Cette crise sanitaire affecte toutes les sphères de la vie – professionnelle, syndicale, conjugale, familiale, amicale, culturelle, sportive… Elle est synonyme de désorganisations multiples et d’une perte de nombre de repères qui balisent habituellement nos vies.
La focalisation sur le risque de contamination du coronavirus a relégué au second plan l’effet psychologique de l’épidémie mais aussi des mesures prises pour la prévenir, essentiellement le confinement. Le temps de la sidération initiale s’est vite accompagné d’une division en deux mondes : celui des confinés chez eux et celui de ceux qui ont été « au front » car effectuant des activités dites essentielles. Reste que leurs déplacements devaient se limiter aux seuls autorisés : travail-domicile et inversement.
Clinique du confinement
Ces formes de vie inédites auxquelles nous sommes tous contraints aujourd’hui déstabilisent d’autant plus que le contexte sanitaire et social amplifie ou révèle la précarité de la vie. Aujourd’hui, la vulnérabilité s’éprouve, se découvre, est partagée et on ne peut plus faire l’économie d’une pensée de la mort, de la maladie, de la perte. Peur de mourir, d’être contaminé, mais aussi peur du vide, de manquer, de perdre son emploi, de ne pas en retrouver, de la solitude, de la montée des tensions, de la violence, de cette congélation de soi dans un huis clos qui protège et étouffe à la fois…
La contraction spatio-temporelle marque ses effets sur le corps et la psyché. Le temps est suspendu, brouillé, la projection barrée et le passé pensé comme pertes. La chronologie de la vie en confinement tourne en boucle, les séquences temporelles qui rythmaient nos vies s’effacent et cette longue période de claustration favorise la régression et la déprivation. L’espace clos ramasse le temps dans sa coquille et installe dans la cage intemporelle du présent. Cette érosion de la représentation du devenir mais aussi l’impuissance (amplifiée par le traitement infantilisant des autorités gouvernementales) nous assignent à une attente anxieuse. Quand verra-t-on la fin de cette crise, de l’enfermement, des interdits qui s’empilent, du désœuvrement, de l’empiétement de l’espace intime, du manque des autres, de liens, de cette suspension de l’agir, de cette résignation qui éteint le désir, de cette désorientation ?
« Quand le travail s’efface, qu’il ne reste que le repli dans la sphère domestique, le déséquilibre des engagements se déplace sur d’autres enjeux, ceux de la division genrée des rôles et des tâches domestiques et familiales. »
La fatigue est omniprésente, une lassitude que les nuits ne réparent pas, la nervosité aussi qui se solde par des tensions chroniques dans la sphère conjugale, familiale. L’irritabilité dégrade les liens qui tentent de subsister malgré tout, malgré cette distanciation physique (dite, pour le moins malencontreusement, sociale !) imposée par les « mesures barrières ». À ces troubles de l’humeur s’ajoutent des difficultés de concentration, voire une anesthésie de la pensée. Les troubles du sommeil sont omniprésents (difficultés d’endormissement, réveils nocturnes, cauchemars, etc.). Aujourd’hui, cette anxiété chronique est massivement partagée, même si ses degrés peuvent varier. Elle peut se muer en troubles anxieux généralisés, voire en dépression. Enfin, certains présentent tous les symptômes d’un stress post-traumatique.
Données épidémiologiques
Les travaux sur des expériences de confinement lors de précédentes épidémies (Ebola, H1N1, SRAS, etc.) ont mis en évidence des conséquences psychologiques négatives – les plus fréquentes étant l’anxiété, la peur, la culpabilité – qui engendrent un sentiment de stress permanent, voire dans le pire des cas, des idées suicidaires et le suicide. Et, dans un autre registre, on dispose aussi de travaux sur la psychopathologie de l’enfermement carcéral ou de la « placardisation » dans le monde du travail.
Une enquête réalisée par la DREES (études et résultats, DREES, n° 1150, 2020) auprès de médecins généralistes durant le confinement montre que les consultations pour stress, troubles anxieux ou dépressifs sont les seules consultations pour d’autres motifs que le coronavirus à avoir augmenté pendant le confinement, et ce pour plus de la moitié des médecins généralistes.
