Malgré l’offensive du capital et des forces qui le soutiennent contre les conquêtes sociales et démocratiques, nous aurions tort de penser que le capitalisme serait en voie de stabilisation et que les contradictions qu’il doit affronter iraient en s’atténuant. Revenir sur la contradiction essentielle, par bien des aspects, entre les forces productives et les rapports de production du capitalisme contemporain peut en fournir une excellente illustration.
Rappelons, tout d’abord, des concepts structurants permettant d’aborder cette question. Avec Florian Gulli et Jean Quétier, précisons que « l’expression “forces productives” désigne les moyens de production (outils, machines, système de machines), l’ensemble des hommes qui les utilisent, ainsi que les savoirs indispensables au travail (savoir-faire des métiers traditionnels, connaissances techniques et scientifiques). Rapport de l’homme à la nature, la production est toujours et en même temps sociale, rapport des hommes entre eux » (Découvrir Marx, Les éditions sociales, 2016).
Concernant les rapports de production, on peut reprendre la définition synthétique proposée par Engels qui soulignait que « la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement économique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont développés les institutions d’État, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent ».
« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants [...]. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. » Karl Marx, 1859
L’une des thèses essentielles de Marx est que ces deux réalités interagissent en permanence et de façon contradictoire. Cette contradiction est un moteur puissant de la transformation des sociétés. Dans un texte particulièrement important de 1859, Contribution à la critique de l’économie politique, il relevait qu’« à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ». Il ajoutait qu’« il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ».
Comprendre la période actuelle
Ces remarques sont, me semble-t-il, extrêmement utiles pour comprendre la période actuelle. Les bouleversements profonds générés par la révolution informationnelle et numérique, le développement exponentiel des connaissances scientifiques, leur intégration de plus en plus forte avec le processus productif, les exigences massives de qualification, et de maîtrise collective des technologies qui transforment le salariat et plus globalement le monde du travail, la puissance des capacités productives et l’ampleur de leur influence sur les écosystèmes, tout cela appelle d’autres formes d’organisation de la société. Enserrées dans le carcan de la rentabilité financière à tout prix, de la domination des marchés, de la mondialisation financiarisée, de la surexploitation, du dumping social ou encore du saccage des écosystèmes et de la biodiversité, les forces productives contemporaines voient leur potentiel de progrès humain stérilisé et deviennent, pour une part, des menaces pour l’avenir de l’humanité.
« La révolution informationnelle est riche de potentialités de partage et de coopération mais elle peut également aggraver le consumérisme et l’intrusion des multinationales dans nos vies. »
Comme toutes les révolutions technologiques qui ont marqué l’histoire, la révolution informationnelle et numérique est transversale. Elle affecte le travail et l’activité productive. Plus largement, elle métamorphose la société et les modes de vie. Elle est riche de potentialités de partage et de coopération mais elle peut également aggraver le consumérisme et l’intrusion des multinationales dans nos vies. Elle peut rendre le travail plus facile, plus efficace et moins pénible. Mais elle peut aussi être le vecteur de suppressions massives d’emplois, de parcellisation renouvelée du travail, d’appauvrissement de son contenu ou encore de précarisation à la sauce Uber. Si l’on aborde comme aujourd’hui ces processus « à la sauvage » par la mise au chômage et l’insécurité sociale, la technologie est retournée contre l’humain pour le profit. La société est interrogée en profondeur par cette question. Le développement multiforme des réflexions et des propositions visant à assurer une sécurité de revenu ou de salaire pour chacun tout au long de la vie en témoigne. Fondée sur la remise en cause de la notion même de marché du travail, la proposition communiste de sécurité d’emploi ou de formation participe activement de cette recherche de solutions. La faire largement connaître et débattre vise à créer une dynamique en termes de mobilisation et de luttes.
« Il apparaît clairement que le travail doit de plus en plus devenir coopératif si l’on veut en tirer
toutes les potentialités créatives. »
La révolution technologique en cours conduit à ce que la composante intellectuelle du travail devienne dominante. Dans l’organisation du travail, cela pousse au développement de l’intelligence partagée entre des collectifs qui échangent en permanence. Au-delà du salariat, ces pratiques collaboratives connaissent un développement foisonnant dans les « tiers lieux » de la révolution numérique. Il apparaît clairement que le travail doit de plus en plus devenir coopératif si l’on veut en tirer toutes les potentialités créatives. C’est une aspiration massive dans les entreprises. Elle se heurte pourtant aux stratégies patronales de segmentation du travail, d’individualisation et de mise en concurrence des salariés. Là encore, les potentialités de progrès humain des forces productives sont corsetées par des rapports de production tournés vers la rentabilisation du capital.
Ce constat montre la nécessité d’une maîtrise de la révolution numérique et plus globalement des processus de développement technologiques par la société tout entière. La conquête de pouvoirs démocratiques nouveaux dans la société comme dans les entreprises fait partie des objectifs pertinents pour progresser dans cette voie. Il est significatif que sur ce dernier point l’intransigeance du patronat soit absolue.
L’actualité quotidienne illustre à quel point la question de la transition écologique relève d’une urgence vitale. Réchauffement climatique accéléré, destruction des sols fertiles, épuisement des ressources fossiles ou encore disparition de nombreuses espèces vivantes tout démontre qu’il ne faut plus tergiverser ! Là encore cette situation n’est pas le fruit d’une fatalité. Elle est le résultat d’un mode de production qui dévore les richesses naturelles et dévaste les écosystèmes en même temps qu’il exploite la force de travail. Cela fait écho à une réflexion de Marx et Engels qui notaient dans L’Idéologie allemande : « Il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices. » Avec les développements, dans le courant du XXe siècle, du modèle consumériste/productiviste, cette réflexion est aujourd’hui très concrète et d’une redoutable portée. La logique du marché est à l’évidence incapable d’apporter la moindre solution à ces immenses défis. Pire encore, du fait de ses mécanismes fondamentaux – loi du profit et concurrence prédatrice –, le capitalisme apporte tous les jours la démonstration que même « verdi », il n’est pas « éco-compatible ». L’indispensable révolution écologique implique de conjuguer les dimensions humaines, sociales, économiques, technologiques ou encore démographiques, avec les impératifs de protection et de sauvegarde des écosystèmes. Elle doit installer progressivement de nouveaux modèles industriels, agricoles et de consommation. Elle suppose donc de caler les objectifs sur l’intérêt général de l’humanité dans une vision de long terme et de coopération. Elle se situe à l’opposé du mouvement de suraccumulation du capital.
En cette période de bouleversements structurels, les défis que l’humanité doit surmonter sont à proprement parler vitaux. Les rapports de production actuels empêchent de trouver les solutions nécessaires alors qu’elles sont à notre portée, ils nous conduisent vers l’abîme. Ainsi, le combat pour le dépassement du capitalisme qui structure l’action des communistes est d’une actualité plus grande que jamais.
Alain Obadia est président de la Fondation Gabriel-Péri.
Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018