Ce mois-ci
Charles Tillon. Le chef des FTP trahi par les siens
de Fabien Tillon
Un hamster à l’école
de Nathalie Quintane
Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi
de Benjamin Carle et David Lopez
Sur les dents
d'Olivier Cyran
Charles Tillon. Le chef des FTP trahi par les siens
Don Quichotte / Seuil, 2021
de Fabien Tillon
par Philippe Pivion
Fabien Tillon est le petit-fils de Charles, dirigeant communiste, résistant, ministre, militant que la direction de son parti reniera. L’auteur écrit avec passion la destinée hors norme de cet homme. Cependant, dans ces pages, flotte un règlement de comptes entre les Tillon et le PCF. L’auteur instruit à charge contre le parti « stalinien ». Ce qui intéressera le lecteur, ce sont les faits, les propos, les actes de Charles, davantage que les resucées et les opinions de son petit-fils.
Charles Tillon est marin durant la Grande Guerre. Après l’armistice, sur le Guichen, une révolte le conduit au bagne d’où il réchappe de justesse. Il entre au Parti communiste en 1921, participe à de nombreux combats, dont la lutte des sardinières de Douarnenez. Ses qualités d’organisateur lui font gravir les échelons de son parti et de son syndicat.
Il devient député d’Aubervilliers en 1936, face à Pierre Laval. Puis le pacte germano-soviétique bouleverse tout. Comment ne pas réaliser le trouble des militants ? Le parti et sa presse interdits, ses militants arrêtés, ses députés poursuivis, son organisation anéantie. Tillon tente de réorganiser un PCF clandestin dans le Sud-Ouest. En réaction au discours de Pétain, le 17 juin, il rédige le premier appel à la résistance contre l’occupant et le gouvernement « bourgeois ». Suivront ceux de De Gaulle et de Duclos. L’auteur juge tardive l’entrée en résistance du PCF, la situant après l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941. Il souligne la clairvoyance de son aïeul pour la nier… Or viendrait-il à l’idée de quelqu’un de dire que Jean Moulin, arrivant en Angleterre en octobre 1941, le fait suite à l’entrée en guerre de l’URSS ? L’auteur oublie les Decour, Politzer, Solomon qui en septembre 1940 créent un réseau universitaire, la manifestation du 11 novembre 1940 mise sur pied par les étudiants communistes, la grève des houillères organisée par les communistes en mai 1941… Il ne s’interroge pas non plus sur l’isolement des militants, sur les risques des contacts. Pourtant, la structure clandestine se met en place et Tillon intègre aux côtés de Jacques Duclos et de Benoît Frachon le triangle de direction clandestin du PCF.
Il fondera les FTP, des journaux, des méthodes d’action qui font de lui un dirigeant hors pair. Sa stature le conduira au gouvernement. L’auteur ne décrit pas l’atmosphère de l’époque, le rôle de la CIA, la montée de la guerre froide, la paranoïa qui s’empare des partis politiques. Charles Tillon s’engage dans la création du Mouvement de la paix. Il agrège des personnalités de premier plan. C’est alors que la direction du Parti communiste instruit un procès dont la lecture donne la mesure du ridicule des arguments. Marty et Tillon sont malmenés par Léon Mauvais qui joue le rôle de procureur. L’auteur estime que Jeannette Vermeersch est à la manœuvre. Thorez est souffrant. Charles Tillon pourrait prendre sa place, il faut l’écarter. C’est le début de la fin. Un seul membre du bureau politique le soutient : Waldeck Rochet. Charles est démis mais reste au parti. Il faudra attendre un nouveau coup bas en juin 1970 pour qu’il soit exclu. Rocard, Sartre, Mitterrand et d’autres vont alors tenter de l’instrumentaliser.
Charles finit ses jours en Bretagne. L’ouvrage met bien en relief sa vie, celle d’un homme d’honneur, de conviction. Dommage que l’auteur ait voulu régler des comptes qui n’étaient pas les siens.
