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Les confinements ont constitué des moments privilégiés pour rendre visible la division du travail entre les classes sociales et la manière dont elle s’articule avec la division sexuée et raciale du travail.

L’enquête Coconel menée du 1er au 5 mai 2020 montre que les disparités selon le sexe se sont accentuées cette année alors qu’elles tendaient à se réduire depuis une cinquantaine d’années. (Coconel, Coronavirus et confinement : enquête longitudinale, est une enquête en ligne de l’institut de sondage IFOP auprès d’un échantillon de 2003 personnes représentatif de la population française, conduite par un consortium de chercheurs, qui vise à suivre la réponse psychologique, émotionnelle et comportementale de la population française à l’épidémie de covid-19 et au confinement.) Qu’il s’agisse du travail salarié, du travail bénévole ou encore du travail domestique, les femmes ont été en première ligne durant le premier confinement, premières parmi les premiers de corvée. Dans le même temps, les habitants des quartiers populaires ont été accusés d’aggraver la pandémie du fait de leur supposée « incivilité », alors même que les difficultés liées au confinement sont plus grandes pour les ménages qui y résident à cause du surpeuplement et qu’ils sont particulièrement exposés au virus du fait du travail à l’extérieur qui perdure pour les habitants de ces quartiers, entre autres. Ainsi, les femmes de milieu populaire, souvent racisées, ont assumé une part importante du travail essentiel durant cette période, en tant que caissières, aides à domicile, aide-soignantes, agentes de nettoyage dans les hôpitaux, etc. Elles ont été applaudies et encouragées. Au sortir du confinement, une brèche s’est ouverte pour la revalorisation des métiers à prédominance féminine mais elle est restée sans suite. La sidération a été l’occasion d’une prise de conscience… de courte durée. Les périodes successives de déconfinement puis de reconfinement posent la question de l’accroissement des inégalités sur fond d’une reconfiguration du travail qui pourrait perdurer après l’épidémie.

« Plus que jamais, il n’est pas question que ce soit les femmes qui payent les crises sanitaires et économiques. »

Bénévolat et travail gratuit : la généralisation d’une arnaque ?
Durant le premier confinement, à côté du travail domestique et du travail salarié, les femmes ont constitué un bataillon important du travail gratuit qui s’est généralisé, dans la confection des masques notamment. En effet, dans de nombreuses régions, des couturières bénévoles se sont mobilisées pour subvenir à la pénurie de masques. Dans l’Aude par exemple, une page Facebook a été dédiée à cette mobilisation des « couturières solidaires » et, en quelques semaines, elles formaient un réseau de soixante-dix couturières. Le recours massif à des étudiantes ou étudiants infirmiers en stage durant la crise sanitaire pour environ un euro de l’heure a longuement été évoqué par la presse. Le plus souvent, ces étudiants sont des femmes en situation précaire. Comme l’écrit la sociologue Maud Simonet, ce « travail gratuit » n’est pas nouveau et tend même à se développer ; il constitue un des aspects des politiques néolibérales. Aux États-Unis en particulier, le bénévolat des classes supérieures, une forme de charité modernisée, est utilisé pour justifier le travail gratuit extorqué aux bénéficiaires des minima sociaux. En France, « le travail gratuit des élèves infirmières prélevé par l’État, sorte de bénévolat forcé, ou en tout cas imposé, nous rappelle que le travail gratuit des unes n’est pas le travail gratuit des autres ». Pour ce qui concerne les couturières ou les infirmières, c’est sur la déqualification du travail et la naturalisation des compétences des femmes que se sont appuyés ces politiques et/ou ces élans de solidarité : ce serait dans la « nature » des femmes d’offrir leur temps et leur travail, et de prendre des risques, pour protéger et soigner celles et ceux qui en ont besoin. Quitte à ce que cet élan « naturel » soit imposé par l’État.

Travailleuses à domicile : de la précarité à l’absence de travail
Pour les aides à domicile ou les employées de maison, les semaines de confinement ont été très difficiles et les perspectives ne sont pas toujours joyeuses. Pendant de longues semaines, les premières devaient travailler sans masque, sans que les mesures d’hygiène puissent être respectées, alors qu’elles s’occupent le plus souvent de personnes âgées ; quant aux secondes, elles n’ont pas été sollicitées et se sont donc retrouvées au chômage, total ou partiel. Au moment du déconfinement, certaines employées de maison ont donc peiné à retrouver des employeurs. Si, pendant le premier confinement, l’employeur pouvait déclarer les heures que sa femme de ménage ou sa nounou était censée effectuer, afin que 80 % de ce salaire soient versés, ce n’est plus le cas lors du deuxième confinement où il n’a plus été question de chômage partiel que dans quelques secteurs identifiés. De ce fait, nombreuses sont les nounous et autres em­ployées à domicile dont l’activité s’est littéralement trouvée suspendue.

