Les critiques formulées dans ces articles n’engagent que leurs auteurs. Cause commune favorise la publication d’avis variés mais personnels.
Votre rubrique critiques ce mois-ci :
Nouvelles remarques sur le passage à l’acte de Jean Allouch
Qui a tué vos emplois ? de Fiodor Rilov et Alexia Eychenne
Les dix commencements du jour d’après de Pierre Dharréville
Nouvelles remarques sur le passage à l’acte
de Jean Allouch
EPEL, 2019
par George-Henri Melenote
L’organisation des sociétés actuelles vise au contrôle des consciences, dans un monde où l’absence de pensée tient lieu de catéchisme délivré au plus grand nombre. La psychanalyse adopte une position critique vis-à-vis d’un pouvoir étendu à toute la population. Elle produit de nouvelles élaborations parmi lesquelles une des contributions majeures est celle de Jean Allouch. Son dernier ouvrage, Nouvelles remarques sur le passage à l’acte, s’inscrit contre la remise de la pensée freudienne dans les placards d’une théorie dépassée.
Jean Allouch y renouvelle les savoirs produits en leur temps par le discours psychiatrique sur le passage à l’acte. Celui-ci se limitait à un acte violent et irréfléchi. Michel Foucault le disait déjà, les psychopathes menaçaient la société. Il fallait la « défendre » en pathologisant un comportement déviant et menaçant, en le diagnostiquant et en l’enfermant dans l’hôpital psychiatrique ou dans les geôles de la République.
Dans son ouvrage, Jean Allouch prend appui sur les travaux de Fetih Benslama pour introduire deux nouveaux abords qui s’éloignent d’une telle conception disciplinaire : il distingue d’un côté le saut épique, de l’autre le passage à l’acte. Fetih Benslama s’est penché sur les actes meurtriers commis par les djihadistes. Il est allé à leur rencontre et s’est documenté sur toutes les publications anthropologiques portant sur ce phénomène. Il a donné à leurs actes le nom de « sauts épiques ». Contre la logique disciplinaire, il a en effet jugé que ces actions témoignaient d’une rupture dans leur vie : « Le saut épique, écrit-il, est ce moment où s’effectue le mouvement d’un détachement de quelqu’un de ce qu’il a été, de sorte qu’il opère une rupture ou une bifurcation de son trajet existentiel, rupture à partir de laquelle il adopte un mode agoniste de paraître, de parler, d’agir. » Cette personne s’engage dans le djihad de façon sacrificielle, dans une visée rédemptrice. Par son acte, elle se lave de tout ce qu’elle a été. Elle s’inscrit dans un récit religieux qui va lui offrir son salut par un saut épique. Ainsi, elle rompt avec son passé et entre dans un récit qui a un sens par excellence religieux.
À cette catégorie du saut épique, Jean Allouch ajoute celle du passage à l’acte. Se référant au meurtre d’Hélène Rytmann par Louis Althusser, ou à Claire Lannes dans le texte de Marguerite Duras L’Amante anglaise, il remarque que le passage à l’acte n’a aucune justification. Loin de s’inscrire dans la quête d’une salvation, le passage à l’acte est sans raison. Il a lieu. Devant un tel acte, la tâche du psychologue est vaine. Il n’y trouve aucune justification. C’est un acte brut qui ne donne aucune prise à l’expertise. Il ne s’inscrit dans nul récit, dans nulle histoire. Il échappe à tout diagnostic. Il ne se soigne pas. Il s’enfonce comme un clou dans les appareils du savoir psychiatrique pour le subvertir.
Ce livre est une interrogation sur les savoirs contemporains portant sur la domestication de l’esprit. Il les interpelle pour montrer qu’il serait vain de poser que, dans le domaine de l’esprit, nous sommes entrés dans l’ère de la maîtrise. Une des tâches contemporaines de la psychanalyse est de montrer les limites d’une telle entreprise. Elle s’élève contre la domestication de l’esprit humain par une idéologie qui vise à le soumettre à ses impératifs.
Qui a tué vos emplois ?
de Fiodor Rilov et Alexia Eychenne
Seuil, 2019
par Dorian Mellot
Surnommé l’« avocat rouge », qualifié de « bête noire des patrons », Fiodor Rilov publie au Seuil son premier ouvrage : Qui a tué vos emplois ? Ce n’est d’ailleurs pas exactement un premier ouvrage pour ce docteur en droit qui a soutenu une thèse de droit comparé entre les droits du travail français et allemand. C’est cependant son premier livre publié.
Avocat depuis 2004, Fiodor Rilov est connu pour des affaires médiatiques. On pense bien sûr à Goodyear, qui lui a valu une victoire récente devant les prud’hommes d’Amiens, mais aussi à Continental, Mory Ducros, Samsonite, 3 Suisses ou encore UPS. Avocat militant, il présente la bataille judiciaire comme un point d’appui – sinon un prolongement – de la lutte des classes. À travers les grandes affaires qu’il a traitées, Fiodor Rilov nous plonge au cœur de la stratégie financière des multinationales qui conduit aux « plans de sauvegarde de l’emploi » – terme policé quoiqu’officiel pour désigner les licenciements collectifs – que connaît le pays.
Ces affaires sont bien connues, souvent pour avoir fait la une des journaux télévisés lors de l’annonce d’un plan de licenciement. Ce livre nous promène dans des sociétés qui nous évoquent toujours quelque chose et nous offre des exemples parlants des conséquences sociales et humaines de la financiarisation du capitalisme. On n’est donc jamais plongé dans l’inconnu et, en même temps, on apprend et on comprend les raisons de ces choix financiers.
