Les inquiétudes qui montent concernent également l’économie et ses relations avec la civilisation elle-même.
Pénurie et poussées inflationnistes
La pandémie n’a fait que précipiter une crise dont toutes les causes agissaient déjà au moment où le virus est arrivé. Depuis 2008, le système financier occidental et les économies développées sont sous perfusion massive de dépenses publiques (plans de relance, aides aux entreprises…), rendues possibles par la création monétaire des banques centrales : le total du bilan de la Réserve fédérale américaine, de la BCE et de la Banque du Japon a augmenté de 10 000 milliards de dollars entre 2007 et 2020, et encore de 10 000 milliards de dollars depuis le début de la pandémie. Cette débauche de soutien public au capital n’a pas empêché l’activité de ralentir à nouveau dès 2019 (voire dès 2018 en Europe) car elle n’a fait qu’alimenter la suraccumulation de capital matériel et financier. Sous l’aiguillon de marchés financiers encore plus hypertrophiés qu’en 2007, les gestions capitalistes s’acharnent, avec l’appui des États, à restaurer la rentabilité du capital en faisant baisser le coût du travail et en ignorant l’urgence climatique. Elles compromettent ainsi les capacités de huit milliards d’êtres humains à créer des richesses et à rendre habitable la planète. C’est intenable. Non seulement les dégâts sociaux et économiques de 2020 sont loin d’être réparés, mais pénuries et poussées inflationnistes témoignent des antagonismes qui minent la reprise, dans les pays développés comme dans les pays émergents. Les
prochains soubresauts seront d’autant plus redoutables qu’ils perturberont simultanément le système économique, le système écologique et tous les aspects de la vie en société, avec des effets que les interactions de ces différents systèmes entre eux rendront imprévisibles.
Une crise de civilisation
À la vogue de la collapsologie, il est permis de préférer la méthode que l’école marxiste de la régulation systémique propose pour analyser les causes des « catastrophes imminentes » et pour envisager les moyens de les conjurer. (Voir en particulier Paul Boccara, Pour une nouvelle civilisation : crise de la civilisation mondialisée et possibilités d’un autre système mondial, avec Catherine Mills, Éditions du Croquant, 2016).
« Remplacer le système de délégations constitutif du libéralisme par un régime de prise de pouvoirs directe par les individus, dans une perspective communiste, autogestionnaire et émancipatrice, faisant concrètement du “libre développement de chacun” la condition du “libre développement de tous”. »
Cette méthode définit la civilisation par la combinaison de deux systèmes : le système économique, siège des opérations de production, de circulation, de répartition et de consommation, et le système – que Paul Boccara a proposé d’appeler anthroponomique – des relations que les êtres humains entretiennent dans la famille, au travail, dans la politique et dans l’ensemble de leur vie intellectuelle et psychique. Un troisième système, le système écologique, encadre ces deux systèmes et interagit avec eux : avec le premier par la façon dont le travail humain transforme les objets naturels en produits utiles ; avec le second par les interactions incessantes entre la « nature humaine », biologique, sociale et psychologique, et la nature environnante – la pandémie de covid 19 est un effet de ces interactions.
La dynamique de l’accumulation du capital comme loi régulatrice du système économique, tirant parti d’une combinaison inédite, dans le système anthroponomique libéral, entre l’égalité civile des individus et le lien salarial subordonnant les travailleurs au capital, a puissamment transformé toutes les sociétés, tout en rompant l’équilibre du système écologique. Elle nous conduit à un moment de l’histoire où les contradictions de tous les systèmes se nouent, et où il devient évident qu’elles mettent en jeu la responsabilité de l’humanité dans son ensemble.
« Les gestions capitalistes s’acharnent, avec l’appui des États, à restaurer la rentabilité du capital en faisant baisser le coût du travail et en ignorant l’urgence climatique. »
Le besoin urgent d’une révolution écologique instaurant des modes radicalement nouveaux de production et de consommation en est la manifestation la plus évidente. Également perceptible aux yeux de tous par diverses manifestations dans la vie quotidienne, la révolution technologique informationnelle n’est pas moins radicale. En remplaçant par la machine certaines fonctions de l’esprit humain, et non plus seulement celles de la main, elle transforme la production et la vie sociale aussi profondément qu’ont pu le faire, il y a dix mille ans, l’invention de l’agriculture ou, il y a trois siècles, la révolution industrielle qu’elle vient achever et dépasser. Elle appelle à substituer à la régulation de l’économie par le taux de profit un nouveau type de croissance de la productivité, fondé sur le développement de toutes les capacités humaines et l’économie de capital matériel et financier. En somme, elle développe une forme inédite de contradiction entre les forces productives et les rapports de production.