Les oubliées de la prime covid
Après avoir fait grève en mars pour réclamer davantage de produits nettoyants désinfectants professionnels, les salariés d’Onet du CHU de Nantes – principalement des femmes dont de nombreuses sont « racisées » – ont fait grève en juin pour réclamer non seulement la prime covid, mais également un treizième mois. La prime leur est refusée, alors même qu’elles se sont impliquées sans compter durant le premier confinement, nettoyant « les blocs opératoires », les « zones à risque ou sensibles, les halls, les salles de consultation ». Depuis que l’hôpital public a choisi d’externaliser le nettoyage à une entreprise comme Onet, c’est la rentabilité qui compte au prix de l’hygiène et des risques de diffusion de maladies nosocomiales, ainsi que l’évoque le reportage de Cash investigation du 10 décembre 2020 sur les services publics. Les femmes agents d’entretien d’Onet n’ont pas été les seules laissées pour compte de la prime covid, malgré le travail harassant et déterminant qu’elles ont accompli : les aides à domicile ont obtenu des primes quatre fois moins élevées que celles qu’ont reçues les soignants, femmes et hommes. Pourtant, leur rôle absolument déterminant durant le premier confinement a souvent été souligné par la presse, de même que leurs conditions de travail dégradées.

L’explosion des plateformes
Fondée en 2017, l’application Wecasa qui met en lien des coiffeuses, des esthéticiennes, des « femmes de ménage » avec les clients atteint des records en mai 2020, en plein déconfinement : la demande a grimpé de 700 % par rapport à mai 2019. Les hommes de classes populaires et/ou racisés sont également mobilisés par les plateformes où ils effectuent bien souvent un travail précaire. Ainsi, les livreurs continuant à travailler malgré les risques ont été « héroïsés » lors du premier confinement, sans que cela leur assure une considération de la part des clients, et encore moins de leurs employeurs déguisés. En effet, les plateformes n’ont pas hésité à modifier l’organisation du travail et, du coup, à s’attaquer à la rémunération, en pleine période de confinement alors que ce travail est déjà marqué par le retour du travail à la tâche, au rendement. Leurs chiffres d’affaires ont encore crû avec le deuxième confinement, davantage de restaurateurs y ayant eu recours. Des grèves « revendiquent une meilleure rémunération et une meilleure protection » pour les livreurs. Cependant, ces confinements révèlent un « processus de banalisation de ces organisations du travail dans un écosystème où les plateformes deviennent hégémoniques ».

« Ces confinements révèlent un “processus de banalisation de ces organisations du travail dans un écosystème où les plateformes deviennent hégémoniques”. »

Le télétravail, une réassignation à la sphère domestique
L’enquête Coconel montre que les conditions du télétravail étaient très différentes entre les femmes et les hommes : près de la moitié des mères ont passé environ quatre heures supplémentaires par jour à s’occuper des enfants, quand cela n’a concerné qu’un quart des pères. En outre, ces derniers sont plus souvent parvenus à s’isoler, les mères devant rester disponibles pour leurs enfants. Globalement, pendant le premier confinement, le temps du travail domestique s’est allongé et la charge mentale a explosé, comme l’évoque Emma dans sa bande dessinée Il suffira d’une crise : outre la gestion de la « continuité pédagogique » pour celles qui vivent avec des enfants, il faut ajouter les liens maintenus très régulièrement, presque quotidiennement, avec la famille pour laquelle on s’inquiète, les amies et amis, les parents d’élèves avec lesquels on échange. Et là encore, ce travail incombe principalement aux femmes, parce que, « naturellement », elles s’occupent des autres, elles prennent soin de leurs proches, quels que soient leur âge ou leur productivité. Bien que les enfants aient continué à être scolarisés, le télétravail s’est généralisé pour un certain nombre d’emplois avec le deuxième confinement et l’inégale répartition du travail domestique a sans aucun doute perduré. En outre, si le premier confinement avait provoqué une hausse des violences conjugales, entre le 30 octobre et le 17 novembre 2020, la plateforme de signalement en ligne des violences sexistes et sexuelles a de nouveau enregistré une hausse de 15 % des appels de victimes.

« Les périodes successives de déconfinement puis de reconfinement posent la question de l’accroissement des inégalités sur fond d’une reconfiguration du travail qui pourrait perdurer après l’épidémie. »

Après la sidération du printemps et la mise en avant des activités de services méprisées et dévalorisées, ainsi que des femmes et les hommes qui les effectuent, le confinement de l’automne 2020 n’a pas été l’occasion d’un tel engouement. Les inégalités continuent de s’accroître, tandis que le travail domestique et professionnel se reconfigure pour nombre d’entre nous. Il y a donc urgence à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes en revalorisant le travail reproductif, en protégeant les hommes et les femmes des classes populaires, voire racisés, de la perte d’emploi, en diminuant les temps partiels imposés aux femmes, en revenant sur la réforme de l’assurance-chômage qui restreint l’accès aux droits, alors même que les licenciements s’annoncent nombreux, etc. Plus que jamais, il n’est pas question que ce soit les femmes qui payent les crises sanitaires et économiques.

