Ce mois-ci
Le communisme a de l’avenir… si on le libère du passé
de Bernard Vasseur
L’État contre les communistes, 1938-1944
de Louis Poulhès
L’Impasse de la métropolisation
de Pierre Vermeren
Jean Jaurès en « Rhône-Alpes ». Présence et mémoires
de Catherine Moulin
Semer le trouble Techniques & Cultures
de Mikaëla Le Meur, Matthieu Duperrex
Le communisme a de l’avenir… si on le libère du passé
de Bernard Vasseur
Éditions de l’Humanité, 2020
par Alexis Aupetit
Face à ce qu’il nomme la « dé-civilisation » capitaliste, Bernard Vasseur appelle à en finir avec les luttes seulement défensives, contre, anticapitalistes. Il propose de repenser le « pour », d’imaginer et de lutter pour une civilisation postcapitaliste. Il invite à un « grand combat civilisateur contemporain », pour la fondation d’une nouvelle société, « sans classe, sans carbone ni déchets plastiques » : ce combat, c’est le communisme.
Le communisme, Bernard Vasseur cherche à bien le distinguer de celui de la social-démocratie et de ce qu’il nomme habilement la « social-autocratie » soviétique et de ses divers alliés des républiques populaires. Premièrement, il insiste sur le fait que le communisme en tant que tel, c’est-à-dire tel que Marx l’avait théorisé au fil de son œuvre, n’a jamais été essayé. Que ces deux tentatives, social-démocratie ou social-autocratie, aient échoué ne signifie aucunement l’échec du communisme. Deuxièmement, il cherche à critiquer ce qu’il appelle l’étapisme, posture qui fut également adoptée par la social-démocratie et la social-autocratie : il dénonce cette attitude qui consiste à remettre à tout prix le communisme à plus tard, à en faire un but lointain et parfois idéal, en le positionnant après une étape bien différenciée, le socialisme. Il rappelle que cette conception du socialisme comme première étape avant le communisme n’a jamais été évoquée par Marx qui, lui, parlait de « première phase de la société communiste ». Contre Staline pour lequel « il n’y a pas d’îlot du socialisme », Bernard Vasseur soutient tout le contraire : il y a des déjà-là communistes, il prend en exemple la Sécurité sociale, mais aussi à certains égards, le récent « quoi qu’il en coûte » et la focalisation sur les activités utiles socialement, telles que la santé lors du premier confinement. Bernard Vasseur défend ainsi un communisme qui se démarque fortement de certaines traditions, sans pour autant rompre radicalement avec tous ses prédécesseurs puisqu’il cite en exemple l’attitude de Lénine face au fordisme, Lénine faisant la différence, entre la situation en France et en Russie. Ce qu’il critique, c’est le « marxisme », puis le « marxisme-léninisme », c’est-à-dire la pensée de Marx devenue une doctrine d’État immuable et définitive, notamment du fait du travail de Joseph Staline. À rebours, il en appelle à une nouvelle lecture de Marx s’appuyant sur les traductions récentes et la connaissance plus fine de l’œuvre marxienne qu’elles permettent. Les enjeux sont loin d’être anecdotiques : ainsi, avec Arbeiter, qui signifie « travailleur » en français, mais fut pourtant longtemps traduit par « ouvrier » en France, semblant placer hors de la « classe ouvrière » plus d’un travailleur bel et bien exploité par le capital. Il évoque encore le débat autour de la traduction du terme Aufhebung : « dépassement » ou « abolition » pure et simple du capitalisme ?
Tirant des conclusions du temps présent et des menaces fondamentales qui pèsent sur l’humanité, sociale, écologique, sanitaire, Bernard Vasseur appelle donc à travailler avec « un Marx nouveau pour un nouveau monde ». Ainsi, cet ouvrage se présente comme un manifeste, une invitation à l’ensemble du camp progressiste à repenser l’avenir de l’humanité sur de nouvelles bases, à réfléchir et à imaginer une société sortie de la barbarie capitaliste, aujourd’hui plus menaçante et dangereuse que jamais.
