Le virus est un agent spatial incontestable. Ces quelques nanomètres ne sont en effet pas seulement la source de questionnements biologiques, ils ont provoqué à nouveau l’irruption de la dimension géographique dans les réflexions quotidiennes et ceci à diverses échelles.
Rien de vraiment nouveau, puisque la présence d’éléments pathogènes en fonction de leur gravité et de leur contagiosité ont été des contraintes d’aménagement, et ceci bien avant la période de l’urbanisme hygiéniste du XIXe siècle. Ainsi en va-t-il de l’éloignement des centres urbains des lazarets, des cimetières, de la régulation du traitement des déchets… Quelles que soient les époques confrontées à des épisodes épidémiques, une partie des réponses des sociétés se solde invariablement par des mécanismes visant à policer l’espace public et à contrôler les flux de population. Ainsi l’urbanisme revêt pleinement son rôle d’outil politique.
Une déterritorialisation des relations de travail
Pour autant, la particularité de ce que nous vivons en ce moment s’installe dans un contexte déjà ancien de raccourcissement des distances spatiales, voire de déterritorialisation des relations de travail. Ces processus s’accélérant, on assiste à une quasi-immédiateté des réactions aux dimensions annexes à la dimension sanitaire. Cette sorte d’effacement des spatialités physiques ou plutôt leur archipellisation ne signifie pas que les interdépendances spatiales n’existent plus, mais que les relations qui les construisent ne sont plus systématiquement palpables. En effet, si les époques précédentes présentent, malgré des améliorations sanitaires et technologiques indéniables, des caractéristiques communes, ce que nous connaissons aujourd’hui a construit une spatialisation non physique des phénomènes humains. La dimension numérique des relations rend possibles l’analyse et la production d’espaces en restant assis à sa table. Il est par exemple possible d’emmener des centaines d’étudiantes et d’étudiants en cours sur un terrain par le truchement de plateformes de visioconférences, de modélisations graphiques géographiquement informées. Il en est de même pour des études de terrain préopératoires à l’urbanisme. Il est donc possible de vivre un semblant d’expérience spatiale commune de façon tout à la fois fictive et réelle et dont les conséquences seront, elles, physiquement vécues. Tout y est comme si… sinon qu’il manque les habitants et l’expérience faite par les corps vivants, en mouvement, ressentant le relief, les courants d’air… mais passons.
« La prise en compte de l’interdépendance spatiale, comme attention réciproque, territoriale autant qu’individuelle qui fait défaut dans les discours gouvernementaux, est justement ce qui constitue le ciment d’une société. »
Là encore, rien de nouveau, les logiciels de simulation comme les plateformes de visioconférence ont fait leur entrée dans nos quotidiens il y a des dizaines d’années mais, ce qui est neuf, c’est la généralisation, la démocratisation qui se sont opérées en quelques mois durant le premier confinement et les habitudes réactivées par la suite. C’est alors la majorité de la population qui s’y trouve confrontée pour le travail, les relations familiales, les activités militantes associatives, politiques et syndicales. Là encore, la dématérialisation qui ne touchait que le papier, il y a encore peu de temps, inclut l’expérience physique et permet d’imaginer des perspectives de redistribution démographique sur le territoire.
Vers une réorganisation du territoire ?
Dès le premier confinement, les sondages, les études d’agences immobilières pariaient sur la réorganisation du territoire français à la faveur de la généralisation du télétravail. Les grandes villes seraient délaissées au profit de villes moyennes, offrant la possibilité d’un accès à des espaces de nature privés ou non. En effet, le premier confinement s’était caractérisé par un printemps ensoleillé et rapidement chaud au cours duquel les espaces verts urbains étaient interdits à la fréquentation, si bien que les espaces de nature de régions moins densément urbanisés ont été regardés avec envie.