Un hamster à l’école
La Fabrique, 2020
de Nathalie Quintane
par Valérie Sultan
Parler de l’école en trouvant le ton juste n’est pas chose facile. Dans ce petit roman, Nathalie Quintane nous invite à la traverser telle qu’elle est, avec ses petites satisfactions quotidiennes mais aussi son imperfection, son incomplétude, son équilibre fragile. Le piétinement du réel, les journées épuisantes, les frustrations, l’imprévu qui surgit en permanence dans la tâche pédagogique, la charge mentale et physique, les photocopieurs, la machine à café, les inspecteurs, les réunions syndicales, les salles de classe, les chefs d’établissement, la cantine, la salle des profs, tout prend vie peu à peu : on y perçoit le petit bruit du zip des trousses, le son de la sonnerie, l’odeur du papier peint sur les murs des classes, le cliquetis des couverts dans les assiettes de la cantine…
Le sortilège opère par la beauté de l’écriture. Au fil des pages se dessine peu à peu une interrogation profonde sur le fonctionnement de notre système éducatif, avec ce qu’il comporte à la fois de poétique et d’absurde. Le roman raconte de manière saisissante ces petites scènes de l’école ordinaire dont notre métier est fait. De très nombreux enseignants s’y reconnaîtront sans doute. Dans ce livre, il est surtout question du collège, ce qui n’est pas anodin. Injustement considéré comme un lieu de passage et de déséquilibre avec ses adolescentes et adolescents entre deux âges, souvent qualifié injustement de « maillon faible », quelque part entre les indispensables « apprentissages élémentaires » et avant que « les choses sérieuses commencent », le collège est aussi cette gigantesque gare de tri social, où les destinées de nombreux jeunes se retrouvent souvent scellées de manière irréversible.
Les hamsters de l’école sont aussi celles et ceux qui continuent à en ouvrir les portes et à y travailler, avec de plus en plus de doutes sur le sens d’un métier abîmé par une marée de contre-réformes. Nathalie Quintane, qui n’est pas une débutante, en a vu passer plusieurs. Elle n’a pas son pareil pour en pointer toute l’absurdité lorsqu’elles se déclinent sur le terrain. Dès lors, comment continuer à enseigner ? Comment réagir aux injonctions incohérentes de l’institution ? Comment faire face aux questions lancinantes des élèves ? Comment préserver son propre équilibre ? Que faudrait-il enseigner aujourd’hui ? Le livre dresse aussi le portrait de professionnels qui ne peuvent pas tout et dont on mesure aussi le désarroi face à un système qui les maltraite tout autant qu’il maltraite leurs élèves.
Pour autant, si les profs ne peuvent pas tout, ils ne peuvent pas rien non plus. Et Nathalie Quintane n’élude pas les vraies responsabilités qu’ils portent dans l’évolution actuelle du système. Alors que certains combattent les inégalités sociales, d’autres s’en accommodent lorsqu’ils n’en deviennent pas les promoteurs, d’autres enfin laissent faire, par confort, par lâcheté ou par indifférence. Le livre de Nathalie Quintane pointe également sans concession la dépolitisation grandissante des personnels, certaines réunions syndicales détournées de leur objet pour se transformer en coquilles vides, le comportement ambigu de nombreux enseignants, issus de ces fameuses classes moyennes qui sont un sujet récurrent dans ses romans. Pour elle, une chose est sûre : ce n’est pas des salles des profs que partira la révolution ! Beaucoup d’entre eux, qui semblent avoir fait le choix de se protéger en évitant de penser, tel le hamster dans sa roue, ne sont-ils pas à l’image de la société dans laquelle ils vivent ? De manière plus générale, Nathalie Quintane pointe le cynisme de ces gens qui vont faire les courses au centre commercial du coin sans un regard pour le manifestant qui est en train de se faire cogner par les CRS sur le trottoir d’en face, indifférents à l’évolution d’un monde de plus en plus choquant.