Fanny Gallot est historienne. Elle est maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Créteil.

 


Enquête UGICT-CGT

Pendant le premier confinement, l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT) CGT a réalisé une enquête ; trente-quatre mille réponses ont été analysées. Il ressort de cette enquête que les conditions de travail et d’emploi se sont fortement dégradées durant cette période mais de manière différente selon les situations, tout en touchant toutes les couches de salariés, femmes et hommes. Si la majorité des salariés a été en télétravail, les employés et les ouvriers représentent presque les deux tiers des salariés en présence, et seulement un tiers des salariés en télétravail. Les cadres sont la catégorie qui s’est le plus déclarée en télétravail parmi l’ensemble des enquêtés (hommes et femmes).

Des cadeaux au patronat
Plus de la moitié des cadres enquêtés certifient perdre des congés et/ou des RTT du fait de la crise sanitaire. Si les ouvriers et employés ont été moins concernés, 45 % tout de même ont déclaré qu’ils allaient perdre des congés. Il s’agit des salariés du privé exclusivement, l’ordonnance concernant les agents publics ayant été publiée pendant la réalisation de l’enquête.
L’enquête révèle en outre qu’un tiers des salariés du privé craint pour son emploi. En particulier, les couches les plus précaires comme les CDD ou les intérimaires sont presque la moitié à déclarer craindre pour leur poste. Neuf encadrants sur dix ont indiqué qu’il n’y avait pas de mesure de protection de l’emploi (arrêt des licenciements, renouvellement, etc.) dans leur entreprise. Par ailleurs, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) qui effectue un comptage des offres d’emploi en ligne, signale que, durant le premier mois de confinement, le nombre de nouvelles offres d’emploi en ligne avait diminué de 40 % par rapport à ce qui était observé avant le confinement.
On relève un sentiment de toute-puissance des dirigeants d’entreprise sur leurs salariés durant cette période. Globalement, l’enquête montre que le confinement a été le théâtre de la généralisation du non-respect du droit. Que ce soit les mesures de protection insuffisantes pour les salariés en présence sur le lieu de travail, la non-prise en charge des équipements pour les personnels en télétravail (tout en jouant sur la méconnaissance de ceux-ci quant au droit), ou encore les abus quant aux horaires de travail. Presque un tiers des enquêtés s’étant déclarés en activité partielle, en autorisation spéciale d’absence (ASA), ou en arrêt maladie ont dit avoir tout de même dû travailler pendant cette période. La charge et le temps de travail ont augmenté pendant la crise, de manière plus importante pour les personnels encadrants que pour les autres. Et ceci sans augmentation de salaire. Dans le même temps, une partie des enquêtés ont vu leur charge de travail baisser pendant le confinement.

Non-respect des mesures sanitaires
13 % des personnes ayant continué de travailler sur site indiquent être vulnérables, et un quart d’entre elles disent cohabiter avec des proches vulnérables. La majorité des enquêtés déclare par ailleurs manipuler des objets potentiellement contaminés, rencontrer plus de six collègues par semaine, avoir un collègue contaminé, prendre les transports en commun. En fin de compte, seulement 21 % des enquêtés considèrent que les personnels présents sont en mesure de respecter les gestes barrières et que les mesures mises en place sont satisfaisantes. 21 % des enquêtés disent ne pas avoir utilisé leur droit de retrait par crainte de sanctions.

Le télétravail
Le télétravail peut être une source de stress pour les salariés du fait qu’ils doivent être joignables en permanence ; il peut générer un sentiment d’exclusion et ménager vie profes­sion­nelle et vie privée n’est pas facile. Si l’on ajoute à cela les nouveaux modes de surveillance informatique qui, bien que dans la limite de la légalité parfois, ont fleuri en raison du manque de confiance des encadrants envers les salariés, le cocktail est explosif.
C’est la double peine pour les femmes, qui sont toujours les plus nombreuses à assurer la charge des enfants en complément de leur travail, et qui ont ainsi vu cette charge exploser durant le confinement avec la fermeture des écoles et le télétravail. Elles sont aussi plus nombreuses à être en arrêt ou en ASA pour s’occuper de leurs enfants, et à voir, de ce fait, leur revenu diminuer. La majorité des salariés en activité partielle ont perdu des revenus (plus d’un salarié sur deux). Environ un salarié sur dix qui a continué de travailler (en présence et/ou en télétravail) temoigne également d’une perte de revenus.
La DARES lance actuellement une étude similaire sur les conditions de travail pendant la crise, celle-ci portera sur le vécu au travail durant l’année 2020 dans son intégralité (premier et second confinement, déconfinement, etc.), sur les évolutions dans les conditions de travail, les situations d’emploi ainsi que sur l’état de santé depuis la mi-mars 2020.

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021