C’était pendant le confinement. Dans un village du Bugey, au pied du Grand Colombier, eut lieu virtuellement, par les étranges lucarnes et les ondes magiques, une conversation sur le dépérissement de l’État : un ouvrier agricole, des philosophes du Doubs, un matheux, une grammairienne, des juristes, un Irlandais, un économiste semi-brésilien, un militant des années 1950, le spectre de Marx, d’autres voix.
Il n’y avait ni fibre, ni 5G, le réseau passait mal, mais on a distingué quelques bribes que voici, sans être bien sûr de qui les a prononcées.
- Le ministère, les agences régionales de santé, le gouvernement sont aux abois et incapables. Bref, l’État est défaillant, dans ses prises de décision, dans leurs applications, dans le respect des principes de Liberté, Égalité et Fraternité ; il est défaillant car il veut ménager l’économie (enfin, les entreprises privées) et éventuellement la santé de certains travailleurs dont il aura besoin pour faire tourner cette même économie plus tard. Il se contredit, il est lent à réagir... sauf pour la répression. L’État du XXIe siècle n’est pas seulement une machine grippée qui pourrait être relancée grâce à un peu d’huile de coude et de bon sens de gestion. Des bénévoles ont fabriqué des masques, alors que ceux-ci avaient disparu, préparé et distribué des repas pour les pauvres, organisé des marchés rouges. Dans le fond, cet État, on pourrait peut-être essayer de le faire dépérir au plus vite.
- Oui, d’ailleurs, est-ce que Marx, Engels, Lénine, etc., n’ont pas dit que l’un des buts ou l’une des conséquences du communisme, c’était le dépérissement de l’État ?
- Ce n’est pas ce qu’ont fait leurs partisans. Dans les pays où les partis communistes étaient au pouvoir, on ne peut pas dire que l’État a dépéri, il était autoritaire, bureaucratique, voire pire, et il l’est même en général devenu de plus en plus. Il y avait un divorce entre ces grandes phrases théoriques et la réalité. D’ailleurs, qu’est-ce que Marx avait écrit exactement ?
- En voici un passage important dans la critique du programme de Gotha : « Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’État dans une société communiste ? Autrement dit, quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’État ? Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot État qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce. Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. Le programme n’a pas à s’occuper, pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’État futur dans la société communiste. »
- Alors y aurait-il chez Marx la « tentation » d’une disparition pure de l’État dans une société qui se gérerait elle-même, un peu par « magie », comme le dit Henri Maler dans Contretemps en 2002 ? En fait, cette idée n’est pas si nouvelle. Au siècle des Lumières, ceux qui pensaient que le règne de la raison allait triompher et que la société serait alors en harmonie, estimaient que l’État devait dépérir. Toute la tradition marxiste a essayé de penser la question, avec Lénine, Gramsci, Poulantzas, etc. Pour Lénine, dans L’État et la Révolution, la société le fera quand les hommes auront appris à administrer et administreront la production sociale… Malheureusement, les expériences historiques des marxistes vont surtout nous montrer un État socialiste transitoire.
« Dans les pays où les partis communistes étaient au pouvoir, on ne peut pas dire que l’État a dépéri, il était autoritaire, bureaucratique, voire pire, et il l’est même en général devenu de plus en plus. »
- Vous dites « l’État, l’État, l’État », mais de quoi parlez-vous vraiment, est-ce seulement du gouvernement ? Par exemple, les collectivités locales, les fonctionnaires, les agents hospitaliers, la Sécurité sociale, c’est dedans ou non ? J’ai posé la question à un avocat, à une employée de mairie, à un petit patron, à un ecclésiastique, tous de gauche. Le premier m’a répondu : « Il y a le droit public et le droit privé ; les collectivités locales sont régies par le premier, donc elles font évidemment partie de l’État. » La seconde m’a dit : « L’État, c’est ce qui nous fournit ou ne nous fournit pas une dotation budgétaire, qui nous met des contraintes, il est bien clair que les collectivités locales et l’État s’opposent pour l’essentiel. » Pour le troisième, qui a du mal à faire tourner sa boîte, le cri est le suivant : « Je peux facilement payer les salaires de mes ouvriers, mais ce qui me plombe, c’est ce que je dois à l’État (l’URSSAF, la Sécu, etc.) » ; donc pour lui la Sécu, c’est l’État (ce qui ferait bondir les communistes, quels que soient leurs désaccords entre eux par ailleurs). Enfin, le dernier, qui n’est pourtant pas contre la séparation de l’Église et de l’État, a bien insisté, en sollicitant le denier du culte, sur le fait que les pauvres prêtres ne recevaient aucun subside de l’État (central ou local). Donc chacun met dans ce terme ce qu’il veut. Et si vous regardez les dictionnaires, d’autrefois ou d’aujourd’hui, c’est pareil. De même, avec la « société civile » : pour les uns, c’est l’État ; pour d’autres ça s’y oppose ou ça s’oppose aux partis, ou c’est un mot trompeur pour désigner les chefs d’entreprise.
