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Ce mois-ci

Le Parti rouge : une histoire du PCF, 1920-2020
Roger Martelli, Jean Vigreux, Serge Wolikow

L’Abécédaire amoureux du communisme
Gérard Streiff

Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance
Christophe Masutti

De l’effet papillon à l’effet pangolin. Petit essai philosophique sur le coronavirus
Jean-Paul Jouary

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Le Parti rouge
Une histoire du PCF, 1920-2020

de Roger Martelli, Jean Vigreux, Serge Wolikow

Armand Colin, 2020
par Pierre Labrousse

Les historiens ayant travaillé dessus en conviendront : le PCF est un objet complexe. Contre-société ? Tribune des couches populaires ? Inféodé à l’URSS ? Du manuel de 1964 à la synthèse de Stéphane Courtois et Marc Lazar, les débats sur la « nature » du Parti communiste occupent une place importante dans l’historiographie de ce dernier. Mais Le Parti rouge, les auteurs l’avancent eux-mêmes, ne prétend pas résoudre toutes ces questions théoriques. L’intérêt du livre n’en demeure pas moins important. Les synthèses récentes sur l’histoire du PCF sont peu fréquentes, Le Parti rouge permet donc deux choses. D’un côté de couvrir la période des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. De l’autre d’intégrer les apports des recherches récentes, notamment celles des années 2010, comme les travaux nouveaux sur la fondation du PCF.
La lecture de cet ouvrage permettra au lecteur de constater la complexité des différentes influences, nationales ou internationales, sociologiques ou idéologiques, qui ont touché le PCF durant ses cent années d’existence. On comprend aisément que les fluctuations stratégiques du PCF ne peuvent en aucun cas être déconnectées de ses influences diverses. Les hésitations dans les premiers temps de la période de la bolchevisation, la stratégie de classe contre classe, le Front populaire, l’unité de la gauche, l’aggiornamento : l’histoire du PCF est loin d’être linéaire. Confronté à des forces politiques, des contextes, des enjeux différents, le PCF ne peut être défini de manière simpliste, tout autant que les trajectoires de ses dirigeants. Ainsi, Maurice Thorez n’est pas uniquement un petit soldat du Komintern, n’hésitant pas à jouer sur sa marge de manœuvre pour mettre en œuvre des politiques d’ouverture. On pense aussi à Waldeck Rochet, qui « revalorise à la hausse la “voie française”, tout en maintenant le sacro-saint équilibre qui permet de renoncer au “parti unique” – la France n’est pas l’URSS – mais sans toucher à la dictature du prolétariat ».
Ce jeu d’équilibriste est aussi fonction de l’évolution du rapport du parti à la prise de pouvoir. L’unité à gauche, l’antifascisme, les liens avec l’URSS sont toujours analysés et justifiés sous cet angle-là. Application du modèle soviétique, parti du gouvernement dans l’après-guerre, l’unité de la gauche comme étape vers le socialisme, si le parti a toujours su poser, certes en des termes différents, la question du dépassement du capitalisme, le chemin pour y parvenir a lui considérablement évolué.
Ainsi, en retraçant, même de manière chronologique, les événements, Le Parti rouge permet de questionner l’histoire bien singulière du PCF, même si, comme nous l’avons précisé, une « théorie de l’objet Parti communiste français » n’est pas son objet premier. Cependant, la thèse sous-tendue selon laquelle le déclin du PCF serait lié au déclin de la classe ouvrière mériterait d’être interrogée. Le format de l’ouvrage, assez proche du manuel, s’il empêche de traiter à part entière des nouveaux champs historiographiques de l’histoire du parti, permet tout de même, au moins en traitant des périodes récentes, d’ouvrir le débat sur l’action et les choix tactiques du PCF.
La synthèse que nous offrent Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikowest donc utile, pour tous ceux qui voudraient se faire une idée générale de l’histoire du PCF. Les annexes et la bibliographie assez riches en font un excellent outil, accessible à tous.

 

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Affaires privées
Aux sources du capitalisme de surveillance

