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Ce mois-ci dans Cause commune

Sur les routes que j’ai parcourues de Charles Marck
Pourquoi pas le vélo ? de Stein Van Oosteren
Les Linges de la nuit de Madeleine Riffaud 


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Sur les routes que j’ai parcourues

Classiques Garnier, 2021
de Charles Marck
par Raphaël Charlet

Les mémoires retrouvés de Charles Marck constituent une œuvre importante dans l’écriture des mouvements syndicaux et ouvriers. Publiés une première fois en 1945, en une version plus courte, ceux-ci plongent le lecteur dans les premières années de la jeune CGT, alors décriée et menacée de toutes parts.
Ces mémoires constituent l’une des premières autobiographies ouvrières, au moment où se développe l’écriture des mouvements syndicaux par ses acteurs, au moyen notamment des premiers journaux engagés pour la cause. C’est là l’un des principaux enjeux de la collection « Archives du travail » de Garnier-Flammarion, dont est issu cet ouvrage : donner de la visibilité à cette écriture militante des mouvements populaires, malmenés pendant longtemps sous la plume des dominants. La longue contextualisation du texte par Michel Pigenet, historien spécialiste des mouvements sociaux et contributeur au Maitron, met en évidence l’importance du texte, tant d’un point de vue historique que politique. Car l’œuvre de Marck, secrétaire général de la bourse du travail havraise et trésorier de la CGT durant neuf ans, donne à voir toute la difficulté de l’émergence des mouvements syndicaux et ouvriers en France.
Celle-ci laisse en effet une large part au détail de la répression subie par les syndicalistes avant la guerre de 1914. Marck raconte en détail les persécutions dont lui et ses camarades furent victimes de la part des gouvernements successifs de la IIIe République. Le texte est authentique, écrit d’après les souvenirs parfois erronés du vieux syndicaliste, et ponctué de quelques erreurs orthographiques portant principalement sur les noms propres et les fonctions des différents protagonistes des anecdotes relatées par Marck, systématiquement reprises par les notes de bas de page. Celles-ci viennent également expliciter les événements relatés ainsi que les acteurs de ceux-ci évoqués par l’auteur ; car, au-delà du parcours personnel et syndical de Charles Marck, c’est toute l’histoire syndicale du début du XXe siècle qui est dépeinte dans ces mémoires, à travers le regard tant critique qu’honnête porté sur les événements par leur auteur, lequel ajoute à son texte un humour à l’épreuve même des situations les plus tragiques.
Le syndicalisme prôné par Marck, c’est également celui d’une action ouverte sur le monde et visant à la politisation des travailleurs. Ainsi, comme il le rappelle lui-même (p. 113 de la présente édition) : « Nous répondions toujours présents lorsque nous étions conviés à protester contre une injustice, quelle qu’elle fût. Et […] nous étions toujours suivis par la plus grande partie de la population ouvrière. » Un ouvrage à lire à l’heure où le taux de syndicalisation recule et où les gens se détournent des urnes.


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Les Linges de la nuit

réédition Michel Lafon, 2021
de Madeleine Riffaud
par Marine Miquel

Une réédition vient à point nommé faire revivre le quotidien des travailleuses invisibilisées, ces petites mains, fameuse « première ligne » un (très bref) temps louée par le président de la République durant la crise sanitaire : Les Linges de la nuit, livre-enquête de Madeleine Riffaud. Inconnue du grand public (espérons que la réédition de ce livre, ainsi que la parution cet été d’une bande dessinée autour de son action dans la Résistance, La Rose dégoupillée, aux éditions Dupuis, remédient à cette injustice !), la journaliste de L’Humanité et de La Vie ouvrière a précédé Florence Aubenas. Comme cette grande reporter, qui a choisi d’enquêter dans les milieux les plus précaires, en travaillant comme femme de ménage (investigation dont elle tire un récit, Le Quai de Ouistreham, publié en 2010 aux éditions de l’Olivier), puis en parcourant la France pour en compiler un recueil de chroniques (En France, L’Olivier, 2014), ou en partant d’un fait divers, l’assassinat d’une postière dans un village de montagne, dans L’Inconnu de la Poste (L’Olivier, 2021), Madeleine Riffaud, qui fut envoyée par L’Humanité couvrir la guerre du Vietnam puis la guerre d’Algérie, choisit, après la signature des accords de Paris mettant fin à la guerre du Vietnam, en 1973, de se faire embaucher comme agente hospitalière, au premier échelon, au sein de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, devenant « un petit rouage dans un service de chirurgie vasculaire ». Sa tâche est d’assurer la propreté et l’hygiène des locaux comme des linges, de faire les lits, d’amener les repas, mais le manque de personnel l’amène aussi à aider les aides-soignantes et les infirmières. Comme le souligne le médecin-urgentiste et militant syndical CGT Christophe Prudhomme, les conditions de travail n’ont guère changé – pire encore, dans son service de l’AP-HP, le poste de lingère a été supprimé et le ménage est désormais sous-traité à une entreprise extérieure – ni aucun des constats qui doivent aujourd’hui conduire à rebâtir l’hôpital public, sur de meilleures bases : malgré la difficulté intrinsèque du métier (« on entend souvent pleurer et gémir »), le rythme est effréné (au point d’oublier d’aller aux WC ou d’avoir faim), le matériel manque, le personnel aussi (y compris à l’aumônerie), les salaires sont peu élevés, les transports épuisants, des congés ne peuvent pas être pris, etc. Mais, malgré tout, reste l’engagement de ces femmes et de ces hommes, pour assurer coûte que coûte le bien-être des patients, suivant la devise du service : « Gaiement la larme à l’œil ». Le format du journal, entrecoupé d’éclats de poésie, en vers et en prose, ou de traits d’humour, tout comme les portraits qui se dessinent des malades et des « blouses blanches » sont un des moyens qui permettent à Madeleine Riffaud de traduire l’engagement tenace des soignants vis-à-vis des humains qu’ils accueillent, qui incarnent chacun la condition humaine ; de s’indigner aussi, devant l’injustice et la pauvreté, qui broient « les improductifs, les isolés, les exilés en tout genre » ; ou aussi, avec l’insertion de lettres de soignants et de malades, reçues après la publication du reportage, de dessiner l’importance du lien affectif qui unit tous ces opprimés, et la nécessité de « vivre la suite dans la rue ».