- Tu as raison, on reste souvent dans des débats biaisés par des quiproquos ou des dialogues de sourds. Il ne peut pas y avoir de définition absolue de l’État en dehors de conceptions théoriques de la société. En général, pour les marxistes, dans une société de classes, l’État représente les organes officiels de contrainte au service de la classe dominante, mais ses contours ne sont pas précisables au millimètre près. Gramsci disait qu’on pouvait évoquer un État au sens restreint, mais aussi en un sens plus large ; il est probable qu’il y inclurait aujourd’hui C-News ou BFM-TV, qui sont pourtant privés, voire les essaims de lobbyistes liés aux hauts fonctionnaires. Une définition doit toujours être couplée avec les problèmes qu’on veut résoudre.
- Depuis lors, il y a eu des théoriciens de gauche, jugés ou non marxisants, aux relations diverses avec le PCF, qui se sont exprimés sur cette question du dépérissement de l’État.
« Il ne peut pas y avoir de définition absolue de l’État en dehors de conceptions théoriques de la société. »
- Bien sûr, par exemple pour Bernard Friot, comme le communisme est, pour une large part, « déjà là », avec la Sécurité sociale de 1946, alors gérée par les travailleurs eux-mêmes (du moins avant les ordonnances de Jeanneney en 1967), le statut de fonctionnaires, la reconnaissance des qualifications. Il s’agit alors d’étendre ces acquis, ces démarches, ces réalisations. On pourrait élargir à l’alimentation ou au logement ce qui se fait avec la Sécu pour la santé ; on devrait aider davantage « ceux qui sont pour l’alternative ici et maintenant, tous ces trentenaires éduqués qui ne veulent pas jouer le jeu du capital, qui sont pour un changement dans la production ». Dans ces conditions, on voit bien que l’État pourrait assez rapidement « dépérir ».
- C’est certainement intéressant. À mon avis, il a raison d’insister sur le fait que les partis de gauche et les syndicats se limitent trop souvent à des luttes défensives de victimes, cela ne donne pas le moral. Il faudrait effectivement mieux insister sur ce qui permet l’espoir, sur les bonnes institutions qu’on pourrait étendre, sur ce qui naît de façon prometteuse (par exemple avec le logiciel libre, avec l’économie sociale et solidaire). Il est vrai aussi qu’on est parfois obnubilé par les élections et qu’on sous-estime d’autres façons de militer. Mais ces réflexions ne nous disent pas bien clairement comment on va créer le rapport de force pour imposer les changements, ni comment on va se défendre vis-à-vis des multinationales, des instances capitalistes et des pays hostiles à ce genre d’organisation de la société, lesquels disposent de leurs armées, de leur OTAN, de leur FMI, de leur OMC, de leur BCE, etc.
