son tempérament, le lecteur accrochera davantage à telle ou telle partie du livre ; il considérera peut-être les dessins comme un charme lié au discours, ou au contraire les textes comme simples accompagnateurs des dessins. S’il a envie de profiter de cet ouvrage pour s’initier à l’histoire de la Palestine, il commencera par les pages 32-35 et 146-151, puis 83-85 et 36-41. S’il préfère se laisser porter par l’image, il pourra partir de la fin. Chacun est libre, mais l’ensemble est à méditer pour la forme et pour le fond.
Le Populisme, voilà l’ennemi !
Agone, 2021
Thomas Frank
Par Pierre Crépel
On sort de cet ouvrage avec une impression étrange. La trame générale veut défendre les « citoyens ordinaires » et leur capacité à « se gouverner par eux-mêmes », au lieu de s’en remettre à des experts intéressés au service des milieux d’affaires. On ne peut qu’approuver. Pour cela, l’auteur en appelle à l’histoire de son pays (les États-Unis) depuis un peu plus d’un siècle : le Parti du peuple dans les années 1890, les réponses à la crise de 1929 avec notamment le New Deal, le mouvement des droits civiques dans la décennie 1960, pour le côté positif. Il fustige leurs opposants. Surtout, son indignation porte sur le ralliement du Parti démocrate au patronat dans le dernier tiers du XXe siècle : ceux-ci (y compris Obama et Clinton) soutiennent que nos problèmes sont de nature technique, « abandonnent la cause traditionnelle de l’égalité économique » et butent sur la question de la classe ouvrière blanche des États-Unis.
Ce livre fournit des informations de valeur, parfois peu connues sur certains moments de l’histoire des États-Unis et sur les idéologues des cent trente dernières années. Il nous fournit un florilège des insultes contre le peuple, du type : « l’insurrection des ignorants » menace « le juste ordre des choses ». Pour les Français, qui ignorent la plus grande partie de ces faits, surtout ceux de la fin du XIXe siècle, c’est particulièrement bienvenu.
Mais nous ressentons un malaise face aux analyses abruptes de l’auteur qui fonctionne essentiellement par 0 ou 1. Thomas Frank a déjà publié Pourquoi les pauvres votent à droite (2008) et Pourquoi les riches votent à gauche (2018), il aime les paradoxes et les formules-chocs, mais ce talent a son revers. D’abord, les termes « peuple », « populiste », « élites », omniprésents dans l’ouvrage, ne sont jamais définis ou possèdent des sens flottants. Le mot « classe » est employé dans des sens étonnants : « la classe surdiplômée » (adjectif cité des dizaines de fois), « la classe de la connaissance », « la classe d’opinion » voisinent « la classe ouvrière ». Un mandarin de faculté de droit, conseiller des multinationales, n’a pas plus de diplômes qu’un post-doctorant précaire en faculté des sciences qui ne trouvera jamais de poste, pourtant il n’est pas pertinent de les mettre dans la même « classe ». L’auteur, admiratif (en partie à juste titre) devant l’éphémère Parti du peuple ou Parti populiste américain de la décennie 1890, nomme systématiquement « populiste » tous les gens qui défendent le peuple et considère comme scandaleux l’emploi de ce mot dans d’autres cadres. Il reconnaît que ce parti était fragile, qu’il s’est écroulé facilement, mais n’en analyse guère les raisons (qui tiennent peut-être à son absence de théorie révolutionnaire).