« Les catégories les plus défavorisées socialement sont celles qui sont le plus touchées par les effets de la crise sur leur situation professionnelle et financière, de même que les personnes issues de l’immigration, et notamment les immigrés de première génération. »
L’enquête de Santé publique France, lancée depuis le 23 mars 2020 (CoviPrev) en population générale, permet d’évaluer l’effet sur la santé mentale de l’évolution de l’épidémie et des mesures gouvernementales. La santé mentale des Français, dégradée en début du premier confinement, s’est significativement améliorée à la levée du confinement, sauf les problèmes de sommeil qui se sont maintenus à un niveau élevé (supérieur à 60 %). Depuis, elle s’est nettement dégradée entre la fin septembre et le début novembre avec une augmentation importante des états dépressifs pour l’ensemble de la population (+10 points). Les hausses les plus importantes ont été observées chez les plus jeunes (+16 points chez les 18-24 ans et +15 points chez les 25-34 ans), les inactifs (+15 points) et les personnes déclarant une situation financière très difficile (+14 points). « Les situations diffèrent selon le vécu de la crise sanitaire (inquiétude, colère, impuissance ou encore sentiment de solitude) et selon les contraintes qu’elle fait peser sur chacun (notamment en matière de difficulté financière). La hausse des symptômes dépressifs est observée pour tous les profils sociodémographiques, traduisant une dégradation de l’état de santé mentale à l’échelle de la population. »
On note encore une augmentation significative des consommations de substances psychoactives. L’enfermement dû à la covid-19 génère des troubles du sommeil majeurs et le recours aux somnifères s’accroît (41 % depuis le début de l’enfermement contre 16 % avant). De même, la consommation de tabac, de cigarette électronique et de médicaments est en hausse : 30 % ont augmenté leur consommation de tabac, 30 % leur usage de cigarette électronique. Par contre, la consommation globale d’alcool et de cannabis est en baisse : 18 % ont diminué leur fréquence de consommation ou arrêté l’alcool, 30 % pour le cannabis. Les facteurs de hausse de consommation les plus cités dans cette enquête réalisée par l’IPSOS en septembre 2020 et commandée par la MILDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) et d’autres partenaires institutionnels, sont le sentiment d’isolement par rapport aux collègues (31 %), les évolutions des conditions d’emploi et de travail (29 %) et la charge de travail (26 %). L’isolement auquel la plupart des personnes ont été confrontées (au travail et sans travail) depuis le début de l’enfermement favorise le recours aux médicaments hypnotiques et/ou anxiolytiques.
Cependant, il y a confinement et confinement…
Les personnes âgées, plus vulnérables face à la covid-19, sont soumises aux mesures d’isolement les plus drastiques, que ce soit chez elles ou en EHPAD. Cet isolement social aggravé par le confinement accroît le risque de dépression, voire d’entrée dans la démence ou de « syndromes de glissement ». Ces maux-là ont conduit à des aménagements des « mesures barrières » dans les EHPAD.
On doit distinguer aussi ceux qui ont été maintenus en activité professionnelle durant le confinement et ceux qui se trouvent confrontés à l’inactivité forcée. Celle-ci a des incidences sur l’économie psychosomatique. Le retrait du travail remet en cause les sollicitations de l’exercice du corps et de la pensée. Il y substitue le déplaisir d’une énergie en manque d’exutoire. Celle-ci, contrariée, inhibée, est à l’origine d’une tension intérieure qui peut trouver deux issues : le passage à l’acte ou les décompensations psychosomatiques. Le désœuvrement concerne à la fois ceux qui sont en emploi (et qui peuvent être en arrêt de travail, au chômage partiel), ceux qui se retrouvent sans emploi, qui ont été licenciés (dans le cadre de plans de sauvegarde de l’emploi – PSE – ou de façon plus discrète, suite au non-renouvellement de contrats d’intérim ou de contrats précaires, de plus en plus nombreux) ou qui ont perdu leurs activités d’indépendants ou d’auto-entrepreneurs. À ceux-là s’ajoutent bien sûr tous ceux qui étaient déjà au chômage avant l’apparition du coronavirus mais qui semblent chroniquement oubliés. Ceux qui sont privés d’activité vivent un confinement au carré : ce redoublement de l’enfermement tient à la contention des corps dans l’univers domestique, aux restrictions imposées aux mouvements, aux liens, aux activités alternatives à celles du travail, celles qui cherchent à préserver identité et intégrité personnelles, afin de vivre comme un actif, comme tout le monde… ou presque. Tout cela accentue la réclusion. Et l’inventaire des pertes et privations s’allonge : spatiale, temporelle, sensorielle, identitaire, affective… L’immobilisation et l’anxiété associée peuvent tenir aussi à l’idée que tous les chômeurs ne se valent pas, que les nouveaux chômeurs (ceux nés avec la crise) seront préférés aux anciens, que les seniors seront encore plus « éloignés de l’emploi » qu’ils ne l’étaient déjà, que ceux qui vivent avec des problèmes de santé ne seront pas attendus pour les défis de demain : la relance économique… Quant aux jeunes, quelles perspectives d’avenir dans un monde du travail sinistré ?