« Au siècle des Lumières, ceux qui pensaient que le règne de la raison allait triompher et que la société serait alors en harmonie, estimaient que l’État devait dépérir. »
- Cela se joue aussi à l’échelle internationale. Concrètement, il faut pouvoir coordonner une action contre la fraude et « l’optimisation » fiscales, pour imposer des normes sociales et environnementales. Reagan a dit : « L’État n’est pas la solution, c’est le problème. » Pour lui, cela débouchait sur les privatisations, sur la jungle des patrons organisés face aux petites gens éparpillées. Il faut montrer notre différence vis-à-vis de ces prétendus « libéraux » qui réclament moins d’État (du moins à divers égards) : un certain contournement de l’État ne doit pas signifier la disparition de l’action publique. Ainsi, quand on propose de « morceler l’État », il faut se rappeler qu’il y a plusieurs types de morcellements avec des contenus de classe différents.
- Souvenons-nous du discours le plus applaudi dans l’histoire des Nations-Unies, celui du président chilien Salvador Allende, en décembre 1972, où il montrait que les multinationales sont devenues plus fortes que les États, en tout cas les petits et les moyens. À l’époque, il visait d’abord ITT (International Telephon and Telegraph) qui fut un moteur du coup d’État de Pinochet. Si, sous couvert parfois de « décentralisation », de « société civile », de promotion de la spontanéité, l’État-nation est trop morcelé et affaibli, il n’a plus les moyens de se défendre contre les GAFAM, contre les multinationales du pétrole ou du gaz, contre les institutions internationales à la botte des États-Unis. De plus, ça peut aussi profiter aux mafias et aux sectes.
- Là, je suis d’accord. En Grèce, « l’État » était-ce le gouvernement de Tsipras et ses services, ou n’était-ce pas plutôt la troïka FMI-BCE-Bruxelles, au service des capitalistes les plus riches de l’UE ?
- Je prends maintenant l’exemple de l’école, au sens large. Le ministère impose des programmes autoritaires et souvent non pluralistes, il méprise les propositions des enseignants, des parents ou des étudiants, il cherche à transformer les cours d’économie en propagande pour son système et sa pensée unique. D’un autre côté, il favorise l’enseignement privé, qui bénéficie de moins de contrôle. Avant 1914, la CGT s’est un moment demandé s’il ne fallait pas plutôt créer des écoles ouvrières. Dans l’université, les crédits sont de plus en plus répartis sur projets jugés par des politiciens à la tête du client, il vaudrait mieux laisser les chercheurs décider eux-mêmes de leurs orientations, ils sont plus compétents pour cela que les énarques.
« Je ne pense pas que ce soit à Cause commune de prendre une position tranchée ni sur ces questions théoriques, ni sur un visage trop précis de ce que serait “le communisme”. »
- Ces questions devraient en effet être approfondies. D’autres philosophes, sociologues ou économistes ont tenté des réflexions, comme Bourdieu ou Lordon, les partis et syndicats aussi, mais je te concède qu’on est encore dans le flou sur bien des points.
- Parmi ceux qui ont critiqué la conception classique des marxistes en matière d’État, on peut aussi penser à Dardot et Laval. Dans L’Ombre d’Octobre (2017), ils exposent que la Révolution russe a été la construction la plus forte de ce que pouvait être un État, que Lénine portait en lui cette croyance dans le rôle d’un État qui s’occupe de tout, à la place de tout le monde et qui doit perdurer tant que l’heure n’est pas jugée bonne pour passer au communisme. En somme, les bolcheviks russes ont assumé, pour l’Occident, le rôle de défricheur de la nature même de l’État poussé à son paroxysme : un État à peine bon à fournir à ses sujets de quoi survivre dans un unique contexte, celui de la compétition et de l’obéissance (et des menaces à ses frontières, reconnaissons-le)…
« Souvenons-nous du discours le plus applaudi dans l’histoire des Nations-Unies, celui du président chilien Salvador Allende, en décembre 1972, où il montrait que les multinationales sont devenues plus fortes que les États, en tout cas les petits et les moyens. »
- Ce n’étaient pas que des « menaces » – il s’agit d’un point essentiel dans la réflexion de Lénine, qu’ils caricaturent – , c’est l’attaque coordonnée des puissances impérialistes qui veulent tuer le nouveau-né bolchevique, Churchill est explicite. La lecture de Dardot et Laval est éminemment critiquable et très pauvre d’un point de vue historiographique. Lénine avait des principes, il travaillait beaucoup du point de vue théorique, mais il possédait aussi un sens aigu du rapport de force, de l’analyse de la conjoncture, d’où des décisions politiques adaptées au contexte, comme la NEP. Il ne faut pas le confondre avec Staline, dont il se méfiait. En outre, le rôle des ouvriers, des paysans, des soldats dans la révolution d’Octobre et le processus qui a suivi, a été considérable, ce n’est pas qu’une affaire « étatique ». C’était la première révolution de ce type qui l’emportait dans la durée, tout était nouveau ; je me méfie toujours des jugements portés avec un siècle de recul. Et puis Octobre a inspiré tous les mouvements décoloniaux et quelques autres.
