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Votre rubrique critiques ce mois-ci :

Le réel est-il voilé ?
La mécanique quantique n’invalide pas le matérialisme

de Pascal Lederer

Les Sens de la ville.
Pour un urbanisme de la vie quotidienne

de Corinne Luxembourg, Damien Labruyère, Edna Hernandez-gonzalez, Emmanuelle Faure

L’Effet Matilda
de Ellie Irving

La Vie devant nous.
Récits de jeunes privé.e.s d’emploi

de Patrice Bride

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Le réel est-il voilé ?
La mécanique quantique n’invalide pas le matérialisme

de Pascal Lederer
2019
Par Fabrice Ferlin

La mécanique quantique, élaborée au XXe siècle, a constitué, avec les théories de la relativité, restreinte et générale, un tournant important dans l’histoire de la physique. Des concepts de la physique classique ont alors dû être abandonnés : par exemple, les notions newtoniennes d’espace et de temps absolus, dans le cas de la relativité. La mécanique quantique a bouleversé l’image que l’on pouvait se faire du monde microscopique (du moins à l’échelle atomique ou moléculaire), et montré un monde très différent de celui de la vie ordinaire : citons l’impossibilité de connaître précisément à la fois la vitesse et la position d’un objet microscopique, le fait que ces objets n’ont pas de trajectoire, l’impossibilité de mesurer un système sans le perturber…
L’apparente étrangeté de certains concepts quantiques, particulièrement ceux liés au « problème de la mesure », a immédiatement entraîné une réflexion philosophique, d’abord par ses « pères fondateurs » (Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Einstein…). Plusieurs physiciens ont très rapidement tourné cette réflexion dans un sens idéaliste, la mécanique quantique étant même parfois considérée comme une « preuve » de la fausseté du matérialisme. C’est dans ce long débat, commencé à la fin des années 1920, que s’insère le physicien français Bernard d’Espagnat (1921-2015) qui a développé sa réflexion à partir des années 1960. Il a exposé sa thèse du « réel voilé » : l’être humain ne pourrait pas accéder à la connaissance du monde réel. Pour lui, la réalité existe mais, sauf sur certains aspects, elle nous est à jamais inaccessible, elle est donc voilée. La mécanique quantique (et la physique dans son ensemble) ne porterait pas sur le réel, comme on le croyait, mais sur les images que l’esprit humain se forge du réel : « J’estime qu’il faut même abandonner l’idée que les objets, élémentaires ou composés, existent par eux-mêmes à chaque instant, chacun en un lieu donné. Il est plus vrai de dire que, si nous les voyons ainsi, c’est parce que la structure de nos sens et de notre esprit nous conduit à les voir de cette manière » (interview de 2009). Ces idées sont souvent associées à celles de Kant ou de Platon.
Pascal Lederer procède donc à une analyse serrée d’un des ouvrages les plus complets d’Espagnat, Le Réel voilé, analyse des concepts quantiques (Fayard, 1994). Sa critique, fondée sur la dialectique et le matérialisme, porte notamment sur l’« objectivité faible » que d’Espagnat oppose à l’ « objectivité forte » de l’ancienne physique. L’auteur montre au contraire qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’objectivité des énoncés de la mécanique quantique et ceux de la physique classique. La mécanique quantique ne saurait se réduire à une théorie probabiliste ; à l’instar de la mécanique classique, elle est indissociablement à la fois déterministe et probabiliste. La notion d’objets localisés n’est pas détruite par la mécanique quantique, qui montre seulement ses limites concrètes. D’autres arguments sont critiqués. En fait, les présupposés idéalistes d’Espagnat se retrouvent naturellement dans ses conclusions, donc la mécanique quantique n’invalide en rien le matérialisme.
On pourrait certes discuter certains passages de l’ouvrage, notamment à propos des idées de Bohm ou des interprétations de l’école de Copenhague, mais cela nous conduirait à des considérations techniques qu’il n’est pas possible de développer ici. 


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Les Sens de la ville.
Pour un urbanisme de la vie quotidienne

de Corinne Luxembourg, Damien Labruyère, Edna Hernandez-gonzalez, Emmanuelle Faure
Le Temps des Cerises, 2020
Par Léa Delmas