« Les individus, les êtres humains, sont constitués par leur activité. Elle les façonne comme elle fa 0çonne le monde. Son empêchement, en tant que tel, est potentiellement pathogène. »
Les confinés en télétravail (un télétravail non choisi, sans préparation ni accompagnement) ne vivent pas cette épreuve du désœuvrement mais font l’expérience de la complexité de l’auto-organisation de leur travail et de la reconstruction permanente de leurs conditions de travail dans l’espace domestique. Et ce, en ne comptant que sur leurs ressources propres, par défaut des autres, de tout ce qui se loge dans les liens informels au travail, liens affectifs, cognitifs (informations, conseils), sociaux (transmission, insertion) qui habituellement viennent compenser les limites des liens formels pèsent sur la vie au travail confinée. Certes, ils font l’économie des temps de transport et des angoisses associées au risque de contamination. Mais ce faisant, les transitions nécessaires psychiquement pour passer d’une sphère à l’autre, du travail professionnel au travail domestique, à la maison, sont dissoutes. La ligne de démarcation entre ces deux sphères s’efface, avec une réduction de la récupération, notamment pour les femmes. L’autosuffisance, que les conditions d’imposition du télétravail supposent, peut se solder par de l’épuisement, par l’envahissement du travail et par de la suractivité – une sursollicitation professionnelle.
« Peur de mourir, d’être contaminé, mais aussi peur du vide, de manquer, de perdre son emploi, de ne pas en retrouver, de la solitude, de la montée des tensions, de la violence, de cette congélation de soi dans un huis clos qui protège et étouffe à la fois. »
Le confinement, stratégie de gestion de la crise sanitaire sur fond de carences de notre système de santé et des protections indispensables en période épidémique, a un coût économique très lourd. On commence enfin à reconnaître aujourd’hui qu’il a des effets majeurs sur la santé. Les inégalités sociales de santé sont manifestes tant les ressources pour supporter le confinement sont inégalement distribuées. Il faut sans nul doute planter le décor social du confinement pour penser ses effets sur la santé psychique. Les effets du confinement sur les conditions de vie ne sont pas homogènes et on doit repérer aussi les effets cumulatifs des diverses formes d’inégalités. Les clivages sociaux sont accentués : les catégories les plus défavorisées socialement sont celles qui sont le plus touchées par les effets de la crise sur leur situation professionnelle et financière, de même que les personnes issues de l’immigration, et notamment les immigrés de première génération. Ces clivages sociaux trouvent de multiples déclinaisons : accès ou non au télétravail (qui concerne en fait essentiellement les cadres), conditions de logement, baisse radicale, modérée ou absence des revenus, perte d’emploi et de complémentaire santé associée, accès aux soins (notamment psychiques), accès au numérique, etc.
Les inégalités sociales de genre sont elles aussi, encore une fois, révélées mais aussi accentuées. On sait que la mortalité des personnes infectées par le virus est plus élevée parmi les hommes. En revanche, les femmes sont plus exposées aux autres facteurs de risque, moins visibles. Majoritaires dans les métiers de la santé et du social, elles ont été et sont en première ligne dans la réponse sanitaire apportée à la crise.
« La hausse des symptômes dépressifs est observée pour tous les profils sociodémographiques, traduisant une dégradation de l’état de santé mentale à l’échelle de la population. »
Le déni des interdépendances de nos domaines de vie vole en éclats avec le confinement, et l’expérience des uns et des autres est confrontée massivement à l’exigence de régulation des contraintes et exigences du travail et du hors travail. Quand le travail s’efface, qu’il ne reste que le repli dans la sphère domestique, le déséquilibre des engagements se déplace sur d’autres enjeux, ceux de la division genrée des rôles et des tâches domestiques et familiales. Ces relations familiales sont mises à l’épreuve par le confinement, pour le meilleur et pour le pire, comme en témoigne la montée des violences faites aux femmes et aux enfants. Les femmes savaient sans doute plus que les hommes que cette séparation n’est qu’un leurre, que nous ne sommes pas que des travailleurs, des forces productives. À la persistance d’inégalités entre hommes et femmes dans la répartition du travail domestique ou du travail parental s’ajoute la vulnérabilité de celles-ci face à la crise économique et à la hausse du chômage, notamment en raison de leur surreprésentation dans les secteurs économiques touchés, en particulier dans le secteur des services.