« À force de tout dématérialiser, tout se passe comme si les corps humains avaient eux aussi perdu leur matérialité, et comme si l’urbanité, que le géographe Jacques Lévy définit comme “le couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace”, était balayée. »
Avoir un jardin attenant au logement permettait de moins souffrir du huis clos familial. Certains hebdomadaires ont alors pu titrer sur la fuite des habitants des métropoles vers des villes moyennes, d’autres s’aventuraient dans un palmarès des villes les plus en vogue, construit à partir des recherches Internet concernant la disponibilité de biens immobiliers à acheter. Les conditions économiques, le chômage partiel ont pour beaucoup eu raison de ces projections, mais ce n’est pourtant pas tout. Ces projections construites dans des rédactions très urbaines, voire très parisiennes, faisaient fi de l’aménagement du territoire existant. Les réseaux de transports ferrés ou routiers continuent d’illustrer la centralité de Paris puis des métropoles. L’accès aux connexions numériques si central dans cette période de confinement est très inégal selon les régions et les territoires. Et puis les habitants ont encore besoin d’accéder à des services publics que les décennies passées ont vu se réduire comme peau de chagrin d’abord dans les territoires ruraux, périurbains puis urbains. Les habitants ont autant besoin de s’approvisionner en denrées alimentaires que de se nourrir de relations humaines, culturelles et artistiques. À force de tout dématérialiser, tout se passe comme si les corps humains avaient eux aussi perdu leur matérialité, et comme si l’urbanité, que le géographe Jacques Lévy définit comme « le couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace », était balayée.
Inégalités sociospatiales et discriminations territoriales
Pourtant, la présence de ce virus dans notre vie quotidienne a mis au jour plusieurs invariants. D’un point de vue du territoire, les inégalités sociospatiales et les discriminations territoriales se sont renforcées. Sans grande surprise, ce sont les quartiers populaires qui ont fourni la plus grande part des personnels soignants, des établissements commerciaux, des employés de logistiques assurant entre autres l’acheminement des commandes Internet, des salariés des transports en commun, des personnels assurant l’hygiène des espaces publics… Sans grande surprise, ce sont eux qui ont payé le plus lourd tribut à l’épidémie, eux aussi qui ont été humiliés dans des accusations d’incivilité coupable de propagation du virus.
« La dématérialisation qui ne touchait que le papier, il y a encore peu de temps, inclut l’expérience physique et permet d’imaginer des perspectives de redistribution démographique sur le territoire. »
Autre invariant : la gestion très parisienne, centralisée et tenant assez peu compte de la vie quotidienne dans les petites et moyennes communes ou des communes de banlieue. Ainsi, les déplacements restreints à un rayon d’un kilomètre autour du domicile, et par la suite de vingt kilomètres n’induisent pas les mêmes réalités selon que l’on est éloigné des services urbains ou que l’on vit en région aux forts reliefs, etc. Ce ne sont pas les mêmes réalités non plus si on vit au centre des grandes métropoles ou dans les quartiers populaires de leurs banlieues. Là aussi, ces dimensions spatiales des périodes de confinement ont été des révélateurs d’inégalités, sans qu’aucune mesure de rééquilibrage vienne les contrarier.
Un vocabulaire qui nie les liens sociaux
Si les gestions aux échelles régionales ou nationale du virus ont plutôt tendance à recouvrir les données économiques et à faire abstraction des corps humains et de leur expérience des spatialités, lorsqu’il s’agit des besoins quotidiens, c’est bien à l’échelle des corps que cela se vit. C’est à cette échelle-là que les inégalités sont les plus sensibles parce qu’elles touchent à l’os de la vie quotidienne. Le confinement s’est traduit par une superposition de cercles, ceux des déplacements, fixes autour du domicile, voire du lieu de travail, et ceux de la proxémie sanitaire, mobiles autour des corps en déplacement, éloignés d’un à deux mètres selon les recommandations. Là où l’insistance numérique dématérialise les corps, le vocabulaire et les dispositions politiques les rendent suspects. Entre eux il faut des distanciations sociales, comme si la rupture des liens sociaux était une solution sanitaire possible ; il faut des gestes barrières, comme si l’autre était cet ennemi potentiel. Tout comme le virus contre lequel il s’agit de lutter, le vocabulaire utilisé est aussi un agent spatial durable. Il résulte d’une conception paternaliste de la gestion de la situation à laquelle il est évidemment plus que tentant de se dérober. Or la prise en compte de l’interdépendance spatiale, comme attention réciproque, territoriale autant qu’individuelle qui fait défaut dans les discours gouvernementaux, est justement ce qui constitue le ciment d’une société.
Violette-Ghislaine Lorion-Bouvreuil est géographe.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021