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Mettre en œuvre un projet économique et politique, c’est à dire des procédures concrètement disponibles en les inscrivant dans une cohérence globale qui leur donne un sens politique.

La domination de classe trouve aujour­d’hui une de ses incarnations dans la figure du trader cynique et cupide, bien identifiée dans la culture populaire. On a pu aussi la reconnaître dans l’accession à la magistrature suprême, en France, d’un ancien banquier d’affaires dont le programme et l’action traduisent sans fard la doctrine et les intérêts du capital financier.

Une domination financière

Plus scientifiquement, on a pu montrer qu’une douzaine de grandes banques contrôlent les marchés financiers et, à travers eux, l’économie planétaire (François Morin, L’hydre mondiale, l’oligopole bancaire, Lux, Montréal, 2015).

Cette domination s’est faite brutale et visible lorsqu’elle a consisté, pour le Fond monétaire international (FMI), à imposer des « plans d’ajustement structurel » aux pays en développement ou à bafouer, avec la Banque centrale européenne (BCE), la volonté du peuple grec exprimée par voie de référendum. Elle se manifeste tout autant dans les critères d’austérité budgétaire en vigueur dans la zone euro. Et, de façon plus diffuse mais tout aussi politique, dans les normes de rentabilité qui s’imposent aux gestions d’entreprises, petites et grandes, et jusque dans la gestion des services publics. Sa force est précisément d’imprégner profondément la vie sociale en inspirant, à chaque instant, une multitude de décisions en fonction d’un critère fondamental : la rentabilité (profit rapporté au capital initialement avancé pour l’obtenir).

Il y a là une spécificité du capitalisme : les rapports de domination économique et d’exploitation y sont des rapports d’argent. La subordination des travailleurs salariés à leur employeur capitaliste, instaurée par un contrat de travail, a pour contrepartie le versement d’une somme en argent, le salaire. De la même façon, le capital n’existe que s’il peut prendre la forme d’une accumulation d’argent. Jouir de la propriété des moyens de production, c’est avoir la faculté de décider à quoi sera consacré l’argent apporté par les actionnaires, emprunté auprès des banques et des marchés financiers ou mis en réserve à partir de profits précédemment accumulés.

C’est ce qui explique pourquoi le développement du capitalisme a nécessité celui d’un système monétaire et financier, dont l’objet est de faire fonctionner comme capital la monnaie qui circule dans la société. Les marchés financiers le font en offrant à un capital précédemment accumulé la possibilité d’être placé en titres de propriété (actions ou autres parts de sociétés) ou en titres de créances (obligations mais aussi tous les types d’instruments conçus par la créativité sans limite des juristes d’affaires). Les banques font plus. Leurs opérations de crédit créent ex nihilo l’argent qui circule dans l’économie. Cet argent peut constituer l’avance des fonds nécessaires au lancement d’un processus de production. Il peut aussi servir à tout autre chose, par exemple à des placements financiers.

« Le capital n’existe que s’il peut prendre la forme d’une accumulation d’argent. »

C’est pourquoi les banques occupent une position stratégique dans le maintien de la domination du capital. Le « pouvoir de dire oui » à une demande de crédit, et surtout le pouvoir de décider à qui on dit oui et à qui on dit non, est un pouvoir politique.

Frapper les banques

Ce qui précède conduit à un choix tout aussi stratégique : si l’on veut mettre fin aux dominations de classe, s’attaquer au comportement des banques est un terrain de lutte crucial. Priver les marchés financiers de la liquidité apportée par les crédits bancaires, ce serait les asphyxier et les rendre inoffensifs. Bien plus, mobiliser la création monétaire des banques et des banques centrales pour favoriser les projets répondant à des critères précis en matière économique, sociale et environnementale, serait l’impulsion qui manque aujourd’hui au développement et à la sécurisation de l’emploi qualifié et à la création des richesses nécessaires pour répondre aux défis de la crise sociale, écologique, politique et morale.

Contrairement aux marchés de titres, organisés pour ne laisser voix au chapitre qu’au seul critère de rentabilité des capitaux, les décisions relatives au crédit bancaire résultent de tout un tissu de relations entre le banquier, les consignes qui lui sont données par sa hiérarchie, les multiples acteurs économiques et sociaux que sa fonction l’amène à fréquenter tous les jours, y compris les propres salariés de l’établissement bancaire où il exerce son activité. Ces décisions peuvent donc obéir à des critères d’efficacité sociale, économique et écologique si deux conditions sont remplies : des mobilisations sociales pour une autre utilisation de l’argent dans les entreprises, dans les banques et dans les services publics, et la construction progressive de dispositifs institutionnels venant sanctionner les résultats des rapports de forces instaurés par ces mobilisations et favoriser leur développement ultérieur.

« Si l’on veut mettre fin aux dominations de classe, s’attaquer au comportement des banques est un terrain de lutte crucial. »

Prendre le pouvoir sur l’argent

Du local au mondial, nous proposons sept leviers pour y parvenir (Denis Durand, Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent, éditions du Croquant, Paris, 2017) :

  • un renforcement des pouvoirs des salariés pour intervenir dans la gestion et le financement des entreprises. Ainsi la proposition de loi de sécurisation de l’emploi et de la formation déposée par les députés du Front de gauche en janvier 2017 prévoit-elle un droit d’initiative et de contre-proposition des comités d’entreprise ;
  • un accès des citoyens à une information détaillée sur l’activité des banques dans les territoires, à l’image de ce qu’a instauré le Community Reinvestment Act aux États-Unis ;
  • des fonds pour l’emploi et la formation utilisant les moyens d’intervention économique publique disponibles, au niveau national, régional ou local, pour peser sur l’orientation des crédits bancaires par des techniques telles que les bonifications d’intérêts et les garanties d’emprunts ;
  • un pôle financier public mettant en réseau la Banque publique d’investissement France, la Caisse des dépôts et consignations, la Banque Postale, la Caisse nationale de prévoyance et d’autres institutions financières nationalisées (Société générale, BNP-Paribas) autour d’un objectif commun : la réorientation du crédit en faveur de l’emploi, de la formation, de la création de valeur ajoutée dans les territoires et de la préservation des ressources naturelles ;
  • une politique monétaire sélective pour encourager ce type de crédits et décourager, au contraire, le financement des opérations financières par les banques ;
  • un fonds de développement économique, social et écologique européen ayant pour objet le financement par la BCE de projets concrets, démocratiquement élaborés, contribuant au développement des services publics dans les pays de l’Union européenne ;
  • une action de l’Union européenne aux côtés des pays émergents pour remettre en cause l’hégémonie du dollar et construire un système monétaire international autour d’une monnaie commune mondiale constituée à partir des droits de tirage spéciaux du FMI.

Ces propositions ont en commun de faire appel à des moyens et des procédures concrètement disponibles mais de les inscrire dans une cohérence globale qui leur donne un sens politique : prendre le pouvoir sur l’argent comme moyen de mettre en cause les dominations de classes dans un processus de dépassement du capitalisme jusqu’à son abolition.

Cette cohérence politique est absente de la plupart des programmes de gauche, qui se contentent de confier à l’État le soin de corriger les excès de la finance. C’est dire l’apport que représente, pour la reconstruction d’une gauche de transformation sociale, l’action originale et autonome d’un parti communiste révolutionnaire.

*Denis Durand est responsable de la commission économique du Conseil national du PCF. Il est directeur de la revue Economie & Politique.