On peut ainsi parler d’une crise de civilisation, c’est-à-dire d’un moment où les choses ne peuvent plus continuer comme avant.
Arracher le pouvoir au capital
Des axes de bataille peuvent être définis pour donner corps à une transition, que l’on a pu qualifier de socialiste, vers le dépassement radical du capitalisme et des marchés où il déploie sa domination : à la crise du marché du travail, qui rejette dans le chômage et la précarité tout le potentiel de créativité de millions d’êtres humains, opposer la construction d’un système de sécurité d’emploi et de formation ; à la crise du marché des produits du travail, opposer le développement de nouveaux services publics et la cohérence de nouveaux critères de gestion contestant la régulation de l’économie par la rentabilité ; à la crise du marché de l’argent, opposer le levier d’un nouveau crédit bancaire pour financer de façon démocratiquement ciblée les projets favorables au développement des capacités humaines ; à la crise de la mondialisation capitaliste, opposer une autre mondialisation de paix et de coopération. (C’est ce qu’explique Alain Tournebise, dans « Dépasser les quatre marchés du capitalisme », Économie & Politique n° 802-803, 2021).
« À la crise du marché des produits du travail, opposer le développement de nouveaux services publics et la cohérence de nouveaux critères de gestion contestant la régulation de l’économie par la rentabilité. »
Trait marquant de notre siècle, cette mise en cause du système économique capitaliste dans son cœur ne se conçoit que si elle va de pair avec une mise en cause tout aussi radicale du système anthroponomique libéral : remplacer le système de délégations constitutif du libéralisme (délégations au père de famille, au patron d’entreprise, au gouvernement, aux institutions culturelles…) par un régime de prise de pouvoirs directe par les individus, dans une perspective communiste, autogestionnaire et émancipatrice, faisant concrètement du « libre développement de chacun » la condition du « libre développement de tous ».
Les transformations à opérer sont si profondes qu’on peut être tenté de les croire inaccessibles. Faudrait-il alors les repousser à plus tard, et se contenter de ce qui semble à notre portée pour améliorer le fonctionnement du système économique capitaliste (par exemple, lutter contre l’évasion fiscale sans conquête par les citoyens de pouvoirs sur les banques) ou pour en corriger les effets sans toucher à sa régulation (par exemple, redistribuer les richesses par l’impôt, faire embaucher temporairement les chômeurs par l’État, etc.) ? C’est précisément cette apparence de réalisme que dément l’imminence des périls contemporains – à commencer par les périls politiques consécutifs à la chute de l’Union soviétique, puis à celle des social-démocraties européennes malgré les succès qu’elles ont remportés au siècle dernier.
Le projet communiste, tel qu’il a été énoncé au 38e congrès du PCF, apporte la cohérence d’une autre réponse : conquérir des pouvoirs démocratiques et autogestionnaires, dès les entreprises et les territoires, pour prendre la maîtrise des moyens institutionnels et financiers de réaliser les objectifs sociaux, sociétaux et écologiques qui font l’objet de mobilisations multiples mais dispersées dans nos sociétés en crise.
Au lieu d’esquiver le combat pour arracher le pouvoir au capital en renvoyant la révolution à plus tard ou en s’en remettant à un supposé « déjà-là du communisme », l’originalité de ce projet est bien de s’engager tout de suite, du local au mondial, dans ce combat dont la radicalité va de pair avec la mise en cause de toutes les dominations – patriarcale, culturelle, géopolitique… La campagne de Fabien Roussel vient à point nommé pour placer cette cohérence au premier plan de la bataille politique.
Denis Durand est directeur d’Économie & Politique.
Cause commune • novembre/décembre 2021