- Et le PCF dans tout cela ?
- Pour parler vite, il a longtemps distingué trois phases. Celle de l’instant, où on se bat pour des revendications très concrètes, dans le cadre de la société capitaliste, mais en préparant l’avenir, en donnant à la classe ouvrière davantage conscience de sa force ; une phase transitoire, appelée dictature temporaire du prolétariat, devant déboucher sur le socialisme (« à chacun selon son travail ») ; puis le communisme (« à chacun selon ses besoins »). Mais dans les années 1960 et surtout 1970, le PCF a procédé à une modification importante de sa vision. Il a rejeté l’idée d’une phase transitoire autoritaire et affirmé que le socialisme « à la française » serait construit par un élargissement continu de la démocratie, notion placée au centre de sa réflexion et de son action, et non par la « dictature du prolétariat » (c’est très explicite au XXIIe Congrès en 1976). En 1977-1978, il a même ajouté qu’il se prononçait pour « l’autogestion », terme qu’il avait condamné auparavant comme une espèce de leurre destiné à faire l’impasse sur la conquête nécessaire du pouvoir d’État. Mais, me semble-t-il, il est resté prudent et n’a pas pris de position tranchée sur ce que seraient « le communisme » et « le dépérissement de l’État ».
- Dans la foulée de ces modifications importantes de la ligne du PCF, a été publié un livre intéressant, Les Communistes et l’État, par Jean Fabre, François Hincker et Lucien Sève (éditions sociales, 1977). On pourrait ajouter les discussions, menées surtout au début des années 1980 sur les différences entre « étatisations » et « nationalisations », sur les « nouveaux critères de gestion » pour les entreprises nationalisées ou non, donc sur les droits des travailleurs et des usagers. Mais on doit reconnaître que, par la suite, la question a rarement été abordée de front, uniquement de biais de temps à autre.
- En fait, si on admet qu’avec la victoire de partis de vraie gauche et leur arrivée au gouvernement, tout reste ouvert, il y a toujours une tension entre divers moyens : faire de bonnes lois, consolider à certains points de vue un État à tendance démocratique, relativiser son rôle à d’autres égards, réformer l’appareil d’État, promouvoir et favoriser des activités productives ou associatives dans lesquels l’État ne mettrait pas trop son nez.
- Pourquoi opposer ce qui devrait être complémentaire ? On a souvent l’impression que tel parti, tel syndicat, telle association préfère insister unilatéralement sur un aspect au lieu de jouer sur tous les tableaux. Il met parfois un point d’honneur à passer plus de temps à combattre ceux qui ont grosso modo les mêmes valeurs, voire à les traiter d’imbéciles, qu’à chercher à améliorer ses analyses et ses actions face aux exploiteurs, aux prédateurs et aux parasites qui mènent le monde.
- [La connexion se brouille.]
- [On croit entendre dans le lointain la voix du directeur de la revue] Je ne pense pas que ce soit à Cause commune de prendre une position tranchée ni sur ces questions théoriques, ni sur un visage trop précis de ce que serait « le communisme ». Je doute même que ce soit la tâche du congrès. Mais c’est très intéressant d’en débattre, plutôt que d’esquiver toujours les questions délicates. Je promets que l’an prochain j’essaierai de monter le Grand Colombier à vélo, cela m’éclaircira sûrement les idées.
Conversation retranscrite par Pierre Crépel et Pierrick Monnet.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020