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Editorial par Guillaume Roubaud-Quashie

Evénement : « fait d’une importance notable pour un individu ou une communauté humaine », « fait qui attire l’attention par son caractère exceptionnel », glane-t-on dans Le Trésor de la langue française. Il fait peu de doute qu’on reconnaîtra ce statut à la pandémie qui saisit présentement notre monde. S’agit-il pour autant d’une césure séparant un « hier » et un « désormais » ? Un « hier » nécessairement paisible et léger face à un « dé­sormais » plein de menaces et un « monde d’après » qui ne « sera jamais comme avant » ?
Toutes les étapes de cette hypothèse posent problème. On sait ce qu’il en fut de la « Belle Époque » censée désigner l’heureuse période 1900-1914 : une projection a posteriori sur un temps loin d’être béni, celui des mineurs sacrifiés lors de la catastrophe de Courrières, celui des grèves durement réprimées menant le secrétaire général de la CGT dans les prisons de la République… Les années 2010 ne sont pas les années 1900 mais on aurait également tort de les peindre en rose uni. Les grandes phrases des années 1990 sur la bienheureuse « fin de l’histoire » ne sont plus que poussière depuis longtemps : colères, crises, recherches sont les mots qui agitent notre monde depuis une bonne décennie. Si certains macronolâtres ont pu croire un instant que la séquence de 2017 (victoire macroniste, effondrement du PS et chute de LR) ouvrait une nouvelle ère destinée à durer trente ans, il y a beau temps que les gilets jaunes et la mobilisation contre les retraites ont rangé ces rêves bourgeois au rayon des utopies désuètes. Pour le dire autrement et pour en rester à cet exemple français, 2017 fut bien plus le symptôme d’un chaos que sa résolution. Bref, de Trump à Modi en passant par Macron ou Bolsonaro (dans des registres, certes, différents…), le monde d’avant la covid n’était pas une calme bluette que le virus aurait fait dérailler. La pandémie ne change-t-elle rien pour autant au plan politique ?

« En ce moment plus encore qu’à d’autres, les intérêts du très grand nombre et ceux du capital sont radicalement contraires. »

En premier lieu, elle vient sérieusement ébranler le mythe du « président surdoué », de l’homme-jeune-et-brillant-qui-sait-et-qui-voit-clair-dans-ce-monde-si-complexe. Ce n’est pas une petite chose car c’est un des piliers du macronisme : c’est compliqué ; vous ne comprenez rien ; mais moi, si ; remettez-vous-en à moi. L’incurie dont a fait montre le pouvoir à propos des masques est de ces choses qui ne s’oublient pas vite, pas plus que les mensonges, les revirements ni cette condescendance consubstantielle à cette bourgeoisie de technocrates satisfaits. Les macronistes finalement incompétents ? C’est une idée qui fait son chemin face au spectacle lamentable donné par Buzyn, Ndiaye et leurs amis.
Mais il n’y a pas que de l’incompétence dans ce que nous vivons aujourd’hui. Il y a aussi, et c’en est pour une part la racine, une tension entre la volonté d’être réélu – qui pousse à limiter les dégâts et à ne pas tourner ostensiblement le dos à toutes les aspirations populaires – et celle de ne pas heurter, voire de servir activement le grand patronat. Or, en ce moment plus encore qu’à d’autres, les intérêts du très grand nombre et ceux du capital sont radicalement contraires. D’un côté, des mesures sanitaires rigoureuses pour sauver des vies ; de l’autre, le maintien le plus massif, la reprise la plus prompte d’une activité économique « normale » pour limiter les pertes et dégager du profit. Allez gouverner un pays dans ces conditions quand vous êtes libéral ! C’est, me semble-t-il, la clé principale de ces revirements, de ces hésitations, de ces ordres et contre-ordres – outre les réels problèmes de compétence et, bien sûr, la vraie difficulté de la situation sanitaire avec toutes ses inconnues. Mais, et c’est là le plus important au plan politique, il ne s’agit pas d’une lubie de communistes-qui-voient-le-mal-partout. L’idée selon laquelle on tend à marchander la santé de tous pour satisfaire des intérêts économiques se répand. Comme une traînée de poudre ? C’est ce que prédisent plusieurs instituts fort modérément bolcheviques.