L’État contre les communistes, 1938-1944
de Louis Poulhès,
Atlande, 2021
par Philippe Pivion
L’histoire est politique. Elle représente un enjeu déterminant pour la classe sociale dominante, au sens où sa connaissance donne à comprendre, à appréhender le mouvement du monde, à dévoiler ses desseins. À ce titre, la lecture du livre L’État contre les communistes, 1938-1944, de Louis Poulhès, contrebalance l’histoire véhiculée sur la prétendue entrée tardive en résistance du Parti communiste, qui aurait attendu l’attaque nazie du 22 juin 1941 contre l’Union soviétique. Cet ouvrage contient une masse d’informations et de références qui le rendent indispensable. Il aidera celles et ceux qui sont parfois à court d’arguments sur la période 1939-1941. Précisons qu’un débat avec l’auteur est accessible sur le site de la fondation Gabriel-Péri.
Le travail de Louis Poulhès démontre qu’il n’a pas fallu attendre la guerre pour que les attaques aient lieu. L’offensive remonte à 1938, au lendemain de la capitulation de Munich à laquelle le PCF s’est opposé, seul. Lors du congrès du Parti radical, Daladier y déclare les communistes fauteurs de troubles et affirme qu’il faut remettre la France au travail. Tout l’appareil d’État est mis à contribution pour atteindre cet objectif. La CGT est visée avec la condamnation de plus de huit cents militants à de la prison ferme au lendemain d’une grève. Le fichage des syndicalistes et des communistes est effectué par la police. Tout est prêt pour aller plus loin dans la répression à la première occasion.
Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 est conclu alors que la France et l’Angleterre faisaient tout pour ne pas signer un accord de défense réciproque avec les Soviétiques. Dès le lendemain, L’Humanité et Ce soir sont saisis. Le jour suivant, ils sont interdits. Un mois plus tard, le PCF est dissous, ses députés, restés fidèles, emprisonnés et déchus de leur mandat. La guerre déclarée, la répression va connaître un rythme endiablé, poussant ses dirigeants à la clandestinité. La drôle de guerre, si elle épargne les forces nazies, voit un déferlement de mesures contre ceux qui sont accusés de ruiner l’effort de guerre pourtant inexistant. À ce titre, le garde des Sceaux, Albert Sérol, publie un décret punissant de mort les personnes accusées de démoraliser l’armée et la nation, entendez les communistes. La débâcle survient et l’ascension de Pétain, porté par la bourgeoisie, est réalisée. S’ensuit une coopération scandaleuse avec les Allemands pour pourchasser les « judéo-bolcheviques », les indésirables.
Dès le 17 juin, Charles Tillon, au nom du PCF, appelle à combattre le gouvernement fantoche et les troupes occupantes. Pas un autre parti n’aura survécu à la débâcle et seul le PCF, en publiant une Humanité clandestine, arrive à riposter. Il lui faut pourtant se réorganiser, apprendre la clandestinité, la sécurité. Il soutient et réussit des mouvements de grève dans le Nord, des manifestations pour le 11 novembre, des regroupements revendicatifs. Ses militants sont emprisonnés dans des camps de concentration français dans lesquels l’occupant n’aura qu’à puiser pour les fusiller ou les envoyer en Allemagne par dizaines de milliers. Alors oui, il faut attendre l’attentat d’août 1941 de Pierre Georges (futur colonel Fabien) pour que l’action armée débute. Comment en aurait-il pu être autrement ? C’est une lutte à mort qui est déjà engagée, depuis trois ans. Je n’irai pas plus avant dans ce livre foisonnant, dont la lecture bouleverse devant tant de souffrances endurées, d’abnégation, de courage.
L’Impasse de la métropolisation
de Pierre Vermeren
Gallimard, 2021
par Nans Noyer
Dans ce petit opuscule, Pierre Vermeren évoque les étapes d’un processus né aux États-Unis, qui a gagné la France dans les années 1970, encouragé par un pouvoir obsédé par l’efficacité et l’urbanisation afin de doper production et consommation : la métropolisation. Une polarisation croissante a alors entraîné la reconfiguration du rapport villes/campagnes et centres-villes/banlieues. Modalité du néolibéralisme, la métropolisation fut présentée (et l’est encore, malgré ses désastres fous) comme un idéal civilisationnel : « L’idéologie dominante la pare de vertus morales imposées par les gagnants de la mondialisation. »
En 1964 sont institués les pôles d’équilibre, encourageant la spécialisation économique : textile à Lille-Roubaix-Tourcoing ; industrie lourde à Metz-Nancy ; économie navale à Nantes-Saint-Nazaire ; industrie informatique et lourde à Lyon-Saint-étienne-Grenoble ; industrie militaire à Bordeaux ; aéronautique à Toulouse ; commerce à Marseille ; loisirs à Nice. Comprenant 10% de la population française, 28% si l’on intègre leurs aires métropolitaines, ces villes sont l’expression frappante du clivage observé par les géographes en France. Elles hébergent au moins les deux tiers des cadres et des classes aisées, produisent plus de 50% de la richesse nationale, abritent 95% des médias nationaux de tout format. Pourtant, la superficie de ces métropoles ne couvre que 5% du territoire national.
