Par

Nicolas de Condorcet apparaît comme une « figure tutélaire » de l’éducation populaire, mais il faut bien reconnaître que, pour l’essentiel, il n’a été lu, voire feuilleté, que très partiellement et que ses évocations sont très diverses. Sa « figure » mérite donc d’être appréhendée de plus près.

condorcet.jpg

Les acteurs de l’éducation populaire aiment souvent se présenter comme des disciples ou des continuateurs de Condorcet. S’agit-il d’une simple marque symbolique (car il est toujours agréable de se réclamer d’un grand homme) ou bien d’une filiation vraiment profonde ? Frédéric Chateigner a étudié « Les références à Condorcet dans l’éducation populaire » (Sciences contemporaines n°81, 2011). Son article – très bien documenté – étant clair et accessible en ligne, nous allons le présenter assez brièvement et y ajouter quelques remarques.

Instruction et éducation ?
Commençons par un préalable. Il est rare que l’éducation populaire soit vraiment définie : elle peut désigner ce qui prolonge l’école, ce qui est à ses côtés ou s’y oppose partiellement, une certaine formation de la jeunesse ou des adultes tout au long de leur vie. Mais attention aux mots : depuis Condorcet jusqu’à la décennie 1930, qu’on soit pour la laïcité ou du côté religieux, les mots « instruction » et « éducation » ne sont pas interchangeables (contrairement à la pratique courante d’aujourd’hui). La première est intellectuelle et un devoir des institutions publiques, la seconde est morale et en général laissée à l’appréciation de la famille ou de l’Église. Chez les religieux, seule une école chrétienne peut à la fois apporter aux jeunes une construction intellectuelle et morale. Dans le tome 19 de la Nouvelle encyclopédie théologique, l’abbé Migne – pourfendeur de toutes sortes de socialisme et même de christianisme social, chantre de la propriété et de l’inégalité des richesses – est très explicite : « Vous entendez les députés, du haut de la tribune, réclamer pour le peuple les bienfaits de l’instruction ; les journaux écrivent dans le même sens ; rarement on parle d’éducation c’est-à-dire de mœurs, de vertu et de religion, soit qu’on les regarde comme des inutilités, soit plutôt qu’on pense que la science renferme tout » (Dictionnaire des erreurs sociales, 1852, col. 803).

« Les évocations de ce savant relèvent davantage de la symbolique que d’un rapport philosophique et idéologique approfondi. »

Frédéric Chateigner adopte un plan plutôt chronologique, en distinguant trois époques : la lente invention d’une référence spécifique (années 1890-1960) ; l’historicisation, la concurrence et la réaffirmation (années 1970-1980) ; une référence dispersée (années 1990-2000). Nous renvoyons à l’article même de l’auteur pour les précisions sur les fluctuations des références à Condorcet au cours du XXe siècle, nous contentant d’en aborder quelques aspects.

Des œuvres complémentaires de l’école publique 
On sait que, lors de la mise en place de l’école républicaine, vers 1880, Condorcet est en quelque sorte canonisé par Jules Ferry, qui le prolonge par certains côtés et le trahit par d’autres. Pour l’essentiel, l’école laïque, gratuite et obligatoire se limite à l’enseignement primaire ; se pose alors naturellement la question de ses compléments, pour la jeunesse, pour les adultes, plus généralement pour la culture populaire. En 1894, la Ligue de l’enseignement lance « une campagne fortement appuyée par l’administration de l’Instruction publique en faveur des « œuvres complémentaires de l’école publique » : cours de rattrapage pour les adultes illettrés, conférences et bibliothèques populaires, mais aussi œuvres de solidarité (mutuelles) et de sociabilité (associations d’anciens élèves) s’appuyant sur l’école publique ». On voit aussi se pointer dans cette nébuleuse l’illusion de résoudre la question sociale par la science.

« Condorcet a argumenté sur le fond quant au devoir d’organiser une instruction au-delà de l’école primaire, et cela en vue de permettre au peuple d’acquérir une autonomie de pensée et de ne plus être dépendant de “ceux qui savent”. »

Ces initiatives sont assez bien suivies, même si elles sont l’objet de critiques épisodiques, tant de la part de catholiques qui y voient un prolongement de l’école sans Dieu, que de communistes qui souhaitent une plus stricte autonomie de l’éducation ouvrière. Il existe un débat chez ces derniers, notamment à l’époque du Front populaire : dans quelle mesure doit-on se concentrer sur ce qui sert à une transformation sociale ou « permettre une ouverture contrôlée à la culture bourgeoise » ?
Au milieu du XXe siècle, au-delà des options très diverses des gouvernements en place, l’État s’implique « davantage dans l’organisation extrascolaire de la jeunesse populaire », des acteurs nouveaux apparaissent (maisons des jeunes et de la culture, Peuple et culture, etc.). L’éducation populaire « a besoin d’une caution à la fois politique et savante », celle-ci est trouvée dans le « Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique » présenté par Condorcet à l’Assemblée législative les 21 et 22 avril 1792, mais alors mis sous le boisseau du fait de la déclaration de guerre « au roi de Bohême et de Hongrie ». Ceci devient très explicite dans l’ouvrage au large écho de Benigno Cacérès, Histoire de l’éducation populaire (Seuil, 1964). Le rapport de Condorcet est un candidat idéal : par l’aura et la fin tragique de son auteur, par sa profondeur, par son histoire interrompue, par son programme trop peu réalisé.

