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Le gouvernement saisit l’occasion de la crise pour amplifier ses projets d’école capitaliste.

Il y a un an, une pandémie se dessinait. Frappant d’abord la Chine et l’Asie, puis l’Italie et l’Espagne, elle gagnait vite notre pays. Les effets sur les systèmes de santé ont été très variables selon l’état de ces derniers dans les différents pays, plus ou moins affaiblis par les politiques libérales et par la gestion politique et sanitaire dans l’urgence. Les conséquences sur les systèmes éducatifs ont également été très différentes, et variables dans le temps, du confinement décrété par Emmanuel Macron le 12 mars 2020, à la réouverture partielle puis presque complète des établissements scolaires, alors que les universités (publiques) sont fermées à la différence des filières sélectives (classes préparatoires et grandes écoles).
Alors que la recherche en sciences humaines et sociales est disqualifiée par nos gouvernants, elle s’est immédiatement saisi de l’étude des conséquences, en mobilisant ses outils d’analyse pour objectiver les logiques en cours, tout en étant prudente sur les conclusions « à chaud ». C’est ce que nous avons essayé de faire pour le cas de la France dans deux parutions récentes dont nous reprenons ici une partie des arguments : l’une, collective, dont les conclusions des contributeurs sont intégrées à notre propos, et davantage ciblée sur la phase de confinement (Stéphane Bonnéry et Étienne Douat (dir.), L’éducation aux temps du coronavirus, La Dispute, 2020) ; l’autre orientée sur la rentrée à venir et les suites à moyen terme (S. Bonnéry, « L’école et la covid-19 », La Pensée, n° 402, avril-juin 2020).
Il en ressort que si, par certains aspects, les conséquences de la crise sur l’éducation sont exceptionnelles, l’analyse dévoile que, derrière les réponses à la situation créée par la pandémie, qui sont présentées comme « techniques », cette dernière constitue l’occasion pour le gouvernement d’imposer des logiques qu’il déployait de façon plus progressive et discrète.

Une situation déjà dégradée, mais clarifiée
Si les décisions du gouvernement Macron sont aussi inquiétantes, quand il instrumentalise la crise pour mettre en œuvre une stratégie du choc pour ébranler l’école publique, c’est que, depuis des décennies, le système d’enseignement français était soumis à des logiques contradictoires et structurelles. Résultat d’un compromis instable entre, d’une part, des avancées de démocratisation (programme et objectifs unifiés pour le primaire puis le collège, accès massifié au lycée et à l’enseignement supérieur) et, d’autre part, des mécanismes de sélection fortement marqués par les origines sociales (réussite dans les apprentissages, orientation, filières étanches). Cet équilibre est peut-être obsolète. Jean-Michel Blanquer impose violemment un virage à droite, sélectif, notamment pour réduire l’ambition de la scolarité unique entre les différentes classes sociales, en externalisant tout ce qui ne rentre pas dans le socle minimal (les « basiques » ou « fondamentaux » que nul ne peut ignorer). Le modèle est l’instruction à la carte, officiellement selon les individus, en réalité selon les origines sociales des élèves. Or, même s’il a le défaut de ne pas être entièrement mis en pratique, le principe de la scolarité unique revêt le mérite d’afficher le même objectif pour toutes les classes sociales et, ce faisant, de constituer un point de repère et de revendication pour contester tout ce qui contribue à différencier encore davantage les objectifs selon les origines sociales. Le gouvernement est aux abois, pris à la gorge pour détourner les crédits vers le soutien à la finance, qui le conduit à réduire les dépenses nécessaires à une réelle égalité scolaire. Simultanément, il pense que les restrictions des libertés et des possibilités de protestation lui permettent d’avancer plus vite sur ses projets d’école capitaliste : ce faisant, ces projets sont mieux lisibles.

« La fermeture des universités depuis presque un an systématise l’enseignement à distance dans la durée et interroge sur l’avenir de l’université française. Dans le même temps, sa destruction est organisée avec la loi de programmation de la recherche. »

L’enseignement à distance, vers l’école à la carte et la privatisation ?
Avec le nouveau management public, la posture est de ne pas expliquer les objectifs, mais de les imposer comme des obligations techniques fragmentées et sans montrer leur cohérence. Avec la transparence des environnements numériques de travail, où les enseignants suivent les élèves, la hiérarchie a tenté de caporaliser le travail des enseignants. Le manque de performance des outils a limité l’emprise, mais des réformes récentes veulent « rectifier le tir », pour que les chefs d’établissement aient un rôle de contremaître pédagogique. Le 12 mai 2020, une députée du groupe parlementaire présidentiel a enregistré un projet de loi pour redéfinir la fonction de directeur d’école primaire en vue d’accroître « leur pouvoir de décision », et un décret du 12 juin a ouvert un nouveau concours de recrutement des chefs d’établissement de l’enseignement secondaire à des managers venant du privé.
Face à l’impossibilité provisoire de maintenir la classe en présence, des expérimentations déjà imposées dans l’enseignement supérieur depuis vingt ans ont servi de modèle pour le primaire et le secondaire. Si chacun a fait ce qu’il a pu pendant la période, avec beaucoup de bonne volonté et de convergences provisoires entre familles et personnels, le taux de décrochage a été bien supérieur à celui que la communication du ministre a donné. Et ce dernier veut instituer durablement l’enseignement à distance ou l’hybride dans le primaire et le secondaire, en l’instaurant comme recours encouragé, notamment pour mieux supprimer des options (Proposition de loi visant à instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires, enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 mai 2020). L’expérience covid montre que les familles de cadres peuvent être tentées de compléter l’éducation par le recours à des officines privées de la « Ed Tech », si le service public ne fournit qu’un minimum : l’enjeu de marchandisation est grand si l’on réduit les objectifs de l’école publique. C’est le moyen d’imposer une école à la carte, qui ne vise pas les mêmes objectifs pour tous mais « s’adapte » aux « possibilités » de « chacun », qui différencie en fait les objectifs selon l’origine sociale des élèves.
Quant aux universités, leur fermeture depuis presque un an systématise l’enseignement à distance dans la durée et interroge sur l’avenir de l’université française. Dans le même temps, sa destruction est organisée avec la loi de programmation de la recherche, votée en catimini, avec des artifices juridiques de mesures prétendues expérimentales pour les imposer de fait. Cette loi impose l’affaiblissement du cadre national de recrutement des enseignants-chercheurs, précarise l’emploi et le financement de la recherche, donc sa liberté scientifique, après Parcoursup qui a fait perdre au baccalauréat son caractère de premier diplôme de l’enseignement supérieur, garantissant l’accès à celui-ci, et a instauré un filtrage scolaire et social à l’entrée des établissements supérieurs.

