La pandémie a exacerbé les situations de violence au sein des foyers. Mais comment aurait-il pu en être autrement ?
Dès le mois de mars 2020, des publications en Chine faisaient état d’une explosion des divorces et des violences au sein des foyers. Dans certaines provinces, les témoignages de violences domestiques étaient trois fois plus nombreux en février 2020 qu’à la même période les années précédentes. « Et dans 90 % des cas, les violences ont un lien avec la pandémie », selon le témoignage d’un ancien policier cité dans le journal Le Monde. En Île-de-France, le décès d’un enfant de 6 ans à l’hôpital Necker, à la suite de coups assénés par son père parce qu’il avait du mal à apprendre ses leçons, est intervenu le 30 mars, faisant craindre le pire pour la suite. Effectivement, l’extrême bouleversement du quotidien a eu des répercussions dramatiques pour les victimes de violence conjugale et intrafamiliale.
Des ruptures de prise en charge
Pour l’ensemble de la population, le premier confinement s’est doublé d’une angoisse de mort liée au virus et, malgré les messages rassurants des autorités, les patients n’ont pas osé consulter, persuadés que le simple fait de fréquenter l’hôpital ou les urgences les condamnait à être contaminés. Cette angoisse a également conduit les patients qui requéraient un suivi régulier à subir des ruptures de prise en charge, particulièrement graves dans les cas de cancer, de maladie chronique ou d’antécédent psychiatrique. Les consultations aux urgences ont beaucoup diminué même pour les enfants, pris en charge parfois bien trop tard pour une appendicite par exemple, devenue péritonite.
« L’état de stress post-traumatique s’est trouvé réactivé chez de nombreuses patientes migrantes qui avaient connu la prison sur leur parcours migratoire. »
Quant aux victimes de violence dans les foyers, l’état d’urgence sanitaire a exacerbé leurs difficultés. Alors qu’en temps normal elles peuvent sortir, aller chez le médecin, rencontrer les membres d’une association pour demander de l’aide, leur seule perspective dès l’annonce du confinement était un huis clos permanent avec leur agresseur. Les rares moments de répit, quand leur conjoint s’absente du domicile ou quand elles-mêmes peuvent s’en échapper un peu, avaient disparu. Plus grave, entre l’angoisse concernant le danger lié au virus et la honte de solliciter un système de santé déjà au bord de l’asphyxie pour « des choses moins importantes », elles ont presque toujours renoncé à consulter.
Les femmes n’avaient pas non plus l’excuse des enfants à récupérer à l’école ou à accompagner dans leurs diverses activités. Enfin, l’école, qui est un lieu de dépistage des violences et de signalement des informations préoccupantes, ne pouvait plus jouer ce rôle essentiel. Nous avons donc vu arriver en consultation des femmes portant des traces de coups, alors qu’elles faisaient une démarche pour avorter. Les appels pour des hébergements d’urgence ont été nettement plus fréquents, de même que les demandes d’aide alimentaire, de couches ou de laits maternisés.
« À peine quinze jours après le début du confinement, il est fait état d’une augmentation de 32 %
des signalements de violences conjugales en zone de gendarmerie, et de 36 % dans la zone de la préfecture de police de Paris. »
Une aggravation de la situation
Les services de psychiatrie ont signalé des hospitalisations en situation de crise chez des patients sans aucun antécédent psychiatrique, mais le confinement a aussi ravivé des souvenirs douloureux et envahissants chez les personnes qui avaient été séquestrées ou emprisonnées, et l’état de stress post-traumatique s’est trouvé réactivé chez de nombreuses patientes migrantes qui avaient connu la prison sur leur parcours migratoire. Du côté des agresseurs, impossible pour eux d’aller se « détendre » au café, avec les copains. Au domicile, la tension générée par l’inquiétude concernant les difficultés financières des ménages, les conditions de télétravail pas toujours idéales ou la difficulté de faire front tout en étant responsables de la scolarité des enfants n’a fait qu’exacerber la situation.
À peine quinze jours après le début du confinement, Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, faisait état d’une augmentation de 32 % des signalements de violences conjugales en zone de gendarmerie, et de 36 % dans la zone de la préfecture de police de Paris. Cette augmentation s’explique en partie par la vigilance des voisins et des proches, sensibilisés par les messages officiels et présents en permanence à leur domicile, ce qui en faisait des témoins privilégiés. Les forces de police sont intervenues cinq fois plus souvent à cette période dans l’ensemble des départements.
