« Un titre, “Les classes sociales”, vingt lignes, puis le silence » : c’est en ces termes sobres que Louis Althusser rappelait que la mort avait empêché Marx de donner toute son extension à sa réflexion sur ce que sont et comment apparaissent les classes sociales, au-delà du processus historique et économique de leur constitution.
Les classes forment l’armature et la structure de ce qui chez d’autres et déjà chez Hegel se nomme « société civile » Certes, toute la première partie du livre 1 du Capital nous montre comment « l’expropriation originelle » aboutit à la création d’un rapport économique extraordinairement inégalitaire qui servira de base à la production de la plus-value. Mais l’objet principal de Marx à ce niveau-là, c’est la constitution du capital et ultérieurement sa composition avec, comme axe central, la création de la valeur et la question des rapports entre travail et capital. Si la situation des masses laborieuses, leurs conditions de vie ou plutôt de survie sont longuement abordées dans les chapitres très documentés portant sur l’accumulation et sur le capital variable, il n’en reste pas moins que cette situation est posée d’abord comme le corollaire factuel de l’accumulation capitaliste. La mise en cause des logiques, des justifications et des conséquences sociales d’un système productif basé sur le profit ne saurait tenir lieu d’une analyse véritable des classes sociales dans les livres 1 et 2, dont l’objet est tout autre. Marx le dit clairement au chapitre 15 : « La coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs forces individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d’eux, dans le capital. » Il faut attendre les analyses de la rente foncière au livre 3 pour voir s’étoffer et se complexifier la description de ces strates constitutives, dans leurs rapports antagonistes, des sociétés où règne le mode de production capitaliste.
Les indications du dernier chapitre du Capital
Intitulé simplement « Les classes », ce commencement à jamais inachevé a un caractère de problématisation, une problématisation qui toutefois ne part pas de rien : les trois grandes classes sont constituées de « propriétaires ». Chaque être humain est « propriétaire » de quelque chose : pour les uns c’est le travail, pour les autres c’est le profit, pour de nombreux autres enfin c’est la rente foncière, c’est-à-dire ce que le sol peut « rapporter », avec toutes les complexités que revêt ce « rapport » selon l’état des modes de production et l’importance variable du marché selon les sociétés.
« L’entre-soi des classes dirigeantes est une réalité massive, que quelques “beaux gestes” charitables ne font que confirmer. »
Marx fait une première remarque : si la division de la société en ces trois classes est particulièrement marquée en Angleterre, « toutefois même dans ce pays la division en classes n’apparaît pas sous une forme pure. Là aussi, les stades intermédiaires et transitoires estompent les délimitations précises (beaucoup moins toutefois à la campagne que dans les villes). Cependant, pour notre étude, cela est sans importance ». « Pour notre étude » : façon de rappeler, une fois encore, que l’objet premier de Marx est d’analyser la matrice capitaliste des sociétés modernes, à charge pour d’autres d’entrer dans la description de ses multiples ramifications. D’autre part, Marx, qui dès le livre 1 soulignait que « si les choses apparaissaient telles qu’elles sont, la science serait inutile », remarque une fois encore que les rapports sociaux n’apparaissent pas comme ce qu’ils sont réellement, mais se présentent, surtout en milieu urbain, enrobés de courtoisie ou au moins de politesse. La brutalité que les men of no property subissent de la part des landlords est quant à elle une donnée de la vie à la campagne, pour ne rien dire des pays colonisés.
Une deuxième observation de Marx ouvre elle aussi des perspectives considérables en même temps qu’elle fournit un élément de réponse essentiel : la loi de l’évolution du mode de production capitaliste, c’est la séparation sans cesse accrue entre moyens de production et capital, à telle enseigne que, passé un certain niveau d’élaboration, les moyens de production primitifs eux-mêmes deviennent du capital. Le monde paysan, pour s’en tenir à ce seul exemple, va devenir tributaire du capital par l’intermédiaire du crédit bancaire… Marx a vu à l’état naissant un mouvement majeur des sociétés modernes.
Une troisième et ultime observation tend à problématiser encore plus la notion de classe : si les prolétaires vivent du salaire, les capitalistes du profit et les propriétaires fonciers de leur rente, de quoi vivent, par exemple, les médecins et les fonctionnaires ? Et, plus généralement, comment penser, à l’intérieur de chaque classe sociale, la façon dont les différenciations réelles s’articulent, parfois très difficilement, avec une identité profonde qui n’est pas seulement celle des intérêts à court terme ?
« Les termes d’une nouvelle contradiction apparaissent, contradiction entre le mouvement du capital qui le pousse toujours à davantage de concentration et les besoins civilisationnels de l’humanité de plus en plus diversifiés. »
Marx ne nous le dit pas, il n’a pas eu le temps de nous le dire. Mais il n’est pas interdit d’observer que, dans ce texte si bref, il met en scène, à côté de la diversité des classes sociales fondée sur la division du travail, le capital lui-même, qui n’a pas créé la division du travail mais l’a refondue en totalité dans le sens de ses impératifs de rentabilité et de profit. Les termes d’une nouvelle contradiction apparaissent, contradiction entre le mouvement du capital qui le pousse toujours à davantage de concentration et les besoins civilisationnels de l’humanité de plus en plus diversifiés, qu’il s’agisse d’héritages culturels constitués ou de projets émancipateurs.