La métropolisation, suite logique de l’accélération de la concentration du capital, et la gentrification sont les deux mouvements conjoints de cette transformation qui a frappé le pays. C’est l’idéologie néolibérale qui a guidé les politiques, finançant ces évolutions, avec l’objectif de faire aussi bien que d’autres pays dans la course de la mondialisation capitaliste. Désindustrialisation, mutation de l’économie, pavillonnisation des banlieues de la première ceinture, exode massif des classes moyennes des centres-villes où les industries fermaient, ont été particulièrement violents. Mouvement des gilets jaunes, victoire de maires au programme post-moderniste dans des métropoles, disparition du commerce de proximité sont autant de signes d’une crise profonde.
La tertiarisation des grandes villes a généré l’arrivée de travailleurs précarisés au service des classes supérieures, pour leur simple confort, sans aucune création de richesses « réelles », « l’économie du confort » prenant la place de l’économie réelle. L’auteur démontre comment s’est effectuée, par ce processus, la relégation de 30 à
35 millions de personnes en périphérie, hors du système de production et de partage des richesses. Pour maintenir un pays fracassé et éviter une implosion à craindre, l’État français a inventé le plus grand système de redistribution « sociale » du monde, en progression permanente depuis quarante-cinq ans (760 milliards d’euros en 2019). Face au chômage, au déclassement, les classes populaires gravement paupérisées et en désaffiliation ne se sentent plus tenues par aucune appartenance, n’étant plus même nourries par l’agriculture nationale, ne produisant quasiment plus rien, se contentant de travailler au confort matériel du pays. Peut-on croire au souci d’un gouvernement distribuant autant d’argent pour mieux endormir les justes revendications d’emploi, d’utilité et de destin collectif ?
Pour empêcher la poursuite de ce processus, il est nécessaire de rompre avec cette logique néolibérale du « big is beautiful » et de reposer la question du projet français, mais également de sa mise au service des classes populaires, redevenant la seule priorité. Cela est urgent, tant la situation s’avère critique et le temps pour réagir infime.
Jean Jaurès en « Rhône-Alpes ». Présence et mémoires
de Catherine Moulin
Éditions Arbre bleu, 2020
par Pierre Crépel
Comme toujours, l’histoire locale ou régionale fournit un bon angle d’attaque pour éclairer des questions de plus grande envergure. C’est ici le cas à propos de Jaurès, un homme politique très étudié par ailleurs. L’ouvrage, préfacé par Gilles Candar et postfacé par Gérard Lindeperg, situe d’ailleurs en maint endroit la spécificité régionale par rapport à ce qui est bien établi en général sur les vingt dernières années de la vie du tribun socialiste.
Le livre de Catherine Moulin comporte quatre chapitres donnant à voir l’organisation des déplacements, les à-côtés, les réunions elles-mêmes, puis les rendus de la presse, enfin un cinquième sur les « éléments mémoriels » dans l’entre-deux-guerres. Un des intérêts de cette publication, consacrée aux deux périodes 1893-1914 et 1918-1939 et à un rayon géographique limité à cent
kilomètres autour de Lyon (disons au quadrilatère Oyonnax-Roanne-Valence-Vizille, qui englobe Lyon, Saint-Étienne et Grenoble), c’est aussi d’entrer dans le concret, dans les « problèmes locaux et quotidiens qui sont la
réalité du militant de base ». Choix et obtention des salles, leurs prix, ceux des billets d’entrée et des banquets, comparés aux salaires des ouvriers et au prix du pain, les relations avec la police et avec les notables, le financement des statues après-guerre, les délibérations de conseils municipaux : tout cela est vu en détail.
