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Il faut pour tout sursaut reprendre le dessus dans le domaine des idées.

L’appel de Montreuil, cosigné par la majorité des organisations syndicales et professionnelles du secteur, note avec raison que la prospective comptable du ministère de la Culture pour 2022 ne contient « aucune vision, aucune ambition et constitue une rupture sans précédent avec l’idée même de politique publique ». Plus qu’une question de moyens, plus qu’une question de « compétences », plus que l’enfermement dans un parisianisme ignorant les efforts des collectivités territoriales, c’est une panne générale de sens qui mine l’ensemble des efforts. Comme disait le poète palestinien Mahmoud Darwich « la politique dénuée d’approches culturelles et d’imaginaires est condamnée à l’ordre du conjoncturel ». Nous y sommes en plein. Le problème n’est certes pas nouveau. L’écrivain Michel Simonot a bien montré comment le retour­nement idéologique et la sémantique néolibérale surgissent dès le début des années 1980 et ont sapé le rapport de la société avec la culture. Mais nous atteignons désormais un sommet. Les arts et la culture n’ont d’intérêt pour nos dirigeants qu’en tant qu’outils de notre diplomatie commerciale (le Louvre à Abou Dabi, la Grande Bibliothèque à Doha), ou comme atouts dans la concurrence des métropoles. Face à ce désastre surgissent des résistances, malheureusement encore trop limitées au regard des bouleversements vécus. Il faut pour tout sursaut reprendre le dessus dans le domaine des idées. L’offensive néolibérale, dans ses objectifs comme dans ses pratiques, a marqué des points dans tous les domaines du champ culturel. Les batailles prémonitoires sur l’exception culturelle initiées par Jack Ralite il y a plus de trente ans ont gêné ce mouvement de marchandisation. Nous sommes aujourd’hui entrés dans une autre dimension. Les résistances sont nécessaires mais elles sont vouées à l’échec sans des réponses adaptées aux défis d’aujourd’hui. Alors quel sens, quel cadre donner à une ambition de refondation culturelle à l’heure de la révolution numérique ? Comment crédibiliser à nouveau l’idée d’éducation populaire avec la disparition des grandes structures culturelles censées la porter ? Est-il utile d’avoir un ministère de la Culture ? Ces questions sont légitimes et incontournables.

«  La politique dénuée d’approches culturelles et d’imaginaires est condamnée à l’ordre du conjoncturel. »
Mahmoud Darwich

Les schémas d’hier ne sauraient être ceux d’aujourd’hui
Nous sommes héritiers d’une politique culturelle qui a été très audacieuse et dont les grands traits ont suscité partout l’admiration. Cela n’empêche pas d’en souligner les limites sans faire la leçon à ceux qui en furent les architectes. L’historien italien Enzo Traverso a raison quand il écrit que « la mélancolie est indissociable des luttes et des espoirs, des utopies et des révolutions », mais les schémas d’hier ne sauraient être ceux d’aujourd’hui. La décentralisation théâtrale a été un phénomène remarquable : le territoire a été couvert d’équipements animés par des pionniers de grande qualité. Il en va de même pour la lecture et les bibliothèques publiques. Tout ce combat fait partie du grand récit ayant en son cœur le mot d’ordre de la culture pour tous qui mérite respect et fierté, et tout particulièrement pour les communistes qui en furent des acteurs de premier plan. Pour autant cette énergie culturelle s’est essoufflée. La diminution relative des moyens, les retards pris à entendre les attentes des nouvelles générations, les modifications de la vie urbaine, l’affaiblissement des comités d’entreprise et de leurs missions culturelles, la distance prise par nombre de créateurs, à l’image de l’ensemble de la société, avec l’engagement politique et social, l’enfermement des institutions dans les normes comptables, le temps long des programmations, peu propice à la réactivité : tous ces facteurs ont entravé les échanges avec l’ensemble de la population, ont cassé des dynamiques en développement, favorisé le repli sur les publics les plus avertis et conduit forcément à un renforcement d’un certain entre-soi. Ce diagnostic peut paraître sévère. Il correspond toutefois à la réalité, à condition de ne pas gommer qu’il y a, quels que soient les disciplines ou les territoires, des créateurs et des opérateurs culturels qui restent marqués par les messages initiaux et ont su se renouveler avec brio, y compris dans les institutions. L’envie constante « d’ouvrir » le théâtre de la Commune à Aubervilliers, la capacité du MAC-VAL à travailler sur l’art contemporain avec les jeunes de Vitry demeurent parmi d’autres des exemples admirables. Sur une œuvre exigeante, Nicolas Frize a su réunir à l’usine PSA de Saint-Ouen des musiciens de talent et des centaines de salariés s’appropriant une démarche créatrice innovante. Sans que le ministère y soit pour grand-chose. À ce niveau on n’a pas su, pu ou voulu, admettre que de nouveaux mondes artistiques naissaient dans de multiples endroits. Car dans des squats et des friches, des expérimentations de modes de gouvernance sont à l’œuvre, des résidences d’artistes se multiplient de manière diffuse dans des écoles, des quartiers, en prison ou à l’hôpital, suscitent des envies, produisent des actions remarquables, mais ne bénéficient que peu de soutiens, mis à part exceptions, de responsables politiques qui, en l’absence de labels ou de retours médiatiques, sont sourds et aveugles devant ces innovations. Lors de mon expérience au secrétariat d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, le travail d’exploration et de recensement mené avec Fabrice Lextrait sur les nouveaux territoires de l’art avait amplement montré qu’il existait dans le pays une intense vie créatrice que la rue de Valois se refusait à voir. J’avais alors été conquis par ces projets questionnant les frontières entre les genres artistiques, permettant à des artistes de côtoyer des acteurs de la vie sociale animés par d’autres problématiques. Ces expériences resteront une richesse tant qu’il n’y aura pas une volonté de les faire entrer dans des cases et de les assécher à force de les évaluer. C’est d’abord là, à travers ces expériences, d’Aubervilliers, de Vitry ou de la friche de la Belle de Mai à Marseille, qu’adossées à des mesures nationales progressistes et à la poursuite de l’engagement des collectivités territoriales, se construiront les alternatives aux politiques libérales.