de Christophe Masutti

C&F éditions, 2020
par Yannis Hausberg

Historien et philosophe des sciences et des techniques, membre de l’association d’éducation populaire Framasoft, Christophe Masutti signe ici un ouvrage précieux. Le sous-titre résume assez bien l’ambition générale du livre : reconstruire les grandes étapes historiques qui ont présidé à l’avènement d’une nouvelle forme d’économie fondée sur la valorisation des données et l’essor concomitant d’une « société de surveillance » numérique généralisée, dont les effets affectent et transforment à peu près tous les secteurs de la vie individuelle et collective.
S’inspirant de la méthode archéologique de Michel Foucault, l’auteur prête une attention particulière aux discours émanant de tous les secteurs de la société et mobilise des savoirs en provenance de différents horizons disciplinaires (sociologie, philosophie, histoire économique, institutionnelle, technologique, culturelle, etc.) au service d’une analyse critique, soucieuse d’embrasser au mieux la complexité du développement historique de ce nouveau « style » de capitalisme. Le concept de surveillance, notion relativement classique dans les sciences politiques, se trouve redéfini dans le contexte de la société de l’information, il passe du statut de composante matricielle de l’exercice du pouvoir à celui, plus général, de procédure systématique visant à « extraire, produire et traiter de l’information », dans le but d’influencer directement les décisions et les comportements.
La structure du livre comprend trois grands moments. Le premier analyse la progressive informatisation de la société : invention des premiers ordinateurs, techniques de rationalisation (automatisation) des procédures de recueil et de gestion de l’information au sein de structures privées (bases de données et méthodes de profilage associées, développement de nouvelles techniques marketing, etc.). Cela devient finalement un véritable instrument de pouvoir pour les puissances politiques et économiques.
Dans un second temps, Christophe Masutti s’attache à mettre en évidence l’émergence plus ou moins larvée d’une économie de la surveillance qui se présente comme un nouveau modèle économique. L’information, produite par l’utilisation généralisée – tout aussi bien imposée que consentie – d’outils informatiques, y devient une ressource privée et lucrative, un capital en somme, génératrice de juteux profits, notamment pour les grandes multinationales du numérique (GAFAM). En effet, cette information, ou ces « données » selon le terme consacré, est ensuite traitée massivement afin d’en extraire le sel – monnayable : il peut s’agir de prédiction sur les comportements d’achat lorsqu’elle est vendue à des entreprises privées, de support à la décision et de levier d’influence pour les pouvoirs publics, les banques ou les compagnies d’assurances.
Enfin, la dernière partie analyse les ressorts idéologiques du capitalisme de surveillance proprement dit, « conçu comme une nouvelle forme d’impérialisme ». Cet impérialisme se manifeste aussi bien au sein des structures mêmes du capitalisme mondialisé que dans les dimensions les plus intimes de nos existences individuelles et collectives. La politique, dans sa conception même, se réduirait alors à une gestion et à une action technocratiques, où tous les problèmes auxquels font face les sociétés contemporaines (écologiques, sanitaires, économiques, éthiques, etc.) seraient par principe résolubles techniquement (pensons à l’application « StopCovid »).
Ainsi, la critique du capitalisme – et les luttes qu’elle induit – ne peut désormais faire l’économie d’une critique des structures technologiques, normatives, institutionnelles, voire culturelles, de la surveillance numérique qui en font un phénomène social total. Le capitalisme a su se doter d’instruments de pouvoir d’une puissance inouïe ; toutefois, il demeure possible d’y résister. Les dernières pages du livre donnent des pistes alternatives, directement inspirées des principes issus des réflexions autour du logiciel libre, afin de nousbataille réapproprier les technologies numériques et ainsi de « transformer la société de la surveillance en une société de la confiance et de l’émancipation technologique ». L’idéal qu’il appelle de ses vœux, se nomme « société de la contribution » et prend pour modèle de nombreuses pratiques sociales « dont l’éthos commun consiste à contribuer en savoirs, en biens, en créations, en expressions, à tous les niveaux et de manière égalitaire ».

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L’Abécédaire amoureux du communisme

de Gérard Streiff

Éditions du Petit Pavé, 2020
par Philippe Sultan

« Le temps, ce grand sculpteur », écrivait Marguerite Yourcenar. En cette année de centenaire du PCF, Gérard Streiff fait retour sur cinquante ans d’engagement, sur un choix qui a orienté toute son existence d’adulte. Il cite Alexis Jenni (prix Goncourt 2011 pour L’Art français de la guerre) : « De quoi se souvient-on ? De pas grand-chose. Et encore c’est faux. » Peut-être amateur de paradoxes, Gérard Streiff propose quelque deux cents entrées qui mettent en perspective son parcours. Des images, des anecdotes, des rencontres, des œuvres qui l’ont marqué, tout cela fortement charpenté par des dates. Le lecteur a plutôt l’impression que les souvenirs sont précis. Normal pour un amateur de polars ! La plume est sèche, le propos parfois sans concession.
Gérard Streiff n’est pas né communiste. Sa famille penche à droite. Le poids de l’église, celui du patronat, et pas n’importe lequel : les de Wendel dans cette Lorraine industrielle qu’ils exploitent sans limite ni mauvaise conscience. Le jeune Streiff veut relever le gant. De bonnes études et la passion de l’internationalisme le mettent très vite en relation avec la célèbre « Polex », soit la section de politique extérieure du PCF, que dirige alors Jean Kanapa et dont de belles figures sont évoquées ici (élie Mignot, Roger Trugnan…). Kanapa et Marchais sont les deux dirigeants que Streiff aura le plus côtoyés. Il leur rend un hommage appuyé. L’impression que tous deux, très proches d’ailleurs, conjuguaient à leur façon visée politique d’envergure et position de classe intransigeante. Oui, position de classe, un mot que l’on entend peu aujourd’hui… Streiff ne mégote pas son soutien à ceux que les dominants ont toujours accablés de leur morgue – Marchais bien sûr mais aussi Maxime Gremetz ou Waldeck Rochet. La bourgeoisie n’a jamais aimé les communistes, qui le lui rendent bien, mais quand, en plus, ils sont d’extraction populaire, c’est la double peine.
Ce livre est aussi empreint de nostalgie : de grands espoirs, comme l’eurocommunisme et Andropov ou Gorbatchev, dont, correspondant de L’Huma à Moscou, il a suivi les efforts pour donner un nouvel élan à l’URSS, mais la tenace bataille de l’impérialisme et de la bourgeoisie aura marqué des points substantiels, dans l’ex-URSS comme ailleurs.
Gérard Streiff est un homme d’idées, il aime visiblement la castagne idéologique. Observant la décrépitude du PC soviétique, pure machine bureaucratique, incapable de riposter à l’offensive libérale et nationaliste dès lors que la perestroïka aura levé le couvercle de la censure, il a peut-être eu l’impression d’une reddition sans condition, où une partie de la couche dirigeante préparait son avenir capitaliste.
Ce livre fait la part belle à la culture. Le polar est à l’honneur. Streiff le pratique. Il est de ces rouges du noir avec Daeninckx, Manchette, Fajardie, Hammett, des Russes, des Chinois et d’autres. Le cinéma aussi, la littérature hors polar, la musique, les posters soviétiques et bien d’autres choses. Hommage est aussi rendu à ces téléastes communistes des années où on pouvait être fier de la télévision publique, verrouillage de l’info mis à part.
Au final, un message d’espoir et de fierté. Prolonger, faire vivre le combat communiste, l’ouvrir à tous les mouvements émancipateurs dans son projet comme dans ses pratiques. On y travaille !