Les Sens de la ville est le deuxième ouvrage tiré des travaux de recherche-action menés depuis 2013 par « Les Urbain.e.s » – collectif pluridisciplinaire rassemblant des chercheurs, des artistes, des architectes, des urbanistes, des paysagistes – avec les habitantes et les habitants de Gennevilliers. Objet hybride rassemblant des articles de recherche, des productions des habitants partie prenante du projet, des retours d’expérience, le recensement des outils mobilisés, ce livre traite de la question des interactions entre les normes et les dynamiques de genre, la conception et le fonctionnement des espaces urbains, mais pas seulement. Les nombreux mécanismes d’oppressions structurelles (sexistes, racistes, classistes) et la multiplicité des enjeux sous-tendant la matérialisation des relations sociales dans l’espace, pris en compte dans cet ouvrage, impulsent les questionnements de la ville comme support et moteur du social. Une vigilance, perceptible à chaque page, est portée à ne pas retranscrire des clichés racistes ou de classe, en interrogeant comment les revendications et travaux féministes ont pu parfois être cooptés par le marché (sur le sujet de la sécurité, par exemple) ou instrumentalisés pour légitimer l’exclusion d’autres populations jugées « indésirables ».
Ce livre nous rappelle que l’aménagement urbain est très politique : la ville est un espace de (re)production de normes et de hiérarchies sociales ou, à l’inverse (et parfois conjointement), un lieu d’émancipation. L’exem­ple des suburbs américains, tout comme l’analyse des principes qui ont guidé l’aménagement des quartiers de grands ensembles démontrent à quel point la vision politique et les hiérarchies sociales produisent des espaces urbains qui ne font que les renforcer. Comprendre la fabrique de la ville et y porter un regard politique permet de construire un discours sur de nombreux autres sujets (comme le montre d’ailleurs la diversité des thématiques évoquées dans le livre : mobilités, sports, logement, habitat, rôle social de l’art). La ville et particulièrement les lieux communs, les espaces publics, sont (et doivent être) le point de rencontre de publics divers : c’est en partie ce qui permet de faire société. Tout l’enjeu est que chacun de ces publics puisse y trouver une juste place, y être visible et légitime, y trouver réponse à ses besoins et ses envies, les espaces urbains étant à la fois le reflet de la société et un des moteurs de la construction des identités individuelles et collectives.
De plus, Les Sens de la ville porte un regard novateur, tout en restant critique, sur la manière dont la recherche publique peut s’ancrer dans les territoires, en respectant les habitantes et les habitants qui, plus que des sujets d’expérimentation, deviennent des actrices et des acteurs du récit de leur quotidien et de leurs attentes.
On peut comprendre le titre Les Sens de la ville comme la promotion de méthodes et d’outils pour aborder les questions urbaines, en sentant, observant, jouant, dessinant la ville, mais aussi comme les sens que celle-ci peut prendre d’un point de vue philosophique et politique. La fabrique d’un urbanisme sensible, défendue dans cet ouvrage, présente la ville comme une « œuvre sociale », comme le support du déploiement d’un projet de société permettant l’inclusion et la visibilité de toutes et tous, tout autant que comme un des moteurs de la construction de ce projet. Pour chaque militant progressiste, cette dynamique est un sujet d’intérêt majeur.


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L’Effet Matilda

de Ellie Irving
Castelmore, 2018
Par Camille Ducrot

Connaissez-vous Rosalind Franklin, dont le cliché 51 a été déterminant pour comprendre la structure à double hélice d’ADN ? Non ? C’est plutôt normal, puisque son travail a été utilisé par ceux de James Dewey Watson et Francis Crick, récompensés du prix Nobel pour leur découverte de la structure de l’ADN en 1962 et qu’aucune reconnaissance ne lui a été attribuée à l’époque.
Connaissez-vous Mamie Joss ? Non ? Normal puisque qu’il s’agit d’un personnage de roman. Celui d’Ellie Irving, écrit pour toutes celles et tous ceux qui pensent que les femmes ne peuvent pas être des inventrices. Cette opinion scandalise Matilda, adolescente de douze ans, petite-fille de Mamie Joss. Quand elle apprend que sa grand-mère a photographié une planète extrasolaire mais que cette découverte a été spoliée par son directeur de l’époque et, pire que tout, que celui-ci va être récompensé sous peu du prix Nobel, elle décide de faire éclater la vérité. Accompagnée de sa grand-mère qui a fugué de sa maison de retraite, elle entame un road-trip loufoque qui les conduira en Suède à la cérémonie des Nobel. En camion, bateau, train et même montgolfière, elles traversent l’Europe, rencontrent des personnages hauts en couleurs et surtout se découvrent l’une l’autre, apprennent à se connaître et à s’estimer.
Ce court roman truffé d’anecdotes scientifiques réelles, et de biographie des inventrices préférées de Matilda, régale par son dynamisme, son optimisme et ses rebondissements décalés. Écrit à la première personne, on suit Matilda dans ses aventures mais aussi ses indignations, sa curiosité, la construction de sa confiance en elle et ses petites et grandes astuces. Ellie Irving a une écriture claire, vive et fraîche, qui accompagne à merveille ce sujet de société à hauteur d’enfant. Elle s’adresse aux plus jeunes, qui appréhendent peut-être pour la première fois ce problème, mais elle joue aussi avec les plus âgés par de multiples clins d’œil. « L’effet Matilda » n’est, en effet, pas seulement le titre de ce roman mais aussi l’expression utilisée par Margaret W. Rossiter en 1993 pour parler des femmes, surtout scientifiques, dont le rôle dans une découverte est minimisé, voire nié. Expression créée en hommage à la militante féministe américaine du XIXe siècle Matilda Joslyn Gage qui avait noté que les hommes s’attribuaient les réflexions intellectuelles des femmes. Ellie Irving invente donc une nouvelle histoire à cette expression qui ravit enfants et adultes. 