Pourrait-on imaginer l’école autrement que ce qu’elle est ? Sans doute, mais Nathalie Quintane ne s’y risque pas. Les utopies et autres mondes idéaux sur fond de petites fleurs ne sont pas sa tasse de thé. Enseigner et soigner ne sont-ils pas « deux métiers impossibles », disait Freud ? Le livre donne à voir une réalité complexe, celle d’une école qui n’est pas hors du temps ni hors de l’espace et qui entretient une relation dialectique permanente avec la société qui l’entoure.
Profondément humain, il évoque la fragilité du métier, à l’image de sa dernière phrase : « Il n’y a pas de prof plus agaçant que le prof gentil qui fait ce qu’il peut. Le prof gentil qui fait ce qu’il peut est le prof final, le dernier enseignant. »
Par le biais de l’écriture, cette fragilité devient une force qui traverse tout le roman : la toute-puissance de la communication ministérielle, les cadres du système pétris de certitudes, les kilomètres de réformes, les pédants qui « savent enseigner », les décideurs néomanagériaux de tout poil, les technocrates autoritaristes hors sol, les pseudo-spécialistes qui s’écoutent écrire à longueur de journée sur le système éducatif, tout ce petit monde carriériste et vaniteux se retrouve pris dans un gigantesque carambolage et s’effondre en un instant comme un vulgaire château de cartes, en venant percuter le petit livre de Nathalie Quintane.
Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi
Steinkis Groupe, 2021
de Benjamin Carle et David Lopez
par Delphine Miquel
En 2017, des salariés de la plus grande entreprise de la Creuse détruisent des machines, piègent leur usine avec une bonbonne de gaz et mettent le feu à des pneus, faisant croire que leur usine brûle… Un journaliste décide de comprendre ces gestes et interroge ces salariés, ceux qui sont restés, ceux qui ont dû partir, des syndicalistes qui ont porté jusqu’à l’Assemblée nationale la problématique de la sous-traitance et des délocalisations.
Du patron présent, un peu paternaliste sans l’avouer, aux repreneurs changeants, de l’usine de trottinettes à la diversification pour les donneurs d’ordre, géants de l’automobile, les auteurs s’attachent à brosser un tableau complet de ce combat qui a fait date dans l’histoire sociale.
Décider de raconter l’histoire de cette lutte, celle des ouvriers de GMS, c’est aussi raconter l’histoire de la « crise » de l’automobile, de la désindustrialisation affichée, des multiples repreneurs, qui sont très aidés par l’État mais jamais n’assurent la pérennité de l’entreprise, des donneurs d’ordre qui commandent peu et qui fragilisent l’économie de l’usine.
C’est aussi et surtout raconter les syndicalistes, l’avocat, les ouvriers : un collectif humain, uni, à hauteur d’homme, qui se dresse contre un système international. L’enjeu était de taille : de six cents à travailler à La Souterraine en 1990, ils ne sont plus qu’une centaine. Et ils savaient que leur combat aurait un effet sur d’autres usines, d’autres salariés : il fallait « faire comprendre que ce qu’on a vécu, nous les GMS, ne doit pas arriver à d’autres ». Les délocalisations pour trouver une main-d’œuvre moins chère ailleurs, un État qui se désengage, ce sont avant tout des communes, des départements qui ne se relèvent pas. Une usine, c’est de l’emploi, mais c’est aussi de l’emploi induit, ce sont des services publics, de l’entretien, des routes : c’est aussi pour cela que les salariés de GMS se sont battus, loin de songer à leur seul avenir, en pensant au collectif, en replaçant le travail comme moteur essentiel à la fois de leur vie, mais aussi de leur territoire.
Benjamin Carle retrace cette lutte en rencontrant les divers protagonistes, en confrontant ce journaliste parisien (lui-même) à une réalité sociale crue, un monde où le travail est érigé en valeur, sa ville en attache : pourquoi devenir ouvrier en région parisienne quand La Souterraine a pu accueillir six cents salariés ? Chiffres économiques, courbes et enquête journalistique à l’appui, l’expression « vivre et travailler au pays » trouve dans cette bande dessinée tout son sens.