On est également étonné de ne guère voir de réserves vis-à-vis des anciens « démocrates », de Roosevelt, Truman ou Johnson, toujours présentés à leur avantage et orientés en faveur du peuple. « Le populisme, correctement compris, est ce qui a permis à Roosevelt de remporter quatre élections présidentielles (et à Harry Truman une cinquième) » [N.B. Ni Hiroshima ni Nagasaki ne figurent à l’index de ce livre : ces bombardements étaient-ils populistes ?]. L’auteur ressent une certaine fierté nationale : « Le populisme n’est pas seulement une tradition radicale, c’est notre tradition radicale, une gauche autonome qui parlait la langue vernaculaire américaine et vénérait Jefferson et Paine plutôt que Marx. »
Il y a eu d’autres mouvements révolutionnaires et populaires dans des dizaines de pays du monde ! Et même si l’on s’en tient au continent américain : la révolution cubaine, le Chili de l’unité populaire, le sandinisme, qui n’ont guère reçu le qualificatif de « populiste » au sens péjoratif actuel du terme. La situation est différente pour d’autres moments de l’histoire de ce continent, par exemple en Argentine ou au Brésil, il faut aussi tenter de comprendre des mouvements et des personnages très ambigus comme Perón ou Vargas. Une autre question nous semble éludée, celle de l’alliance de la classe ouvrière et des intellectuels, ce que le terme « populiste » utilisé sans précautions pervertit. Voici une citation emblématique de l’ouvrage, que l’auteur met dans la bouche des universitaires « libéraux » modernes : « Les populistes sont des êtres intuitifs aux pulsions infantiles, des gens pour qui les faits “sont indiscernables des mensonges”. Les élites acceptent l’expertise des experts quand le populisme n’est guère plus qu’un cri primal de la masculinité primordiale. Comme en 1896, le populisme est censé représenter les appétits et les besoins vulgaires du corps en révolte contre les facultés supérieures de la pensée et de la raison. »
Effectivement, ces phrases doivent être critiquées, mais il ne suffit pas de les renverser en magnifiant tous les « populistes » et en condamnant les « élites » ; bannir de notre vocabulaire ces mots « populiste » et « élite », qui opèrent des regroupements à la hache par des analogies peu rigoureuses, ne serait peut-être pas plus mal. L’instruction publique et la démocratie sont deux objectifs indissociables.
L’Archipel du génocide
Éditions Delga, 2021
Geoffrey B. Robinson
Par Raphaël Charlet
Si les violences perpétrées à l’encontre des communistes en Indonésie en 1965-1966 bouleversèrent la vie du pays et plus globalement l’équilibre géopolitique des forces en Asie du Sud-Est, les actes de brutalité qui touchèrent les membres et les sympathisants du PKI, le Parti communiste indonésien, ainsi que les partisans du président Sukarno demeurent aujourd’hui encore méconnus. La terminologie au moyen de laquelle il convient de nommer ces événements reste encore très floue : si le Tribunal international des peuples 1965 a qualifié ces derniers de « génocide », de nombreuses organisations, au premier rang desquelles l’ONU, n’ont pas repris cette dénomination. Il demeure néanmoins qu’avec un minimum de cinq cent mille tués et des millions de victimes collatérales, la répression de la gauche indonésienne demeure empreinte d’une violence de grande ampleur et de forte intensité.
C’est à celle-ci que s’intéresse depuis de nombreuses années Geoffrey B. Robinson, professeur d’histoire à l’université de Californie et spécialiste de la violence politique et des actes de génocide. Dans le présent ouvrage, au moyen de l’examen et de la présentation détaillés des faits, de leurs causes et de leurs conséquences, de leurs protagonistes et des moyens mis en œuvre par ceux-ci pour parvenir à leurs fins, il articule sa réflexion autour de trois questions centrales : comment expliquer les actes de violence qui ont eu lieu ? quelles en ont été les conséquences ? pourquoi ces événements sont-ils si peu évoqués de nos jours ?
Au cours des cinq cent quarante-sept pages qui composent son travail, Geoffrey B. Robinson met en lumière, à l’aide de nombreux témoignages et documents officiels, le rôle joué par chacun des protagonistes du drame, et démontre que, si les organisations indonésiennes telles que l’armée de terre dirigée par le général Suharto ou encore certains partis politiques y ont tenu des places décisives, l’appui officieux de certaines puissances occidentales a largement pesé dans la balance en faveur des forces anticommunistes. Aujourd’hui, alors que les plaies laissées par les événements de 1965-1966 peinent à cicatriser dans l’un des plus grands pays d’Asie, de nombreux acteurs, au premier rang desquels des militants, des chercheurs, des intellectuels et des artistes cherchent à faire reconnaître ces violences par les autorités. Comme l’écrit Geoffrey B. Robinson : « Le silence criant de la période de l’Ordre nouveau a progressivement cédé la place à une certaine forme de reddition des comptes, de quête de vérité, de justice et de compensations pour les victimes des violences en Indonésie » (p. 511). Preuve s’il en est que, soixante ans après, le lourd dossier judiciaire, humanitaire et historique ouvert par la disparition brutale du troisième parti communiste du monde, est loin d’être clos.