En résumé, les écarts se creusent entre les classes sociales et les sexes, des écarts qui se manifestent au plan des ressources psychosociales nécessaires pour soutenir les épreuves liées à la crise sanitaire et à sa gestion.
On ne tient pas debout sans les autres
Pour sortir de la crise sanitaire et du confinement, il faut d’abord tenir. Et pour tenir, la multiplication des lignes d’écoute et de soutien psychologiques risquent fort de ne pas suffire. Elles ne permettent pas de sortir de ce qui pèse le plus, le manque des autres et ce temps flottant, suspendu… en attente. Quand les autres se transforment en menace potentielle, quand chacun est confronté au dilemme entre risque de contamination et risque d’amputation de la vie par perte des liens, comment choisir ? La congélation de la vie est pathogène. Quand, pour se protéger du virus, la prescription est synonyme de privation des relations qui nous nourrissent, alors le programme est celui de la désolation, de la déprivation. A contrario, c’est bien l’activité partagée qui renoue avec le mouvement du lien et du temps. Faire avec les autres. Ceux qui depuis longtemps vivent avec une santé altérée mais ne se résignent pas à leur enfermement dans le statut, la place de « malades », savent bien déjà comment « vivre malgré tout », le vivre sans ce qui le tue : la perte des autres (Dominique Lhuilier, Anne-Marie Waser, Que font les 10 millions de malades ?, érès, 2016).
Le travail peut être considéré comme un objet-valeur et donc comme quelque chose que l’on peut acquérir ou perdre. Mais le travail est, non seulement un objet, mais aussi une activité, non réductible à la sphère du travail salarié ou rémunéré. Les individus, les êtres humains, sont constitués par leur activité. Elle les façonne comme elle façonne le monde. Son empêchement, en tant que tel, est potentiellement pathogène. L’activité a une fonction décisive en matière d’articulation du psychique et du social et de dégagement d’un temps à l’arrêt, dévitalisé. Les autres se rencontrent dans l’activité partagée, même quand elle se réalise à distance. Et l’activité anticipée, programmée, réalisée, restaure une temporalisation endogène. Le découpage temporel restaure la maîtrise d’une perspective temporelle. Faire des projets, même dans l’incertitude, est vital.
« Les individus, les êtres humains, sont constitués par leur activité. Elle les façonne comme elle façonne le monde. Son empêchement, en tant que tel, est potentiellement pathogène.»
Dans ces contextes de flottement et de précarisation accrue, il s’agit bien de repérer les conditions d’une possible préservation, voire d’un développement d’un pouvoir d’action dans les situations de vie qui ne laissent qu’une étroite marge de manœuvre à chacun tant les interdits se multiplient et le confinement réduit les ressources mobilisables. Pourtant, nombre d’initiatives éclairent des modalités de dégagement et de reconstruction de soi comme du lien aux autres, voire les manières de faire valoir une capacité d’action auto-instituante ou collective. Elles passent toutes par le développement d’activités reliant au réel et au monde social. En ce sens, l’activité est un vecteur privilégié des processus de subjectivation, y compris dans les cadres les plus contraints comme ceux de la déprivation. L’indétermination associée aux phases de crise, de transition, de transformation, provoque un sentiment d’incertitude, mais elle est également une ouverture à l’imagination de nouveaux possibles et à la créativité. Ceci suppose un dégagement de la seule conformité aux directives sanitaires données, une analyse des risques, une mobilisation de savoir-faire de prudence, une restauration de l’initiative, un partage des expériences et une mise en commun des stratégies de restauration, un développement de la normativité. « Je me porte bien, dit Georges Canguilhem, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. »
« Faire des projets, même dans l’incertitude, est vital. »
La mobilisation individuelle et collective gagnera aussi sans doute à faire reconnaître la souffrance psychosociale liée au confinement dans ses différentes déclinaisons, à marteler que la santé n’est pas soluble dans la prévention des risques de contamination, à exiger l’intégration des risques psychosociaux dans le document unique, la transformation des fiches métiers éditées par le ministère du Travail, et plus globalement de l’ensemble des protocoles sanitaires, y compris les directives données aux services de santé au travail et à la médecine de ville : ceux-ci visent les risques physiques de la covid-19 mais ignorent totalement l’effet de l’épidémie et du confinement sur la santé psychique. À chacun de s’en débrouiller ?
Dominique Lhuilier est psychologue. Elle est professeure émérite de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021