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De l’effet papillon à l’effet pangolin
Petit essai philosophique sur le coronavirus

de Jean-Paul Jouary

Éditions de l’Humanité, 2020
par Marine Miquel

Écrit durant le mois du premier confinement, ce petit livre offre l’occasion d’une réflexion philosophique sur la crise actuelle, dans laquelle la pandémie du coronavirus apparaît moins comme une cause que comme un révélateur, une conséquence des transformations majeures que le capitalisme fait subir à l’environnement, à la production ou encore aux services publics. Pour mener cet arrêt réflexif et si nécessaire sur la situation que nous vivons ces mois-ci, Jean-Paul Jouary se tourne vers sept grands philosophes, qu’il mobilise chacun tour à tour de façon très claire et très pédagogique pour analyser divers aspects de la crise et nous inviter à changer, urgemment, le monde.
Ainsi, la République et le Protagoras de Platon permettent de penser l’interdépendance de la société, qui s’explique par la division des tâches assurant la satisfaction des besoins humains par les activités transformatrices de la nature. Par contraste, la situation actuelle met en lumière un tout autre type de dépendance, causée par la recherche effrénée du taux de profit maximum, qui a conduit à la circulation très accélérée et non contrôlée du virus, mais aussi à la délocalisation de la production dans le cadre d’une mondialisation à visée purement financière.
C’est Aristote qui le premier a exposé l’usage détourné qui pouvait être fait de la monnaie, inventée pour échanger les produits destinés à satisfaire les besoins : celui de l’enrichissement, qu’il appelle la « chrématistique », pratiqué à travers le prêt à intérêt ou le monopole. Cette logique de rentabilité financière maximale est responsable du manque de matériel d’oxygénation, de masques protecteurs et de médicaments, mais aussi de lits de soins intensifs et de personnels soignants, auxquels l’État avait renoncé pour des raisons de coût et dont les financiers avaient sacrifié la production locale pour garantir le taux de profit.
Ce sont ensuite Kant et son impératif catégorique qui veut que l’on considère l’homme comme seule fin en soi et jamais uniquementt comme un moyen, que Jean-Paul Jouary sollicite pour déplorer ces pratiques financières qui réduisent des millions d’êtres humains à l’état  de purs moyens ; de même, Rousseau et sa réflexion sur la représentation politique des citoyens sont conviés pour analyser la dépossession des citoyens de la chose publique, alors même que la pandémie suggère qu’ils seraient les mieux à même de prendre les bonnes décisions : ainsi les infirmiers, urgentistes et médecins avaient déjà alerté sur l’état du système de santé.
Pour éviter une politique répressive ou un rejet fataliste, Jean-Paul Jouary convoque Spinoza et la connaissance du déterminisme (soit la conception de l’enchaînement des causes et des effets) ; la lecture des philosophes ne permet pas seulement de comprendre les problèmes de nos sociétés et des individus, elle peut nous amener à les résoudre, en pensant, avec Pascal, la recherche du bonheur hors de la course au divertissement ; ou, de façon plus révolutionnaire et résolument optimiste, en considérant, avec Sartre, que l’épidémie nous permet de faire l’expérience de la responsabilité de chacun dans le devenir de tous et nous rend ainsi citoyens lucides et actifs, capables de faire prédominer un possible sur un autre possible : « Si l’ingestion d’un pangolin peut ébranler toute la vie de la planète, elle est donc aussi porteuse de la possible émergence d’un sursaut citoyen. »

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021