« La vision d’une “culture pour tous”, brassant artistes et populations, professionnels et amateurs, exige un ministère ayant les moyens d’être à l’écoute des expérimentations menées, d’être partie prenante en toute autonomie des actions pensées par les collectivités territoriales ou les autres services de l’État. »

Multiplier des chantiers collectifs sur tout le territoire
Deux points m’apparaissent cruciaux pour redonner du sens aux politiques culturelles : d’abord, la démarche. Il n’y a pas les sachants et les autres. Nul n’est missionné pour « apporter » « la » culture à des citoyens qui n’y auraient jamais eu accès. La priorité consiste à multiplier des chantiers où l’on s’efforce que chacun, quel qu’il soit, se sente à son niveau acteur d’un processus de création, d’animation ou de diffusion, puisse mettre en forme ses mots, ses représentations, prendre confiance en son rôle, gagner en curiosité, et s’approprier progressivement ce que d’autres disent et écrivent. Cessons d’être ceux qui faisons « pour » et engageons-nous à faire « avec ». Cessons ces attitudes, le plus souvent armées des meilleurs sentiments, envers ces populations ou publics considérés comme privés de toute réflexion et de toute culture. Le second point porte sur la place donnée à la culture dans les grands choix nationaux. Chacun constate la réduction des efforts financiers, l’inexistence des références aux grands enjeux culturels dans les interventions présidentielles et la marginalisation du ministère de la Culture. Lorsque j’étais secrétaire d’État, je n’ai jamais été convié à une discussion interministérielle sur une orientation ou un projet et j’ai pu constater que la culture n’intéressait les responsables politiques que pour le contact des célébrités médiatiques et la lumière événementielle que l’on pouvait capter. Une politique cultu­relle ambitieuse, présente sur tous les territoires, a besoin de transversalité, de reconnaissance et d’être présente dans tous les lieux de décision. Si le soutien à la création, la vigilance contre les mesures liberticides, la promotion des artistes, les formations supérieures dans les métiers de la culture ont besoin avant tout d’un ministère fort, garant des missions qu’il a historiquement gagnées, une vraie politique d’éducation populaire, la vision d’une « culture pour tous » au sens plein du terme, brassant artistes et populations, professionnels et amateurs, exige, elle, avant tout un ministère présent et actif là où il n’est pas aujourd’hui, ayant les moyens d’être à l’écoute des expérimentations menées, d’être partie prenante en toute autonomie des actions pensées par les collectivités territoriales ou les autres services de l’État. n

Michel Duffour a été secrétaire d’État (PCF) au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle de 2000 à 2002.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018