Par

Une lecture attentive du livre d’Isabelle Garo, Communisme et stratégie invite à un réinvestissement de la pensée stratégique, qui fasse la part belle au concept – trop souvent oublié – de médiation.

On constate depuis plusieurs années le retour de la question du communisme comme objet philosophique, y compris sous la plume d’auteurs bénéficiant d’un écho médiatique non négligeable – citons par exemple Alain Badiou, Jean-Luc Nancy ou Antonio Negri. Or la réactivation de cette problématique s’accompagne d’une occultation presque totale de la question stratégique, qui fut pourtant centrale dans le marxisme depuis le milieu du XIXe siècle. Tel est le paradoxe qui constitue le point de départ du stimulant ouvrage d’Isabelle Garo, Communisme et stratégie. Le parcours qu’elle y propose part de l’analyse de l’infructueuse fragmentation des enjeux de la politique révolutionnaire, qui caractérise certains philosophes critiques en vogue et entend la dépasser en opérant un détour par la conception du communisme développée par Marx. C’est ce détour qui conduit Isabelle Garo à appeler de ses vœux un réinvestissement de la pensée stratégique, qui fasse la part belle au concept – trop souvent oublié – de médiation.

Une critique constructive des impasses de la pensée critique contemporaine
Le parti pris de l’ouvrage d’Isabelle Garo est de partir de la situation actuelle de la philosophie politique critique, qu’elle qualifie d’« alternative en miettes » en raison de son morcellement mais aussi de sa difficile articulation avec les luttes sociales réelles. Ce choix s’explique aisément : « Plutôt que d’ajouter au manteau d’Arlequin des alternatives éparses une option supplémentaire ou bien de tenter la réconciliation d’hypothèses fondamentalement divergentes, le choix de ce livre est de les aborder sous l’angle de ce qui manque à la fois à la critique et à la contestation politiques contemporaines : une stratégie, au sens politique fort du terme » (p. 13). Les trois premiers chapitres, consacrés respectivement au communisme d’Alain Badiou, au populisme d’Ernesto Laclau et aux différentes théories du commun, constituent d’excellents exemples de confrontation constructive. En effet, Isabelle Garo ne se contente pas d’y mettre en avant les limites fondamentales de ces théories ; elle s’efforce également de les mettre en lien avec le parcours politique personnel des auteurs qui les formulent et de souligner les enjeux qu’ils ont le mérite de chercher à repenser à nouveaux frais. De ce fait, ces chapitres constituent une riche introduction à la pensée de ces philosophes et on peut en recommander la lecture à celles et ceux qui voudraient en découvrir les problématiques principales.

« L’ouvrage d’Isabelle Garo ne propose pas de solutions toutes faites, mais il ouvre un chantier majeur auquel devraient s’atteler toutes celles et tous ceux qui entendent faire de la convergence des luttes autre chose qu’un mot d’ordre abstrait. »

Ainsi peut-on reconnaître à Alain Badiou d’avoir placé au cœur de sa réflexion sur le communisme les deux questions majeures qui sont celles de l’État et du parti, même si c’est sous la forme purement négative d’un anti-étatisme abstrait et d’un refus complet des partis et de la logique même de la représentation. D’après Isabelle Garo, la force de la théorie d’Alain Badiou – qui contribue sans doute à expliquer le succès pour le moins surprenant d’un auteur qui persiste à se réclamer explicitement du maoïsme –, c’est de réactiver « un des traits essentiels du communisme : la perspective d’une rupture radicale avec le monde tel qu’il va » (p. 69). C’est un point qu’il ne suffit pas de balayer d’un revers de main si l’on veut comprendre la « contradiction réelle » qui anime l’œuvre d’Alain Badiou et la réception qu’elle suscite : son rejet global et stérile de toutes les institutions et de toutes les organisations politiques au profit d’une conception du communisme fondée sur la pure événementialité « contribue d’un même mouvement à amplifier la tendance à la dépolitisation et à nourrir l’esprit de révolte » (ibid.).
La théorie populiste d’Ernesto Laclau, à l’inverse, a le mérite d’aborder frontalement la question stratégique et de chercher à sortir de l’enfermement minoritaire, même si elle le fait sous un angle essentiellement méthodologique, en occultant la question pourtant centrale du contenu de la transformation sociale à opérer. L’originalité de la critique qu’en fait Isabelle Garo consiste à resituer cette théorie dans le parcours politique d’Ernesto Laclau, notamment au sein du Parti socialiste de la gauche nationale (PSIN) argentin dans les années 1960, une formation d’inspiration trotskiste qui fit le choix de soutenir Perón. Le chapitre prend par ailleurs le temps d’analyser de près le rapport d’Ernesto Laclau au marxisme, en s’appuyant sur plusieurs ouvrages non traduits en français, qui permettent de mieux comprendre la perspective développée dans son célèbre livre co-écrit avec Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. La critique n’en est que plus convaincante : le tournant rhétorique opéré par Ernesto Laclau au sein de la théorie politique le conduit en effet à proposer une conception « dédialectisée et fort peu démocratique » de la représentation, qui « frôle dangereusement les procédures d’une logique de marketing électoral, ajustant une offre à des “demandes” relevant d’un marché spécifique » (p. 105 sq.).