« On note une augmentation d’environ 30 % du nombre d’hospitalisations des enfants de 0 à 5 ans, comparativement à la même période sur les trois années précédentes. »
Une mobilisation et une solidarité salutaires
Heureusement, la mobilisation du monde associatif et les campagnes nationales d’information et de prévention ont permis de limiter les dégâts. Les numéros d’urgence, notamment le 3919 pour les violences faites aux femmes et le 119 pour les enfants, ont été martelés, de même que la possibilité d’appeler à l’aide par SMS via le 114, habituellement réservé aux personnes sourdes et malentendantes. Ces numéros ont d’ailleurs connu une hausse massive de fréquentation (+ 400 % à mi-avril pour le 3919) après une baisse initiale, peut-être liée à la difficulté de téléphoner en présence de son agresseur. Il était également possible de se signaler comme étant en danger en pharmacie en demandant un « Masque 19 », ou auprès d’une permanence associative installée dans un centre commercial, dans des points d’accompagnement éphémères. La plateforme arrêtonslesviolences. gouv.fr, qui permet à des policiers formés de prendre des signalements et de lancer des enquêtes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept a également été très sollicitée. Les commissariats et les gendarmeries avaient reçu des consignes strictes de mobilisation et de nombreuses gardes à vue ont été ordonnées.
De manière surprenante, le nombre de féminicides a fortement baissé par rapport à l’année précédente (97 versus 152), mais cela peut s’expliquer justement par les conditions du confinement : les meurtres de compagne surviennent majoritairement à l’annonce d’une séparation, or les conditions sanitaires excluaient cette possibilité, ce qui a peut-être permis de sauver la vie de certaines victimes.
Des solutions, malheureusement non pérennes, ont pu être expérimentées durant cette période, telles que la mise à disposition gratuitement par des hôteliers de chambres pour les hébergements d’urgence, l’offre de trajets gratuits en taxi ou la livraison de paniers repas. Des nuits d’hôtel ont également été proposées dans certains départements pour sortir les conjoints violents de leur foyer, afin que femmes et enfants puissent y rester.
Une solidarité nationale sans précédent s’est exprimée au travers de levées de fonds aux montants impressionnants, souvent au bénéfice des établissements de santé, des soignants ou des personnes en situation de précarité. Dans le domaine du soin, la téléconsultation a pu être déployée dans de nombreux secteurs, y compris pour le soutien psychologique indispensable dans l’accompagnement des victimes.
D’autres effets du confinement : IVG, maltraitance des enfants, situation des migrants
Afin de faciliter le recours à l’IVG malgré les conditions sanitaires, certains aménagements ont été accordés, comme la possibilité d’organiser l’avortement par téléconsultation, de retirer une ordonnance faxée au pharmacien ou d’avorter à domicile plus tardivement. Nous avons craint, à juste titre, un retard dans la prise en charge des avortements, et le confinement a apporté son lot de demandes hors délais, souvent motivées par l’apparition de violences conjugales à l’annonce de la grossesse au début du confinement. Malheureusement, la proposition de médecins et d’associations de prolonger de quinze jours le délai légal pour avorter pendant la période d’urgence sanitaire n’a pas été retenue.
« Des solutions, malheureusement non pérennes, ont pu être expérimentées durant cette période, telles que la mise à disposition gratuitement par des hôteliers de chambres pour les hébergements d’urgence, l’offre de trajets gratuits en taxi ou la livraison de paniers repas. »
Le confinement a par ailleurs retardé la machine judiciaire au détriment des victimes et de nombreux procès ont été repoussés. Les audiences à la cour nationale du droit d’asile (CNDA) ont été reportées, aggravant la situation des migrants. D’autres effets plus inattendus ont pu être dénoncés, tels que l’augmentation des mariages précoces et des mutilations sexuelles féminines, pour tenter de compenser la précarité des familles. En effet le mariage permet d’obtenir une compensation financière, et les futurs époux exigent des fillettes excisées.
Des travaux permettant une évaluation plus fine des conséquences de la pandémie sur les violences sont commencés. Ainsi, les résultats d’une étude menée par une équipe du CHU de Dijon apportent des éléments intéressants concernant les maltraitances à enfants durant cette période. Grâce à l’analyse des données informatisées du système de santé, on note une augmentation d’environ 30 % du nombre d’hospitalisations des enfants de 0 à 5 ans, comparativement à la même période sur les trois années précédentes, ainsi qu’une légère hausse de la gravité des cas avec davantage de violences physiques (1,79 % de décès en 2020 contre 1,65 % en 2017-2019). Le nombre d’informations préoccupantes a augmenté de 25 %, celui des signalements de 33 % par rapport à une moyenne sur 2018 et 2019. Enfin, les hospitalisations de longue durée, soit plus de cinq jours, ont augmenté de 68 %. L’effet du confinement sur la santé mentale a fait l’objet de multiples observations, et explique en partie un plus grand recours à la violence physique chez les personnalités les plus fragiles parmi les parents. L’absence de recours possible aux services sociaux via l’école et les activités extrascolaires n’a fait qu’aggraver la situation. C’est une des raisons pour lesquelles les sociétés savantes de pédiatrie se sont mobilisées pour que les établissements scolaires restent ouverts à la rentrée de septembre.
Mais il est, hélas, probable que de nombreuses situations de maltraitance concernant femmes et enfants n’aient pas encore été identifiées et ne seront correctement évaluées que dans quelques années, à condition que des travaux de recherche soient rapidement mis en œuvre sur ces sujets.
Ghada Hatem est gynécologue-obstétricienne.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021