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La Vie devant nous.
Récits de jeunes privé.e.s d’emploi

de Patrice Bride
Éditions de L’Atelier, 2019
Par Arnaud Picard

Dans cet ouvrage pour la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), Patrice Bride nous livre différents portraits de jeunes privés d’emploi depuis un certain temps, des jeunes « chômeurs longue durée » comme il est d’usage de dire dans le langage courant actuel mais que la JOC refuse d’utiliser comme terme. À première vue, et selon les préjugés que l’idéologie dominante ancre en nous, on s’attend à ce que tous nous livrent globalement le même récit : parcours scolaire difficile, aucun diplôme, petits boulots, chômage et perte de motivation pour retourner sur « le marché du travail ». La vérité est tout autre.
En effet, aucun des jeunes qui témoignent n’est sans diplôme ou en échec scolaire, même si leur parcours scolaire ou étudiant n’a pas été de tout repos. Beaucoup obtiennent leurs diplômes alors même qu’on prédisait leur échec. Plus largement, chacun des jeunes a un parcours de vie différent, ce qui rend impossible l’établissement d’un « profil type » du jeune privé d’emploi. Certains sont des réfugiés politiques qui ont pris les dangereuses routes des migrants, d’autres ont tout simplement enchaîné les « petits boulots », d’autres encore ont eu une enfance difficile qui n’a pas permis une insertion convenable dans la société. Loin d’avoir des vies similaires, ces jeunes ont toutes et tous une histoire personnelle différente. Leur seul point commun est d’être né fils ou fille de prolétaires et non de bourgeois.
Autre fausse vérité, la perte de motivation. Aucun des jeunes interviewés ne se démobilise ni perd la motivation dans la recherche du travail, et cela malgré les difficultés rencontrées. Beaucoup d’entre eux font preuve d’optimisme et ont des projets plein la tête. Certains veulent créer leur entreprise. D’autres encore veulent reprendre leurs études.
En revanche s’il est une certitude, c’est bien la difficulté de retrouver un emploi lorsqu’on est au chômage depuis un certain temps. Julie, par exemple, sans-emploi depuis cinq ans qui a pourtant fait une formation se voit rétorquer par les employeurs, non sans une certaine violence dans leurs propos, un manque de qualification ; l’un d’eux lui a dit « Retourne à l’école, ça ne sert à rien de venir là. Tu peux partir » ! On aurait tort de croire que cette difficulté à retrouver un emploi soit uniquement due à une faiblesse des diplômes, à une sous-qualification. Au contraire, une qualification trop importante peut également être source de refus de la part de l’employeur, comme l’atteste Valoucka à propos d’un entretien qu’elle cite.
Les jeunes nous décrivent leur quotidien, marqué par la recherche d’un emploi et les formalités à effectuer auprès de Pôle Emploi ; plus généralement comment occuper ses journées quand on se retrouve seul à la maison tandis que son entourage a la chance d’avoir une activité. Tout simplement, comment s’occuper, tuer le temps.
On note une certaine révolte chez ces jeunes, à la fois sur leur sort mais aussi de façon générale contre le patronat, contre la société actuelle. Cette révolte les amène à se mobiliser à leur niveau. David a participé à beaucoup de manifestations contre les lois El Khomri et les ordonnances Macron. Clotilde a connu un conflit avec son ancien employeur qui l’a amené vers la JOC, puis vers la CGT. Aujourd’hui, elle se mobilise auprès des salariés en les renseignant sur leurs droits, lors des permanences juridiques qu’elle effectue à la CGT.
Enfin, ce qui ressort également du livre est l’importance du tissu associatif. Tous ces jeunes ont retrouvé du lien social à travers la JOC, un lien qui les sort de leur vie quotidienne assez pesante et qui leur permet de rencontrer de nouvelles personnes et de lier de nouvelles amitiés. Certains y ont même développé des compétences dans la vie associative, ce qui les a amenés à prendre des responsabilités au sein de l’association. Cette importance du tissu associatif n’est pas sans rappeler le rôle que joue pour les militants communistes la JC ou le Parti…

Cause commune n°18 • juillet/août 2020