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Colin Niel s’inscrit dans une certaine famille du roman noir, celui du polar ethnologique ; il est l’un des auteurs les plus doués, les plus primés de sa génération.

Comme dans les premiers romans d’Agatha Christie, les ouvrages de Colin Niel s’ouvrent souvent sur une carte. Mais ici ce n’est pas un plan de maison biscornue, avec des chambres closes et des itinéraires impossibles. Les cartes de Colin Niel nous montrent la Guyane, ce département français du bout du monde où il situe (presque) toutes ses intrigues. La Guyane ? On connaît (un peu) Cayenne et son bagne, Kourou et ses fusées, la forêt vierge aussi. Et c’est souvent à peu près tout. Tant qu’on n’a pas lu Colin Niel.
Cet auteur est trop jeune (il est né en 1976) pour figurer dans la bible des polardeux, le Dictionnaire des littératures policières du regretté Claude Mesplède (en tout cas dans mon édition de 2007). C’est pourtant l’un des auteurs les plus doués, les plus primés aussi de sa génération.
Il apparaît en effet dans l’univers du polar en 2012 avec Les Hamacs de carton, sous-titré Une enquête du capitaine Anato en Amazonie française. (L’expression « hamac de carton » désigne ces classeurs verticaux qui longtemps occupèrent les armoires des administrations.)
Disons que Colin Niel s’inscrit dans une certaine famille du roman noir, celui du polar ethnologique, où l’on croise l’Australien Arthur Upfield (qui sillonne le bush et défend ses aborigènes), l’Américain Tony Hillerman (grand ami des Navajos) ou le Français Olivier Truc (qui a un faible pour les Lapons).

Un dépaysement radical
Dans le premier roman de Colin Niel, on est très vite pris par un dépaysement radical : « À cette heure matinale, le fleuve dévoilait une ambiance singulière. La canopée de la rive surinamienne baignait dans une brume laiteuse, agrippée comme un paresseux aux feuillages. Des bruits de moteurs provenaient de tous côtés. Le chant rauque des singes hurleurs résonnait dans le lointain. Le Maroni, tel un animal aux innombrables organes, s’éveillait lentement » (Les Hamacs de carton, Babel noir, p. 39).
On a envie d’écrire ici que ce paysage puissant, qu’on va retrouver dans tous ses récits de « la série guyanaise », est probablement le premier personnage que Colin Niel met en scène.
Ce n’est pas un décor, encore moins une décoration, c’est tout un monde qui nous cadre au long des pages, nous encadre, auquel on s’attache, la faune, la flore dont il parle comme personne, attentif, respectueux, expert. Sans doute parce que l’auteur exerça, des années durant, lors de son séjour dans ce département français d’Amérique du Sud, des responsabilités dans la création du parc d’Amazonie. Non seulement il sait de quoi il parle mais manifestement il aime cet univers et nous fait partager cette passion pour l’humanité guyanaise.
Ses intrigues s’enracinent dans de vieilles histoires, celles des Noirs-Marrons par exemple, d’origine aluku ou ndjuka ; elles jouent du kaléidoscope ethnique, montrent les relations complexes entre communautés, le racisme parfois ; elles démontent des mécanismes néocoloniaux à l’œuvre ; elles évoquent des problèmes inhérents à la région, le trafic de drogue, les clandestins, les mines d’or illégales, le passé qui ne passe pas, le poids des super­stitions, le chamanisme ou le voisinage tendu avec le Surinam et le Brésil.

« Ce paysage puissant, qu’on va retrouver dans tous ses récits de « la série guyanaise », est probablement le premier personnage que Colin Niel met en scène. »

Des personnages humains
Ses personnages ont une épaisseur humaine étonnante, à commencer par le premier d’entre eux, le héros récurrent comme on dit, André Anato, le capitaine de gendarmerie, originaire du pays, noir de peau aux yeux jaunes, qualifié quelque part de « négropolitain » car fils de Guyane mais élevé en métropole. Un solitaire, un séducteur, un tourmenté. Il lui faut en permanence assurer son autorité auprès de ses collègues, fonctionnaires, de passage souvent, et surtout comprendre d’où il procède lui-même. Il y a un mystère Anato, le mystère des origines, qui va tarabuster notre gendarme tout au long de ses différentes enquêtes.
On est ici dans un monde extraordinairement complexe, où les dérives « modernistes » côtoient les rites les plus archaïques, mais ce mélange des genres ne fait pas peur à Colin Niel, le surdoué, qui nous donne, l’air de rien, un peu comme un magicien, les clés de cet univers.
Après Les Hamacs de carton, trois autres romans sont venus compléter cette « série guyanaise », aux éditions Le Rouergue (republié chez Babel noir) : Ce qui reste en forêt (2013), sur un drôle d’oiseau et d’inquiétants scientifiques du CNRS ; Obia, 2015, voir plus loin ; Sur le ciel effondré (2018), une descente vers le Haut-Maroni, les mythiques Tumuc-Humac et les villages amérindiens.
Chacun de ces ouvrages a connu un accueil remarqué, tant l’auteur a su séduire et s’attacher un public fidèle. C’est toutefois Obia qui va lui assurer un véritable renom : l’ouvrage est salué par une dizaine de prix littéraires !
L’histoire se situe à Saint-Laurent-du-Maroni, dans une région frontalière avec le Surinam, un lieu d’échanges et de trafics, de passages et de crimes, où la mémoire de la récente guerre civile (dans le pays voisin) reste vivace. Une histoire de pratiques magiques, de « mules » également, ces gens qui avalent la drogue pour traverser les frontières.
Assurant un changement complet de perspectives, l’auteur écrit en 2017 Seules les bêtes, toujours chez le même éditeur, une histoire de disparitions sur le causse, un paysage venteux et minéral de hauts plateaux du centre de la France (voir encadré). On y trouve des tempêtes de neige, des fermes isolées, une virée inattendue en Afrique, un usage immodéré d’Internet et surtout un parfait suspense. Cinq personnages racontent successivement le même drame fait de tromperies, d’illusions et de mensonges. Une fois encore, les prix littéraires étaient au rendez-vous. Et l’ouvrage a été adapté, l’hiver dernier, au cinéma, par Dominik Moll.
 
Gérard Streiff est journaliste et écrivain.


L’incipit de Seules les bêtes

Les gens veulent toujours un début. Ils s’imaginent que si une histoire commence quelque part, c’est qu’elle a aussi une fin. Que l’orage a cessé, qu’ils peuvent revenir à leur routine, épargnés qu’ils ont été. Ça se tient, je dis pas. Et puis ça rassure un peu. Il faut bien parce que ce qui s’est passé cette année-là, ça en a inquiété plus d’un. Ceux d’en bas dans la vallée, sur les marches, dans les foires, ils la racontent encore, cette histoire. Ils inventent la moitié d’ailleurs, chacun a ses petits détails qu’il a rajoutés, qu’il peaufine les mois passant. À leur place je ferais pareil : ça fait des choses à dire, tout le monde cherche des choses à dire, sinon on n’existe pas. C’est humain. Bref. Lorsque les gens reparlent de tout ça, leur début à eux, c’est celui de la télé.