Jack Ralite, nous l’avons tant aimé
Le Clos Jouve, 2021
Collectif
Par Nicolas Devers-Dreyfus
Dans toutes les salles de spectacle, lors des festivals, il fut un temps où immanquablement on croisait Jack Ralite, amoureux des textes, des acteurs, des musiciens, des metteurs en scène. Et à la commission de la culture de la grande époque, Jack, aux côtés de Guy Hermier et de beaucoup des auteurs de ce bel hommage amoureux, participait à une élaboration collective dont nous savons combien elle a enrichi le programme du premier mandat de Jack Lang.
Jean-Pierre Léonardini, Robin Renucci, Bernard Faivre d’Arcier, Marie-José Sirach, Olivier Neveux, Charles Silvestre, Jean-Claude Berutti, Julie Bronchen, Michel Bataillon, Serge Regourd témoignent avec leurs souvenirs de la stature exceptionnelle de l’homme de culture, de sa profonde humanité, de son immense érudition, de sa vision politique. On en aura une image avec le choix de présenter trois textes, Antoine Virez, un magistrat éthique et un prince démocratique du théâtre et de la vie. Vitez, qui partageait avec Ralite la conception d’une appropriation culturelle « inégalitaire pour tous». Également le discours d’installation de Catherine Dan, nouvelle directrice de la Chartreuse à Villeneuve-lès-Avignon en 2014, et la préface Au-delà de la gauche à l’ouvrage de Bruno Trentin, Le Travail et la liberté, paru aux Éditions Sociales en 2016.
Alors que vient de disparaître la si efficace Claudine Joseph, grande amie de Jack et secrétaire générale des États généraux de la culture, Laurent Fleury fait revivre ce formidable mouvement des créateurs, initié et fédéré par celui en qui, dans la diversité des opinions, tous savaient pouvoir avoir confiance.
Passion aussi pour sa ville ouvrière, Aubervilliers, ses habitants de condition modeste pour lesquels, outre le soutien au théâtre de la Commune de Gabriel Garran, il releva le défi de faire venir au lycée Le Corbusier les conférences du Collège de France – une idée généreuse de l’éducation populaire que rappelle Catherine Robert. Il y eut aussi l’accueil du théâtre équestre de Bartabas au fort d’Aubervilliers dans un bâtiment imaginé par l’architecte Patrick Bouchain, et les premiers pas visionnaires de la révolution numérique avec le Métafort piloté par Pascal Santoni dans les années 1980.
Yves Clot mais aussi Étienne Pinte, d’une famille de résistants, ancien député maire de Versailles, éclairent, l’un, la conception du travail et de la politique, l’autre, avec « Le frère que je me suis choisi », les nombreux dossiers portés de concert à l’Assemblée nationale.
Un soir de juin 1981, au dernier étage du ministère à la porte duquel nous avions distribué tant de tracts, nous avons été introduits par un huissier quelque peu déboussolé, au fond d’un vaste bureau 1930 assez décati, vers le nouveau ministre, un ministre communiste dont on pressentait que François Mitterrand n’avait absolument pas voulu de lui à la Culture, comme nous avons appris par la suite dans un verbatim qu’il ne voulait pas de ministre communiste femme. C’est à ce rendez-vous que fut décidé que Claudine Ducol, alors journaliste à L’Humanité, accompagnerait Jack dans son fameux tour de France de la santé, prenant le pouls partout sur le terrain, qui donna lieu à un livre de bonne diffusion.
Charles Fiterman dit tout ce que nous devons – c’est tout à fait d’actualité – à l’action d’un ministre communiste dans le domaine de la santé.
Laissons le dernier mot aux souvenirs de Lucien Marest, onze ans secrétaire du CE Rhône-Poulenc à Saint-Fons (69), puis secrétaire de la commission culture du PCF, maire adjoint à la culture d’Aubervilliers, compagnon de Jack une grande partie de son chemin.
Un recueil, dense, vivant, où l’on apprend beaucoup.
Cause commune • mars/avril 2022