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Pourquoi pas le vélo ? Envie d’une France cyclable

Montréal, écosociété, 2021
de Stein Van Oosteren
par Pierre Crépel

C’est un livre facile à lire, avec des chapitres courts, bien écrit et agréable, original dans ses expressions frappantes. L’auteur (néerlandais) prend l’exemple de son pays d’origine, mais il montre qu’il n’y a pas d’atavisme hollandais pro-vélo lié à la platitude ou à une mystérieuse « culture vélo ». Les Pays-Bas des années 1960 étaient tout aussi intoxiqués au tout-voiture que la France des années 2000, mais des décisions ont été prises au plus haut niveau et dans les collectivités locales, notamment en 1972 et 1979. Aujourd’hui, des édiles locaux d’obédiences variées (comme à Strasbourg, Paris ou Bordeaux) se sont engagés, le gouvernement et d’autres élus ont dû commencer à prendre des mesures, parfois contraignantes (comme lors du premier déconfinement). Le livre de Stein Van Oosteren invite aussi à une réflexion que nous pourrions appeler dialectique, sur l’action individuelle, les groupes de pression et les décisions politiques à divers niveaux : ni attente de ce qui vient d’en haut, ni culpabilisation personnelle.
Il y a des chiffres et des formules très efficaces dans cet ouvrage, qui peuvent permettre aux militants et aux élus de répondre aux multiples obstacles (bien résumés p. 40) qu’on oppose souvent à la pratique du vélo en ville, aux pistes cyclables « vides et inutiles », « qui coûtent cher ». Voici quelques exemples :
• en ville, la vitesse moyenne du vélo (15 km/h) est plus élevée que celle de la voiture (14 km/h) ;
• 67 % des automobilistes français déclarent ne pas toujours respecter la limitation de vitesse ;
• chaque automobiliste finance en moyenne, à l’achat, 1 500 € de publicité du véhicule ;
• chaque année mille personnes décèdent par noyade, soit six fois plus que de cyclistes ;
• à Paris, la voiture individuelle ne représente que 13 % des déplacements et occupe 50 % de l’espace voirie
• construire 1 km d’autoroute coûte autant que 100 km de pistes cyclables ;
• les dépenses dues à la sédentarité (obésité, maladies cardiaques, etc.) coûtent 17 milliards d’euros par an, l’insécurité routière 50, la perte de productivité due aux embouteillages 17 (ce ne sont évidemment que des estimations) ;
• chaque kilomètre parcouru à vélo rapporte 26 centimes à la ville alors que chaque kilomètre parcouru en voiture lui en coûte 899.
L’objet de l’ouvrage est limité, on ne peut le lui reprocher, son propos étant essentiellement la promotion du vélo face à l’envahissement de la voiture en ville. Il montre que c’est possible, que c’est même bien engagé. Il donne le moral aux militants (c’est important), il place l’humain au centre, il sait être lucide face aux fausses solutions (telle l’illusion verdoyante de la voiture électrique, au bilan carbone désastreux) : ce sont ses principales qualités. Toutefois, nous aimerions le compléter à certains égards. Pour nous, la sécurité, l’apaisement, la vie sociale passent aussi par d’autres questions peu ou non abordées ici : le développement des transports en commun de qualité avec un maillage suffisant (il y a juste un petit chapitre sur le « vélo-train » aux Pays-Bas, p. 111-113) ; la relocalisation des productions d’usage courant ; la lutte contre l’obsolescence programmée ; les dégâts environnementaux causés par la précarité. Une autre limite de ce livre est qu’il se borne essentiellement aux centres-villes et n’aborde pas la situation des banlieues et des villes petites et moyennes : problème de classe, car c’est là que vivent les couches les plus populaires et que les alternatives à la voiture individuelle sont les plus insuffisantes. Malgré ces réserves, Pourquoi pas le vélo ? est une excellente publication. Une association a décidé d’en offrir un exemplaire à tous les maires des cinquante-neuf communes de la métropole lyonnaise, exemple qui pourrait être suivi ailleurs.

Cause commune • novembre/décembre 2021