Le précédent dossier de Cause commune, n°41 (novembre-décembre 2024), visait à offrir une photographie des classes sociales en France. Nous souhaitons, dans celui-ci, aborder des aspects plus larges, prendre en compte l’histoire, nous placer à l’échelle internationale, discuter les diverses théories élaborées avant et après Marx, chercher à dégager les enjeux politiques.
par Pierre Crépel et Hoël Le Moal
«La classe ouvrière » en France a beaucoup moins disparu qu’on ne le prétend souvent. Notre précédent dossier a cherché à évaluer les changements de ces dernières décennies, à débusquer les impasses, à comprendre un peu mieux les couches intermédiaires, à se repérer dans les divers critères qui peuvent caractériser les classes (place dans la production, patrimoines, revenus, niveaux culturels, etc). Il convient d’aller plus loin.
Clarifier les mots
La première exigence est de clarifier les mots : les classes sont-elles des concepts – et si oui dans quels cadres théoriques – ou seulement des expressions commodes pour décrire des regroupements de personnes (couches sociales, catégories socioprofessionnelles, corporations, communautés diverses) ? L’étude de Marie-France Piguet sur l’apparition du mot classe (sociale) entre 1780 et 1830 est à cet égard fort éclairante. Ce qu’en ont fait Smith, Ricardo et Marx pose les bases d’un appareil théorique dont la pertinence a été reconnue pendant un siècle et demi, bien au-delà des rangs marxisants. Par exemple, dans La Lutte des classes (Gallimard, 1964), Raymond Aron, qu’on ne peut définitivement pas qualifier de marxiste quand bien même il a beaucoup écrit sur Marx, affirme que l’acception minimale de la « place dans le processus de production » est « acceptable à d’autres qu’à des marxistes », et il cite Boukharine définissant la classe comme « l’unité collective participant au processus de production ». Est-ce trop simple ?
Il est alors important d’identifier ce que Marx et Engels ont vraiment entendu par là (plutôt que d’en rester aux vulgarisations dites « marxistes »), comment leurs idées ont évolué, ainsi notamment que celles de Lénine. On peut se demander si les classes ont toujours existé, en remontant à la préhistoire, comment elles ont évolué, comment elles se sont affrontées et dans quelle mesure ces affrontements ont été déterminants au sein du processus historique.
« Contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. » Karl Marx, 1872.
Après Marx
De nombreux auteurs, les plus marquants dans la sociologie, de Weber à Bourdieu, ont donné leurs points de vue sur les classes sociales. Se sont-ils opposés à Marx, l’ont-ils complété, précisé, enrichi ? Une analyse approfondie s’impose. Permettra-t-elle de saisir pourquoi les concepts marxistes de classe ont paru se volatiliser à la fin du XXe siècle pour réapparaître depuis quelque temps, et où en est-on actuellement ? Étienne Pénissat et Cédric Hugrée dans un article commun en 2022 expliquent que, dans la sociologie contemporaine, le sens attribué à la notion de classes « renvoie de moins en moins à un schéma général d’explication du monde social » et Luc Boltanski évoquait en 2014 « l’embarras sociologique » à propos des classes sociales, c’est dire. Les sociologues définissent aujourd’hui les classes en fonction des niveaux de revenu ou des niveaux de culture et de formation, guère en fonction de leur place dans la production comme les marxistes traditionnels le font : pourquoi, et avec quelles conséquences théoriques et politiques ?
« La classe n’est pas la clé unique du réel. Le capitalisme qui œuvre à fractionner les groupes exploités nous invite fondamentalement à articuler la prise en compte d’autres rapports sociaux. La tâche qui est la nôtre consiste à penser les formes prises par l’interaction
entre tous ces déterminants. »
Finesse du découpage
La classe n’est pas la clé unique du réel. Le capitalisme qui œuvre à fractionner les groupes exploités nous invite fondamentalement à articuler la prise en compte d’autres rapports sociaux (genre, âge, origine ethnique...). Pour un ensemble de phénomènes à expliquer, la tâche qui est la nôtre consiste à penser les formes prises par l’interaction entre tous ces déterminants.