Sur les dents
La Découverte, 2021
d'Olivier Cyran
par Valérie Sultan
Olivier Cyran est parti d’un ressenti personnel, sa peur du dentiste, pour en tirer un ouvrage peu commun. À l’image du paléontologue qui part d’une dent pour reconstituer tout le parcours du diplodocus qui va avec, l’auteur nous lance dans une passionnante réflexion très documentée sur ce que nos dents racontent des inégalités sociales, en remontant même jusqu’à la préhistoire pour nous raconter l’évolution passionnante de l’histoire des soins dentaires. Dans ce livre vivant, habité et très bien écrit, on découvre aussi des témoignages bouleversants. À travers l’aventure des dents, on voit surtout se dessiner des vies.
Comme s’il réalisait un détartrage minutieux, avec le goût du travail bien fait, on sent qu’Olivier Cyran a pris tout son temps pour mastiquer avec soin chaque phrase de son livre. Il en sort un ouvrage qui n’a rien de laborieux, bien au contraire, et qui se lit jusqu’à la fin comme un roman à suspense. Il fera grincer quelques dents, notamment celles de tous les profiteurs du capitalisme dentaire (et Dieu sait s’ils sont légion), qui voient leur business démasqué avec pas mal de mordant. Les dents sont aussi notre carte de visite. Pendant que les pauvres et les édentés n’osent même plus sourire, on retrouve à l’autre bout de la chaîne le monde des riches avec son culte des dents éclatantes, signes de bonne santé physique, mais aussi de supériorité sociale. Priver les pauvres de leur faculté de mordre, c’est les désarmer. De fait, les métaphores dentaires ne manquent pas pour raconter le monde : « avoir les dents longues », « avoir les dents qui raclent le parquet », « s’en prendre plein les dents », etc.
En s’intéressant à l’historique des inégalités face aux soins dentaires, Olivier Cyran nous plonge dans un monde sans pitié où les dents des esclaves servaient à fabriquer des prothèses pour leurs oppresseurs, où les dents des pauvres sont régulièrement transformées en champs de ruines par les classes dominantes. S’attaquer aux dents des plus faibles, des minorités sociales, des minorités ethniques, des réfugiés ou des opposants politiques n’a rien d’anodin. Les hommes qui battent leurs femmes le savent bien, les tortionnaires de tout poil, les CRS qui matraquent les manifestants le savent bien aussi. Priver les personnes oppressées de leurs dents ne revient pas seulement à les humilier et à les plonger dans la souffrance. Il s’agit aussi de désarmer leur révolte.
Olivier Cyran donne aussi la parole aux victimes innombrables de la médecine à deux vitesses, qui souffrent toute leur vie de défauts de soins et/ou qui partent dans des procédures sans fin après avoir été mal soignés dans des centres dentaires low cost. Les douleurs dentaires ne sont pas seulement une torture pour ceux qui les subissent. Elles présentent un risque réel pour l’intégrité physique et peuvent même conduire à la mort. On ne peut que s’interroger, comme l’auteur, sur le fonctionnement d’une société qui laisse faire. De l’autre côté de la chaîne, il y a aussi les dentistes soucieux de bien faire, dont les conditions de travail et les difficultés ne sont pas mises de côté. Finalement, le livre d’Olivier Cyran dresse le tableau sans concession d’un système de soins dentaires qui serait entièrement à revoir mais aussi d’une Sécurité sociale qui s’effrite peu à peu. Aujourd’hui, dans la sixième puissance mondiale, les citoyens « qui ne sont rien » de Macron sont les « sans-dents » d’hier de François Hollande. Ils sont toujours là, leur nombre continue de croître et le mépris de classe à leur égard n’a pas changé. Ce livre très politique se clôt sur la nécessité de s’organiser collectivement pour (re)conquérir une véritable égalité dans l’accès à des soins dentaires de qualité. Pour combattre un scandale, encore faut-il commencer par le décrire. Olivier Cyran l’a fait, avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence. Son excellent livre, à ne pas louper, est un bon coup de poing dans les dents du capitalisme !
Cause commune n° 24 • juillet/août 2021