« La réactivation de la question du communisme comme objet philosophique, s’accompagne d’une occultation presque totale de la question stratégique, qui fut pourtant centrale dans le marxisme depuis le milieu du XIXe siècle. »

Enfin, l’analyse des théories des communs, qui occupe tout le troisième chapitre, entend mettre en avant la dimension paradoxale des débats contemporains autour de la question de la propriété, qui, malgré une indéniable vivacité et la mise en valeur d’expériences concrètes, contournent le plus souvent l’enjeu stratégique du dépassement du capitalisme. La critique formulée par Isabelle Garo à l’encontre de ce qu’elle nomme une théorie de la « transition permanente » vise principalement la perspective développée par Antonio Negri et Michael Hardt d’une part, par Pierre Dardot et Christian Laval d’autre part. Elle montre ainsi les impasses politiques de la thématique de l’autodépassement du capitalisme, qui conduit les deux premiers auteurs à idéaliser les tendances à l’œuvre dans le présent, quitte à « frôle[r] sans cesse l’adhésion au libéralisme » (ibid., p. 120 sq.) – Isabelle Garo rappelle à cette occasion le soutien qu’Antonio Negri avait apporté au projet de traité constitutionnel européen en 2005, prétextant que ce dernier aurait permis d’en finir avec un État-nation jugé archaïque... Pierre Dardot et Christian Laval, quant à eux, cherchent à réactiver un fédéralisme d’inspiration proudhonienne. Leur approche a le mérite de chercher à sortir des ripostes purement défensives au néolibéralisme, mais elle ne débouche finalement sur aucune perspective stratégique concrète, sinon celle, purement négative, de l’abandon de la forme-parti. Comme le dit très justement Isabelle Garo, « on peut juger que la refonte démocratique et offensive de la forme-parti est plus urgente que l’appel à sa disparition », et que cet appel « risque davantage d’affaiblir encore la gauche que de préparer la voie à la révolution » (ibid., p. 154).

Marx et la stratégie des médiations
Cette analyse de la fragmentation des perspectives alternatives conduit Isabelle Garo à faire un long détour par la conception du communisme que l’on trouve chez Marx, auquel elle choisit de consacrer deux chapitres entiers, précisément parce qu’elle permet de revisiter en profondeur la question stratégique. La lecture stimulante de l’œuvre de Marx qu’elle propose bat en brèche une interprétation désormais assez courante (et d’ailleurs partagée par l’ensemble des auteurs qu’elle étudie dans les trois premiers chapitres), qui consiste à dissocier son analyse du capitalisme et sa théorie du communisme, comme s’il s’agissait de deux perspectives difficilement conciliables. Développant ici une approche déjà présente dans son ouvrage sur Marx et l’invention historique (Syllepse, 2012), Isabelle Garo considère que le caractère profondément novateur de la théorie de Marx réside précisément dans le « nouage stratégique du savoir critique et de l’intervention politique qu’il élabore toujours en situation, au gré des conjonctures changeantes dont son siècle regorgea » (ibid., p. 160).
Retraçant le parcours inséparablement théorique et politique de Marx, Isabelle Garo montre de manière convaincante que le communisme est chez lui bien davantage le nom d’un engagement que le nom d’un programme prédéfini, qu’il serait possible d’énoncer abstraitement hors de toute conjoncture. Cette conception du communisme ne conduit en aucune manière à esquiver la question des contenus, elle invite plutôt à la penser avec une rigueur et une précision bien plus grandes, en l’ajustant à l’analyse de la dynamique de la production capitaliste et en l’inscrivant dans les débats qui structurent le mouvement ouvrier lui-même. C’est ce geste d’articulation qu’incarne le Manifeste du parti communiste dans la conjoncture révolutionnaire de 1848, mais que Marx prolongera jusqu’à la fin de sa vie sous des formes diverses – que ce soit par son intervention militante au sein de l’Association internationale des travailleurs ou de la social-démocratie allemande, ou encore par son travail de critique de l’économie politique – et dont la cohérence « est toujours à construire en situation et collectivement » (p. 203). Le cinquième chapitre du livre regorge d’analyses de textes extraits aussi bien du Capital que de la Critique du programme de Gotha ou encore de la correspondance, dans lesquels la question de la transition, notamment, fait l’objet d’un éclairage original.

« Le caractère profondément novateur de la théorie de Marx réside précisément dans le “nouage stratégique du savoir critique et de l’intervention politique qu’il élabore toujours en situation, au gré des conjonctures changeantes dont son siècle regorgea”. »

Ce détour par Marx débouche, dans le dernier chapitre, sur l’esquisse de ce que pourrait être une « stratégie des médiations » permettant de dépasser les écueils dans lesquels se trouve la pensée critique contemporaine. Outil décisif de la pensée dialectique, la médiation est précisément l’opérateur susceptible de résorber les oppositions abstraites et stériles. L’État constitue de ce point de vue l’un des meilleurs exemples de ces médiations qui concentrent en elles les contradictions de la logique capitaliste, à l’égard de laquelle il joue le rôle d’instrument tout autant que d’obstacle. S’appuyant notamment sur l’apport de Gramsci, Isabelle Garo cherche ainsi à sortir des impasses de l’immédiateté (anti-étatisme sans nuance versus idolâtrie républicaine, fétichisation de la spontanéité versus logiques délégataires verticales...) pour mettre en évidence ces « lieux privilégiés de déclenchement de crises spécifiques » que sont les médiations, et qui « rendent visible et donnent accès à la totalité sociale, offrant prise à l’intervention proprement stratégique » (p. 301). L’ouvrage d’Isabelle Garo ne propose pas de solutions toutes faites, mais il ouvre un chantier majeur auquel devraient s’atteler toutes celles et tous ceux qui entendent faire de la convergence des luttes autre chose qu’un mot d’ordre abstrait.

Jean Quétier est rédacteur en chef de Cause commune.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019