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Philosophiquement, la question d’une industrie écologique ou d’une écologie industrielle suppose de repenser complètement les rapports entre la technique et la vie et de mettre à mal une idée très courante, séparant pour les opposer nature et technique.

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Ce qui fait la spécificité des communistes sur la question écologique, c’est la place qu’ils accordent à l’industrie. Ils font le pari d’une écologie opposée au refus de l’industrie. Défendre l’industrie ne signifie absolument pas lui épargner tout reproche. Mais il faut distinguer une critique de l’industrie qui se fait au nom du retour à un mode de production antérieur, de type artisanal et une critique de l’industrie présente au nom d’une autre industrie. En bref, « une autre industrie est possible ».

Du mépris de l’industrie au mépris des travailleurs
Mais d’où vient le refus de l’industrie, que l’on distinguera de la nécessaire critique de ses conséquences, quand elles sont négatives ? On peut partir d’une remarque du philosophe François Dagognet, l’un des rares philosophes à avoir proposé une défense de l’industrie, ses collègues préférant souvent voir dans la modernité un enfer industriel. Que dit-il ? « Le procès [de l’industrie] s’est ouvert avant même le développement de cette société jugée sans esprit et il s’est poursuivi avec plus de hargne en sa présence. » La critique de l’industrie précède l’industrie ; elle commence, dira Dagognet, avec Platon. On a là une sorte de paradoxe. Le réquisitoire contre la société industrielle du XIXe siècle est écrit dans ses grandes lignes au IVe siècle avant J.-C. Que signifie ce paradoxe ? Qu’une partie de la critique contemporaine de l’industrie, de la production industrielle, comme de la consommation des produits industriels vise autre chose que l’industrie. Pour aller à la conclusion : une partie de la critique de ce qui tourne autour de la production industrielle est l’effet d’un mépris de classe, d’un mépris des classes populaires et de l’activité laborieuse. Sont visées, à travers la critique de l’industrie, les classes populaires en tant que producteurs et/ou en tant que consommateurs. C’est très clair dans l’Antiquité. La production, le travail sont dévalorisés. Ce sont des activités serviles, réservées aux esclaves. Elles s’opposent au loisir de l’homme libre et du citoyen. Les activités politiques et intellectuelles sont nobles ; le travail et la production sont ignobles. Dans la République de Platon, les philosophes sont rois, les guerriers leur sont subordonnés et tout en bas se trouvent les producteurs. Les philosophes, membres de la classe dominante, justifient théoriquement cette hiérarchie de classe. Ceux qui participaient à l’élaboration de la culture occupaient une position de classe qui les inclinaient vers le mépris des producteurs.

« La technique est originairement la forme humaine de l’organisation de la matière par la vie. » Georges Canguilhem

Et le préjugé persiste à l’époque moderne. Le philosophe Slavoj Zizek le décèle dans le cinéma contemporain, qui refoule le lieu de la production : « Dans la perception idéologique contemporaine, le travail lui-même, plus encore que le sexe (le travail manuel surtout, opposé à l’activité “symbolique” de la production culturelle), semble être frappé d’obscénité, la production devant être dissimulée au regard du public. La tradition culturelle selon laquelle, de L’Or du Rhin de Wagner à Métropolis de Fritz Lang, le processus de production a lieu souterrainement, dans d’obscures cavernes, culmine aujourd’hui avec “l’invisibilité” de millions de travailleurs anonymes qui suent dans les usines du tiers monde. […] Le seul moment dans les films hollywoodiens où le processus de production est montré dans toute son intensité est d’ailleurs lorsque le héros pénètre le domaine secret du “maître du crime” et parvient alors à localiser l’espace d’un travail intense : on raffine et emballe de la drogue, on construit un missile qui va détruire New-York… Quand, dans un James Bond, le “maître du crime”, après avoir capturé le héros, lui fait faire un tour de son usine illégale, Hollywood se rapproche de très près de la fière représentation social-réaliste classique de la production dans l’usine. La fonction de l’intervention de Bond est alors, bien entendu, de faire exploser ce lieu de production, et de nous permettre ainsi de revenir aux faux-semblants de notre existence quotidienne dans un monde où la classe ouvrière a disparu. »
Il existe donc en Occident, depuis Platon, une puissante tradition philosophique méprisant l’activité de production, tradition qui s’est déchaînée avec l’industrialisation.
On peut faire l’hypothèse qu’une partie de l’écologie – pas toute l’écologie, il faut insister – puise dans cette vieille « tradition culturelle » de mépris de ceux qui manipulent les symboles et les abstractions, à l’égard de ceux qui travaillent la matière. La critique de l’industrie risque toujours d’être hantée par le mépris de classe.
Ainsi la critique du productivisme a pu servir à discréditer les travailleurs en lutte. Alain Obadia écrit, à propos des années 1980 : « C’est parce qu’ils seraient incapables d’abandonner le schéma productiviste que la CGT et le PCF s’opposeraient à la casse industrielle ! » Et l’ouvrier défendant son emploi se voyait repeint en individu corporatiste indifférent à la nature. Combien de temps a-t-il fallu attendre pour juger digne d’attention la question de sa reconversion ?