Autre point fondamental : qu’en est-il de l’évolution des classes et de leurs luttes au niveau international, tant au Bangladesh qu’en Tunisie, tant entre les grandes puissances établies que dans celles qui semblent représenter l’avenir du monde, comme l’Inde ou la Chine, peut-être l’Afrique ? Et quel effet cela a-t-il sur la France ?
De plus, parmi les « 99 % » victimes du grand capital, y a-t-il un continuum ou, au contraire, des sortes de ruptures, de limites, assez nettes entre deux ou plusieurs couches qui en seraient certes victimes – mais à des titres tout à fait différents ? Dans ce second cas, faut-il distinguer, d’une part, les personnels d’exécution peu diplômés (ouvriers peu qualifiés, divers agents de services, etc.) et, d’autre part, des gens ayant fait des études et répartis selon diverses couches moyennes (des techniciens aux intermittents du spectacle en passant par les enseignants) ?
De toute façon, même s’il y a continuum, cela ne signifie pas une identité, mais un dégradé progressif (et non brutal) entre des gens qui « s’y retrouvent plus ou moins » (malgré les burn-out, perte de sens, précarité) et d’autres pas du tout, avec beaucoup d’intermédiaires.
Quelles tâches pour le PCF
Autrefois, le PCF traitait différemment « la classe ouvrière » et « les intellectuels » (sans compter les employés, paysans, artisans et commerçants, etc.), il se prononçait pour une alliance entre ces couches, mais sous la direction de la classe ouvrière, la seule qui, en servant ses propres intérêts, révolutionnerait toute la société.
Cela nous conduit à nous demander pourquoi les communistes ont besoin de la notion de « classes » pour penser le changement social (en particulier, pourquoi celle, vague et mouvante, de « peuple » n’est pas suffisante), et comment l’objectif de constituer une majorité populaire suppose de lui donner un contenu de classe.
« Les sociologues définissent actuellement les classes en fonction des niveaux de revenu ou des niveaux de culture et de formation, guère en fonction de leur place dans la production comme les marxistes traditionnels le font : pourquoi, et avec quelles conséquences théoriques et politiques ? »
Dans un procès-verbal de l’Association internationale des travailleurs daté de 1872 (que l’on retrouve dans l’anthologie des textes de Marx sur le parti, éditée récemment par Jean Quétier), il y a l’idée suivante : « Contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. » Contre la « secte » qui se distingue du mouvement ouvrier, le parti doit chercher le commun « avec le mouvement de classe ». Avec le recul historique, on ne peut qu’admirer la pertinence de cette position. Mais comment peut-elle se décliner aujourd’hui, quand on repère les oscillations de ce mouvement de classe ?
Comment réinvestir politiquement les lieux de travail ? Le PCF a décidé, quasi unanimement, à son 39e congrès, de mettre à l’ordre du jour la (re)création de nombreuses cellules d’entreprise ou interentreprises dans les zones industrielles, de se pencher plus sérieusement, plus minutieusement et peut-être plus subtilement, sur les nouvelles couches salariées intermédiaires en croissance (employés, ingénieurs, techniciens, cadres, administratifs, agents sociaux ou culturels), afin de répondre à la fois à leurs spécificités et à la nécessité d’union avec les travailleurs les plus exploités. Il nous semble qu’un approfondissement des analyses de classe en constitue un préalable indispensable. C’est à l’ensemble du parti, et plus largement à toutes les forces émancipatrices, notamment syndicales, associatives, de poursuivre la discussion et d’impulser l’action.
Notre dossier n’a pas la vocation et la prétention à trancher sur tout et vous lirez des points de vue différents, qui peuvent se répondre. Nous formulons le vœu que d’autres que nous proposeront des perspectives politiques claires à partir de ces analyses.
Pierre Crépel et Hoël Le Moal sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025