L’ouvrage ne révolutionne rien de ce qu’on sait sur Jaurès, et ne le prétend pas, mais il évoque les spécificités locales et temporelles. Les classes ouvrières et populaires de la région, occupées dans les mines, le textile, l’armement, l’électricité ou le plastique naissants, ne sont ni celles de l’Île-de-France, ni celles du Nord, de Saint-Nazaire ou des Bouches-du-Rhône, ni celle du Tarn d’origine du tribun socialiste. L’auteure montre comment Jaurès sait s’adapter sans tomber dans l’opportunisme hypocrite : à l’actualité (grèves particulières, affaire Dreyfus, laïcité, paix), au public local, d’ailleurs plus large que la seule classe ouvrière.
Le recueil transcrit en annexes deux discours de novembre 1900 (non reproduits dans les œuvres) et donne de façon rigoureuse et efficace les sources manuscrites et imprimées, ajoutant un index des noms de personnes. Les Bretons, les Alsaciens et même les Parisiens liront donc cet ouvrage instructif avec plaisir, en se régalant tout particulièrement des citations extraites de la presse de droite ou cléricale, ainsi que des guesdistes d’avant l’union des socialistes : « Le châtelain de Bessoulet est le plus jésuite d’entre les calotins et le plus ferme soutien du capitalisme qu’il feint de combattre. »
Semer le trouble
Techniques & Cultures
Mikaëla Le Meur, Matthieu Duperrex (dir.)
n° 74.
Éditions EHESS, 2021
par Pierre Crépel
Ce numéro 74 d’une revue traitant des sujets divers de sciences humaines et sociales a été rédigé dans le cadre des « revues en lutte », au moment où le gouvernement imposait sa « loi de programmation pluriannuelle de la recherche » (LPPR), qui, entre autres nuisances, restreint la liberté de pensée et veut formater l’investigation. Ce numéro, qui a vu la participation à parité d’une quarantaine d’auteurs, examine des types d’actions sortant du commun, menées dans divers pays. Il est conçu selon trois parties : « Soulèvements, subversions, refuges », chacune d’entre elles comportant quelques articles de facture habituelle bien illustrés et quelques « notules » appelées « fragments de lutte », fournissant des exemples concrets.
Les formes d’action non classiques analysées sont : les gilets jaunes, les « cortèges de tête », les sabotages, les black blocs et autres « blocs », le hacking, la mort simulée (die-in), les parodies, les objets détournés, les « vols » de chaise, les graffiti, les spectacles, les encombrements de services, la médecine de rue, les ZAD, les Nuit debout... Certaines sont violentes, d’autres non violentes. Plusieurs articles donnent un éclairage historique sur ces méthodes de lutte, pouvant remonter au Moyen Âge ou aux taoïstes.
La plupart des auteurs ne cachent pas leurs sympathies pour ces types d’actions et cherchent même, au moins indirectement, à les promouvoir, en les opposant parfois à celles habituellement développées par les syndicats : grèves, manifestations encadrées, journées, meetings, catalogues de revendications, exposés structurés. Les organisations traditionnelles des salariés ne sont pas attaquées, mais elles sont implicitement présentées comme un peu ringardes.
Malgré cette réserve, cet ouvrage fort bien présenté de 222 pages est utile, il peut servir de réservoir d’idées originales. Le militant qui l’étudiera avec un peu de recul saura faire le tri entre les bonnes et les moins bonnes, entre celles qui peuvent faire mouche et celles qui risquent de se retourner contre leurs auteurs, braquer
l’opinion publique ou empêcher le rassemblement (éventualités non envisagées dans ce recueil).
Il faut donner du pouvoir à l’imagination et apprendre aussi à mieux gérer une certaine complémentarité entre les formes variées de luttes contre l’exploitation, l’injustice, le mépris, la misère. Comme l’écrivait fort bien Mario Benedetti : « Il est bien évident que nous n’allons pas faire la révolution avec une chanson, ni avec une danse, ni avec un poème, ni avec une pièce de théâtre. Mais nous ne la ferons pas non plus avec un discours, ni avec une déclaration, ni avec un vote, ni avec un cri, ni avec une barricade, ni avec une grève, ni avec une balle. En règle générale, les révolutions sont une grande addition de choses où tout peut servir, où rien n’est inutile. »
Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021