L’apparaître (ou non) des classes sociales
Il y aurait infiniment à dire sur la façon « impure » dont la réalité des classes sociales et de leurs rapports « apparaît », la prolifération des masques et des discours destinés à « estomper », pour reprendre le mot de Marx, la réalité des antagonismes de classe. Cette diversité inépuisable est en elle-même le signe d’une entreprise de camouflage qui est toujours à reprendre, tant les réalités de l’exploitation sont tenaces. La justification du capitalisme et des logiques de profit, c’est un peu la tapisserie de Pénélope. Traitement social ou pas, un licenciement reste un licenciement. Une prime n’est pas une augmentation de salaire. Un mot aimable reste un mot.
« Avoir des “repères de classe ”, c’est d’abord avoir le souci de l’essentiel, et l’essentiel, c’est le rapport économique d’exploitation, qui a toujours une forme ou une figure, mais qui ne s’y réduit jamais. »
Dans son grand livre La Formation de la classe ouvrière anglaise (Seuil, 2012) Edward Palmer Thompson, qui s’attache à prolonger les analyses de Marx, souligne quelque chose d’essentiel : le passage d’une identité objective à une identité subjective et assumée du monde ouvrier est une réalité qui a son histoire. Ce passage, ou plutôt ce processus d’identification, s’est fait par un ensemble de médiations complexes (la plus complexe étant le luddisme, où l’ennemi de classe apparaît sous la forme de la machine et de la mécanisation), l’identification de la classe ouvrière par elle-même se faisant en définitive sous la forme de l’opposition binaire entre « nous » et « eux ». Opposition binaire ? Oui, en un sens, avec ici et là une petite monnaie de sectarisme et partout un immense bénéfice de solidarité. Mais aussi, pensée de la société dans son ensemble, sous forme d’un réel social dynamisé en profondeur par un idéal de justice.
De fait, le mouvement ouvrier va rapidement donner toute leur place aux femmes, refuser les discriminations selon l’âge ou le genre, et formuler des revendications unificatrices sur les accidents du travail, bientôt sur les retraites, etc. Les « présupposés réels » d’une émancipation par rapport non seulement aux impératifs patronaux mais aussi par rapport aux structures patriarcales et autres sont constitutifs de l’identité de classe chez les ouvriers. La classe ouvrière ne peut se constituer en tant que telle qu’en assumant des valeurs universalistes.
A contrario, E. P. Thompson constate que si les classes dominantes, qu’elles soient d’ascendance aristocratique ou bourgeoise, ne sont ni ne se veulent porteuses des intérêts de la société tout entière. L’iconographie, comme la littérature, en témoigne : les mêmes qui évoquent avec une sensibilité exquise les enfants de leur propre classe ignorent totalement les pauvres petits ramoneurs, va-nu-pieds ou marchands de journaux, quand ils ne s’en amusent pas.
De fait, de nombreux sociologues ont déjà souligné la tendance de nombreuses classes et groupes sociaux à fonctionner en vase clos, à fréquenter les mêmes quartiers, à s’autoreproduire. L’entre-soi des classes dirigeantes est une réalité massive, que quelques « beaux gestes » charitables ne font que confirmer. La « bonne conscience » bourgeoise a pour corollaire le refus ou l’impossibilité de penser la société dans son ensemble.
Pourtant, il faut bien que la bourgeoisie, en tant que classe sociale, rende visible sa puissance. Dès les commencements du capitalisme commercial, on voit que ce soit dans les pays de la Hanse ou en Italie s’ériger des demeures somptueuses parfois appelées « palais », et la bourgeoisie dans les pays catholiques subventionne les arts, organise des festivités, ses membres arborent de riches vêtements. Dans les pays protestants, c’est plutôt une discrétion assumée qui est de mise, avec le souci affirmé d’employer l’argent plutôt que de l’exhiber. Dans Le Capital, Marx observe la dualité de ces attitudes, qui ont en commun de s’opposer à la vieille mentalité du thésauriseur, qui tient sa cassette à l’écart du marché et de ses aléas. Autant dire que quand Molière, « chantre de la bourgeoisie naissante » (André Wurmser) se moque d’Harpagon, il exprime aussi le point de vue de la classe à laquelle il appartient.
Difficultés de penser un rapport social
Il est facile de se représenter des choses ou des personnes. Il l’est beaucoup moins de penser des rapports, quels qu’ils soient, que ce soit entre des grandeurs numériques ou des rapports entre des objets. Quel rapport entre un parapluie et un ordinateur : le prix ? la taille ? l’utilité ? Mais l’utilité aussi est un rapport ! (Marx a consacré à cette question tout le début du Capital, soit dit en passant). Mais alors, les rapports entre les êtres humains ! Là, la difficulté est à son maximum.
Elle tient surtout à « l’impureté » évoquée par Marx. Le rapport économique d’exploitation prend souvent la forme d’un rapport social de domination. La réalité économique de l’exploitation est souvent « estompée » par les apparences, affectées ou non, de la richesse. Et il peut sembler plus facile de mobiliser contre « les riches » que contre le capital – lequel est un rapport aussi, indissociable des choix de gestion et des logiques de profit. Avoir des « repères de classe », c’est d’abord avoir le souci de l’essentiel, et l’essentiel, c’est le rapport économique d’exploitation, qui a toujours une forme ou une figure, mais qui ne s’y réduit jamais. Le rapport d’exploitation n’existe jamais sans son leurre.
La réalité des antagonismes de classe a ceci de commun avec le fameux « plafond de verre » qu’on s’y heurte, parfois très douloureusement, quand on les a niés. En nous invitant à les penser dans ce qu’ils ont d’essentiel, Marx ne méconnaissait pas les « contradictions secondaires » qui travaillent toutes les sociétés capitalistes, comme d’ailleurs toutes les sociétés humaines. Mais la contradiction principale est bien celle entre le capital et le travail, et c’est là que la classe ouvrière, dans ses mutations et dans sa permanence, possède un rôle irremplaçable.
Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024