« La logique est celle de la disparition tendancielle de la scolarité unique, en tant qu’objectif de transmission des mêmes savoirs et d’ouverture de centres d’intérêts variés aux enfants de toutes les classes sociales. »

Le 2S2C : la réduction de l’école
Dans la même logique, lors du déconfinement de juin, l’argument des distances spatiales de sécurité a d’abord été mobilisé pour argumenter la reprise à mi-temps, et initier la réforme 2S2C (sport-santé-culture-civisme) comme mode de garde. Cette dernière était déjà envisagée, pour limiter l’école aux « fondamentaux » : externaliser le sport et les arts, qui ne seraient plus à terme les disciplines scolaires EPS (éducation physique et sportive), « éducation musicale » et « arts plastiques », en réduisant le temps scolaire. Jean-Michel Blanquer en parle moins, mais le projet demeure.
Ces disciplines ne seraient plus enseignées dans tous les territoires, leur présence dépendrait de l’existence de personnes compétentes, voire d’associations, de leur financement par les collectivités locales ou les familles, ainsi que des « goûts » de ces dernières, socialement marqués.
Une école publique à mi-temps et le reste en option, comme les activités du mercredi en club : la logique est celle de la disparition tendancielle de la scolarité unique, en tant qu’objectif de transmission des mêmes savoirs et d’ouverture de centres d’intérêt variés aux enfants de toutes les classes sociales.

La fin ou la réduction de la scolarité unique ?
Du 12 mars à la rentrée de septembre 2020, six mois se sont écoulés, pendant lesquels le gouvernement a empêché que soient débattues les conditions d’une reprise durable de tous les élèves, c’est-à-dire en sécurité en cas de nouveau pic de l’épidémie, ce qui ne pouvait passer que par le découpage des classes en sous-groupes scolarisés à plein temps, donc le recrutement massif et la formation d’enseignants ainsi que la location de locaux. Faute d’avoir retenu cette hypothèse qui engageait le budget de la nation à développer les crédits en faveur des services publics, le risque est grand que l’école unique voie ses missions très réduites.
La conséquence des protocoles sanitaires très réduits à l’école, outre la mise en danger des enseignants, c’est l’acceptation de la déscolarisation d’une partie de la population, accrue par un laisser-faire institutionnel envers les familles qui ne veulent pas que leurs enfants portent de masques et scolarisent à la maison. Le gouvernement évite de dépenser, joue sur les peurs pour décourager la fréquentation de la même école par tous.

Le bac localisé, la reconnaissance individualisée des qualifications ?
En juin, Jean-Michel Blanquer a d’abord voulu maintenir les épreuves de sa réforme du baccalauréat, dont le caractère local, qui affaiblit la reconnaissance du diplôme, avait suscité l’hiver précédent des protestations. Mais l’annulation des épreuves est-elle un phénomène conjoncturel, ou crée-t-elle un précédent qui institue un contrôle continu local, objectif explicite du ministre ? Cela alignerait la reconnaissance du diplôme sur celle dont bénéficie l’établissement sur le « marché concurrentiel » de l’accès à l’enseignement supérieur, marché qu’a créé ou amplifié la réforme Parcoursup puisque, avec elle, le bac ne constitue plus de fait un passeport pour l’enseignement supérieur. Le flou qu’il entretient encore en janvier 2021 inquiète.

« C’est le moyen d’imposer une école à la carte, qui ne vise pas les mêmes objectifs pour tous, mais “s’adapte” aux “possibilités” de “chacun”, qui différencie en fait les objectifs selon l’origine sociale des élèves. »

La bataille ne fait que commencer
Face à la crise économique d’ampleur qui s’aggrave, le gouvernement a des marges de manœuvre limitées : détourner l’argent pour sauver la finance, ou l’utiliser pour le bien commun avec les services publics. Les choix apparaissent plus clairement.
Les moyens financiers sont nécessaires pour recruter en masse et former des enseignants dans de brefs délais, ainsi que pour aménager des locaux, dans le but de dédoubler les classes, les groupes, et donc de scolariser tous les élèves dans de vraies conditions de sécurité, ainsi que pour rouvrir les universités.
C’est aussi le projet d’école qui est aujourd’hui à la croisée des chemins. Le statu quo est impossible : soit un tournant à droite avec Macron, Blanquer et Vidal, vers la sélection et l’école inégale selon l’origine sociale des élèves ; soit des moyens financiers et la mise en œuvre de réformes pédagogiques pour la mise en œuvre de l’égalité d’apprentissage, dont tous les élèves sont capables.

Stéphane Bonnéry est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-8.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021