« L’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie. » Nicolas de Condorcet

Attitudes diverses vis-à-vis de Condorcet
Dans le dernier tiers du XXe siècle, avec la prolongation systématique de la scolarité, les tâches de l’éducation populaire changent et se diversifient. Cacérès expose comment les différents courants utilisent Condorcet, au passage, en fonction de leurs idéologies du moment : en critiquant sa référence, ou en la revendiquant au nom de la défense de l’école publique, ou pour mettre en valeur un « révolutionnaire savant, modéré et martyr ».
Il faut dire un mot particulier de l’époque qui se situe autour des bicentenaires de la Révolution française (1989) et de la mort du savant (1994). Condorcet y a été à la mode, pour des raisons diverses : scientifiques, philosophiques et politiques. Il s’agissait aussi de mettre en avant un personnage emblématique – moins trouble que Mirabeau ou Danton – à opposer à Robespierre. En outre, « les néorépublicains décrivent alors l’école comme un sanctuaire de la raison menacée par l’empiétement du dehors ». Un « colloque en forme de contre-feu » est organisé par le sociologue Joffre Dumazedier, le 11 décembre 1992 à la Sorbonne, présentant, « l’ouverture à la société comme une nécessité face à la massification scolaire ». Jules Ferry y est fustigé et Condorcet affirmé de façon volontariste « comme une utopie consciente d’elle-même, plutôt que comme une affirmation historique validée ».
Ces diverses attitudes sont sociologiquement et politiquement intéressantes à étudier, mais – il faut bien le reconnaître – Condorcet n’est guère vraiment étudié de près, sauf lors de recherches universitaires spécialisées. Frédéric Chateigner fait remarquer, à juste titre, que le rapport (texte collectif et non personnel de Condorcet) s’appuie sur les Cinq mémoires sur l’instruction publique du même auteur, mais que ceux-ci ont été fort peu lus, que le rapport n’est cité que pour quelques extraits, souvent les mêmes, lus de seconde main : qu’y a-t-il vraiment dans ces Mémoires ? Ils concernent l’ensemble de l’instruction publique et se composent de cinq parties : 1. nature et objet de l’instruction publique ; 2. de l’instruction publique pour les enfants ; 3. sur l’instruction commune pour les hommes [lire adultes] ; 4. sur l’instruction relative aux professions ; 
5. sur l’instruction relative aux sciences.

« L’instruction doit être la même pour les femmes que pour les hommes. » Nicolas de Condorcet

Tout se tient, mais c’est la troisième partie qui est la plus liée à l’éducation populaire. Elle concerne surtout ceux qui n’ont pu suivre que l’instruction primaire et indique en particulier les connaissances qu’ils doivent acquérir de façon complémentaire : connaître les lois et les principes, motifs et débats qui y ont conduit, savoir substituer une pratique éclairée à une routine aveugle en économie rurale, découvrir des sciences, assurer l’éducation des parents, maîtriser l’art d’observer (sa pratique, les cabinets d’histoire naturelle) et de lire de façon critique les livres (ouvrages historiques, dictionnaires, almanachs, journaux), profiter des spectacles et des fêtes comme moyens indirects d’instruction. Comme on le voit, il s’agit d’une vision assez « sérieuse » de ce qu’on pourrait appeler l’éducation populaire et non d’une vague « animation ». Cela est cohérent avec une idée centrale chez Condorcet : l’opposition principale à combattre dans la société est celle qui existe entre ceux qui savent et ceux qui restent enfermés en état de dépendance parce qu’ils ne savent pas. « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie », est-il écrit en sous-titre dès le premier mémoire. À de nombreuses reprises, l’auteur insiste en outre sur le fait que « l’instruction doit être la même pour les femmes que pour les hommes », alors qu’on pensait le contraire à son époque.

« Les œuvres complémentaires de l’école publique sont l’objet de critiques épisodiques, tant de la part de catholiques qui y voient un prolongement de l’école sans Dieu, que de communistes qui souhaitent une plus stricte autonomie de l’éducation ouvrière. »

La plupart des historiens et des philosophes semblent oublier ou négliger le fait que Condorcet était secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. En exagérant à peine, on pourrait dire que, pour lui, la politique est vue comme une variante de la recherche scientifique, non comme un affrontement ou un compromis entre des intérêts d’ordres ou de classes sociales. Il n’est pas anodin de rappeler qu’au plus fort de la tourmente révolutionnaire, en juin 1793, il publie dans le Journal d’instruction sociale, qu’il anime avec Sieyès, un article intitulé : « Que toutes les classes de la société n’ont qu’un même intérêt » (voir à ce sujet le débat dans les Cahiers d’histoire n°41, 1990, en ligne).
Sans avoir la prétention de conclure, on peut avancer deux remarques :
1) Il n’est pas déplacé de se référer à Condorcet quand on parle d’éducation populaire puisque celui-ci a argumenté sur le fond quant au devoir d’organiser une instruction au-delà de l’école primaire, et cela en vue de permettre au peuple d’acquérir une autonomie de pensée et de ne plus être dépendant de « ceux qui savent ». 


2) Aucun des acteurs de l’éducation populaire des XIXe et XXe siècles n’a suivi le programme de Condorcet et les évocations de ce savant relèvent davantage de la symbolique que d’un rapport philosophique et idéologique approfondi.

Pierre Crépel est historien des sciences et membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 36 • novembre/décembre 2023