Sortir de l’industrie ou transformer l’industrie ?
Souvent opposées, industrie et écologie peuvent être solidaires. À condition de ne pas prendre la civilisation industrielle comme un bloc monolithique. On peut avancer qu’il existe plusieurs types d’industrie, plusieurs stades du développement industriel. Nous en serions encore à un stade immature, la maturité se laissant apercevoir çà et là.
Philosophiquement, la question d’une industrie écologique ou d’une écologie industrielle suppose de repenser complètement les rapports entre la technique et la vie et de mettre à mal une idée très courante, séparant pour les opposer nature et technique. Tant qu’on oppose ces deux termes, alors le développement de l’un se fait forcément au détriment de l’autre. Mais on a des raisons solides de ne pas cautionner cette opposition, opposition sous-jacente à de nombreux discours décroissants ou antiproductivistes. Le philosophe Georges Canguilhem développe cet argument dans un article de 1973 intitulé « La technique ou la vie » et dont je voudrais citer quelques passages. Qu’est-ce que la technique ? Elle n’est pas originairement l’effet de la science. Elle est d’abord « un fait de la vie ». « La vie est parvenue à produire un animal dont l’action sur le milieu s’exerce par la main, l’outil ou le langage. » « La technique est originairement la forme humaine de l’organisation de la matière par la vie. » D’un point de matérialiste, cette conception de la technique est la seule tenable. La technique posée à côté de la nature ? D’où pourrait-elle venir ?

« Une perspective communiste insiste prioritairement sur les transformations du mode de production, celui-ci déterminant en dernière instance la structure sociale. »

Poser que la technique est le prolongement de la vie permet de poser la question qui nous occupe autrement. Le problème n’est pas que la technique et l’industrie s’opposent à la vie et à la nature. Le problème n’est pas de retrouver un monde plus proche de la nature, plus humain, puisque la technique est un fait de nature. Le problème n’est pas moins d’industrie pour plus de vie, puisque l’industrie est un développement vital. Le problème n’est pas l’industrie elle-même, mais le fait qu’elle produise des déséquilibres. Un développement vital, la technique, met en péril d’autres développements vitaux. Les problèmes écologiques contemporains peuvent être lus ainsi : la technique contemporaine dérègle des cycles biologiques, l’objectif est de régler ce pouvoir de dérégulation. L’objectif n’est pas de chercher à y échapper au nom de la nature. Il s’agit donc de transformer le mode de production industriel et non de sortir de l’industrie. Mais comment ?

Une écologie industrielle
D’abord, l’économie circulaire ou production cyclisée. Dans leur livre L’être humain et la nature, quelle écologie ? (note de la fondation Gabriel-Péri, 2013) Roland Charlionet et Luc Foulquier écrivent : « Lutte pour le communisme et lutte pour l’économie circulaire, même combat ». L’économie circulaire désigne la tentative pour créer des « écosystèmes industriels ». par analogie avec les écosystèmes biologiques (voir Vers une écologie industrielle, Suren Erkman). Les végétaux nourrissent les animaux herbivores, lesquels sont mangés par des carnivores, les déchets et cadavres de ces derniers nourrissant à leur tour d’autres êtres vivants. Dans la nature, il n’y a pas de déchets, seulement des ressources, le tout formant un cycle. Il faut envisager une industrie de ce type : où les déchets des uns sont des ressources pour les autres. Les unités de production doivent être pensées dans leur interaction avec d’autres. Elles doivent être pensées comme parties d’un système. Ce qui a un autre intérêt : organiser des circuits courts et diminuer les kilomètres de transport.
L’écoconception des produits. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’abord de concevoir des produits pour durer. À rebours de la logique d’obsolescence programmée, symbole du mode de production industrielle d’aujourd’hui. Il s’agit aussi de les concevoir en pensant leur réparation. C’est la conception modulaire qui vise à promouvoir des produits dont on pourrait changer seulement les pièces défectueuses au lieu de changer tout l’appareil (aujourd’hui, une imprimante défectueuse n’est pas réparée mais changée). Conception modulaire qui devrait être couplée avec un service public municipal, par exemple, de réparation et d’entretien. À cela s’ajoute le recyclage.

« Souvent opposées, industrie et écologie peuvent être solidaires. À condition de ne pas prendre la civilisation industrielle comme un bloc monolithique. »

L’économie des usages. Celle-ci vise à fournir le service plutôt que le bien. Le constructeur peut vendre le service automobile plutôt que la voiture, le service d’impression plutôt que l’imprimante. Ce qui peut se faire sous forme de location temporaire pour chaque usage ou par contrat longue durée avec un service de maintenance.
En conclusion, les défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés demandent de transformer le mode de production industriel. Les dégâts environnementaux sont l’effet non pas d’une civilisation industrielle considérée mais d’un stade précis du développement industriel, que l’on peut dire immature, et qui peut être dépassé, puisque tous les points évoqués précédemment sont d’ores et déjà mis en œuvre. Il faut donc bannir les discours généralistes sur la technique et l’industrie, du type « pour ou contre ». Et se demander quelle industrie nous voulons.
Une perspective communiste insiste prioritairement sur les transformations du mode de production, celui-ci déterminant en dernière instance la structure sociale. Ce que nous avons vu à l’instant. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas s’intéresser aux modes de consommation. Néanmoins, on ne peut jamais en parler sans parler en même temps de production parce que les deux termes sont en interaction réciproque.

Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Pasteur à Besançon.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020