« C’est toute une politique de classe dont nous payons aujourd’hui le prix : celle qui a conduit à désindustrialiser notre pays, celle qui a mis nos services publics au pain sec. »

De fait, c’est toute une politique de classe dont nous payons aujourd’hui le prix : celle qui a conduit à désindustrialiser notre pays, celle qui a mis nos services publics au pain sec. Il faut le rappeler : le philosophe Lucien Sève, par exemple, n’est pas mort de la covid-19. Ni son organisme ni les connaissances médicales au 23 mars 2020 ne le destinaient à mourir ce jour-là. Âgé de 93 ans, il fut classé non prioritaire et, en conséquence, privé d’accès à un respirateur pour cause de pénurie, a indiqué Isabelle Garo. Ce sont bien les politiques rapaces qui ont réduit notre système de santé à ce lamentable état qui ont tué. Comment ne pas entendre ces mots de Marx : « Le capital n’a […] aucun scrupule s’agissant de la santé et de l’espérance de vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. À toutes les plaintes concernant le délabrement physique et intellectuel, la mort prématurée, la torture de l’excès de travail, il répond : et pourquoi ces tourments devraient-ils nous tourmenter puisqu’ils augmentent notre plaisir (le profit) ? » (Le Capital, livre I, section 3, chapitre 8 – trad. J.-P. Lefebvre).
Cet antagonisme intensément vécu ne va pas sans faire naître et grandir des contestations de l’ordre en place. Plus que la nostalgie d’un « monde d’avant », il alimente cette aspiration à un « jour d’après » profondément différent. On en trouve même la trace chez des auteurs inattendus. Est-il toujours pensable que les revenus de tout un chacun soient à ce point déconnectés de l’utilité sociale (misère pour l’infirmière ; fortune pour le trader) ? lit-on par ici. Le libre-échangisme mondial peut-il demeurer la règle ? lit-on par là. Même
E. Macron s’est mis à faire écho à la Révolution française, au CNR, à la nécessité de ne pas sombrer dans le tout marchand (lui qui voulait privatiser Aéroports de Paris et vient de livrer la Française des jeux !).
Bien sûr, nous ne sommes pas d’un optimisme béat. Les vaines paroles sont un sport nécessaire pour la classe dominante quand la mer est forte ; elle le pratique avec art, au moins depuis qu’a dû être consenti le suffrage universel. Les « solutions » partielles ont souvent d’autant plus d’écho qu’elles permettent de ne pas toucher en profondeur aux choses sérieuses – ce qui ne veut pas dire qu’il faille les mépriser dans une démarche absurde de « tout ou rien ». Le thème du « jour d’après » peut appeler à une passivité présente, en attendant ce fameux jour à venir…

« Assurément, il n’y a rien de mécanique et la lutte des classes continue à se jouer à plusieurs. Reste que la situation objective comme celle des consciences présente une nouvelle configuration qui rend plus audibles des propos de franche rupture et d’alternative conséquente, en un mot des propos communistes. »

Globalement, pièges et chausse-trappes ne manquent pas. Quand les temps redeviennent incertains et qu’on prend conscience de la vanité des grandes projections « toutes choses égales par ailleurs » (avec pour seule variable pensable, une innovation technique), la voie pour une alternative sérieuse se dégage assurément mais, avec elle, bien d’autres. Pourquoi pas Sénèque (« La divinité tourmente ceux qu’elle aime, éprouve ceux qu’elle approuve » De la providence, IV – trad. Fr. Rosso) et les multiples versions modernes d’une résignation à un ordre jugé fatal, hors de portée d’un changement humain ? Ou encore Pascal méditant sur la « puissance des mouches » qui « empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps » ? Il est vrai qu’elles semblent survivre à la covid et démontrer là encore leur « puissance » et, en miroir, notre impuissance. Ce qui donnerait, en version très dégradée mais tout aussi peu révolutionnaire, un résigné : On est peu de chose, n’est-ce pas ? Plus simplement, c’est la chanson sur la dette dont les harmoniques sont de plus en plus puissants : n’escomptez pas changer quoi que ce soit car il faut d’abord rembourser la dette contractée pour affronter la covid et, mes chers compatriotes, sonne l’heure, hélas, des sacrifices. Bref, il n’est pas temps de vendre la peau de l’ours et il n’est vraiment pas certain que « rien ne sera jamais comme avant ». Pire, la contre-offensive s’annonce très lourde et, si nous n’y prenons garde, notre sort à toutes et tous pourrait se retrouver plus dégradé encore qu’à la veille de la pandémie.
Assurément, il n’y a rien de mécanique et la lutte des classes continue à se jouer à plusieurs. Reste que la situation objective comme celle des consciences présente une nouvelle configuration qui rend plus audibles des propos de franche rupture et d’alternative conséquente, en un mot des propos communistes. Ce n’est pas là une petite chose car le changement social n’est pas qu’affaire de « comm’ » ; il dépend, pour paraphraser Lénine (La Faillite de la IIe Internationalehttp://projet.pcf.fr/98292), de facteurs objectifs et subjectifs indépendants de notre volonté et sans lesquels il n’est que rêverie enfantine. Au vu des circonstances présentes, la bataille d’idées peut vivement progresser, des combats se donnant l’objectif d’être victorieux peuvent être envisagés. De ce point de vue – sans donner à ce passage médiatique plus d’importance qu’il n’en a, ni limiter les ambitions du moment à cette question – n’est-il tout de même pas révélateur qu’un personnage comme Alain Duhamel soutienne à la télévision l’exigence portée par les communistes d’une gratuité des masques ? « Le monde sera ce que tu le feras » dit une vieille chanson. On y est… 

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n°17 -mars/avril 2020