Parfois au hasard d’un informateur anonyme, d’autres fois en déployant une stratégie complexe et en déjouant celle des adversaires ou en surpassant les difficultés posées par des procédures complexes, Fiodor Rilov nous montre comment il accède aux informations qui lui permettent de comprendre la stratégie financière de ces sociétés et d’identifier le véritable décideur. Ces pages nous montrent comment le capital s’organise, comment les rapports sociaux au sein de l’entreprise sont mystifiés, notamment en recourant à des figures juridiques qui permettent de dissimuler les responsables de la casse. La force de ces récits est d’illustrer et de donner un caractère concret à ce que représente la recherche d’un meilleur taux de profit. Il ne s’agit pas d’une succession d’anecdotes, mais d’un ensemble de récits articulés les uns aux autres et appuyés – ou mis au service – d’une démonstration sur le fonctionnement du capitalisme financiarisé.
Outil de compréhension très utile à la veille d’une période de licenciement de masse, ce livre peut être un point d’appui pour l’action. On regrettera qu’il se conclue par une critique assez acerbe de la Confédération CGT et de la direction du PCF quand son contenu aurait pu laisser espérer une ouverture sur des perspectives d’action et des propositions pour conquérir de nouveaux droits.
Les dix commencements du jour d’après
de Pierre Dharréville
Éditions Arcane 17, 2020
par Jean-Jacques Barey
Le jour d’après, c’est maintenant… C’est peut-être la conclusion à tirer de ce petit livre. Écrit au cœur de la crise du coronavirus, pendant les rares loisirs que laissèrent à son auteur son mandat parlementaire et ses autres lourdes responsabilités, l’ouvrage est court, alerte, méthodique. Comme le dit l’éditeur : « Le coronavirus a passé notre société au révélateur. […] Dans ce temps suspendu, ont ressurgi des questionnements et des aspirations enfouies.
Un mini-décalogue pour le temps présent, écrit dans l’urgence, dont voici quelques (trop) courts extraits :
1- La santé. « La pandémie vient nous rappeler au droit à la santé. Un droit universel des femmes et des hommes. Un droit à conquérir, à promouvoir, à protéger, à défendre. Il ne s’agit pas seulement de le proclamer. Il a besoin d’institutions pour exister autrement que dans les déclarations. »
2- Le travail. « Le gouvernement a encore ouvert les vannes des contrats précaires dans le confinement et le déconfinement, profitant des largesses de l’état d’urgence sanitaire, alors qu’il était justement urgent de sécuriser. [...] L’heure est à agir pour un travail qui libère. Et donc à libérer le travail. »
3- Les outils de production. « La soif de profit attise un dumping social insupportable, gâche le travail, les savoir-faire, les outils, la planète. [...] L’intervention publique doit être utile à gagner des leviers pour agir sur le réel et non pour réactiver aveuglément le marché. »
4- Le service public. « Nous devons disposer d’outils gérés démocratiquement pour garantir les droits fondamentaux, protéger les biens communs, relever les défis essentiels. Nous devons prendre appui sur cette épreuve pour enclencher un nouvel élan et reconquérir des espaces contre le marché. »)
5- Les inégalités sociales. « Les inégalités sont le moteur de l’idéologie néolibérale. […] Nous devons consolider une société des droits : les droits doivent être élevés parce qu’ils sont protecteurs face aux risques et parce qu’ils diminuent les inégalités. »
6- La personne humaine. « Prendre soin de chacune et de chacun, à commencer par les plus fragiles. C’est sans doute un des grands enseignements de la crise. […] Défendre la dignité humaine à tous les âges de la vie, voilà une exigence que nous devons mieux honorer dans le monde d’après. »
7- La culture, le sport et l’éducation. « Les travailleurs et travailleuses de la culture ont souffert et leur avenir s’écrit en pointillé. […] Il faut s’assurer que nous allons bien maintenir notre capacité de création : nous en aurons fichtrement besoin pour imaginer l’avenir. Les politiques publiques doivent être au rendez-vous, de préférence audacieuses plutôt que transparentes. »
8- La liberté. « Au stade où nous étions, se confiner pour se protéger, chacune et chacun l’a compris, y a consenti et s’y est appliqué. Mais sur ce choix, nous avons perdu toute maîtrise. […] Nos libertés, nos droits fondamentaux sont trop précieux pour qu’on les laisse réduire.
9- La croissance capitaliste. « Il faut prendre cette pandémie comme une nouvelle alerte, sérieuse s’il en est, concernant notre relation à la planète. Nous ne pouvons pas continuer un tel pillage et gaspillage. […] En prenant un peu de recul sur la façon dont nous vivons, nous mesurons l’urgence d’un nouvel élan de civilisation. »
10- L’humain sur sa planète. « Quelle humanité voulons-nous être ? disait le philosophe Lucien Sève. C’est à cette question qu’il nous revient de répondre, devant cette crise qui affecte toute l’humanité. C’est à cette échelle que nous devons penser le jour d’après. […] Continuons à penser, continuons à inventer, continuons à rêver, continuons à imaginer, continuons à agir. Recommençons à vivre. Libres. »
On l’aura compris, et l’anaphore finale nous le confirme, le mot-clé de tout cela, c’est « Continuons ! »…
Téléchargement gratuit sur le site des Éditions Arcane 17 : http://www.editions-arcane17.net/sites/default/files/2020-07/9782918721...
Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020