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Ne parler que de classe : ce serait un discours trop général oublieux de ce que vivent les classes populaires visées par le racisme. Ne parler que de racisme : au risque d’oublier les classes populaires et l’appartenance de classe des intellectuels qui critiquent le racisme. Prendre les deux concepts. Ce qui s’entend de plusieurs manières.

Question sociologique

Qu’est-ce qui écrase le plus l’individu : le poids des contraintes de classe ou le racisme ? Qu’est-ce qui l’entrave le plus ? Qu’est-ce qui empoisonne le plus son existence ? Il n’y a pas de réponse générale à ces questions. Seulement des réponses conjoncturelles que l’on peut déduire d’enquêtes empiriques. La « race » peut avoir plus de poids que la classe dans tel pays et non dans tel autre, à une époque plutôt qu’à telle autre, dans une institution donnée, mais pas dans une autre, pour un individu, et beaucoup moins pour un autre, etc.

Le poids relatif des variables change en fonction des pays. Par exemple, la relégation urbaine aujourd’hui s’explique-t-elle principalement par la « race » ou par la classe ? Pour les États-Unis, estime le sociologue Loïc Wacquant, on peut avancer la formule suivante : « (Eth > C) x État », ce qui signifie : « l’ethnicité l’emporte sur la classe et se voit amplifiée par l’État ». En Europe, la situation est différente : « (C > Ethn) / État », autrement dit, « la classe domine l’ethnicité et […] est fortement enrayée par l’État [redistributeur] » (Loïc Wacquant, Misère de l’ethnographie de la misère, Raisons d’agir, 2023).

« L’opposition “blanc / non blanc”, en effet, n’est pas seulement la division choisie par certains secteurs de l’antiracisme. C’est aussi la division promue depuis des décennies par le nationalisme “blanc”. »

Mais cela varie aussi en fonction des époques. Les deux facteurs ne peuvent avoir le même poids relatif aux États-Unis, aujourd’hui et à l’époque de Jim Crow, le « régime ethnoracial extrême » (Wacquant, 2024) mis en place dans le Sud de la fin du XIXe siècle aux années 1960. Alors, « pour les Blancs, l’impératif de conserver leur monopole sur l’estime ethnique primait sur la poursuite nue du seul intérêt matériel ». La dynamique de classe, qui pouvait entraîner une légère mobilité sociale pour une poignée d’Afro-Américains, était sans cesse empêchée par la question des « races » : « Dans certains comtés ruraux, le simple fait de conduire une voiture pouvait donner lieu à de violentes représailles, comme lorsque des Blancs d’une petite ville de Géorgie forcèrent un fermier noir et sa fille à descendre de leur véhicule avant d’asperger celui-ci d’essence et d’y mettre le feu. » Mais aujourd’hui aux États-Unis, les choses sont différentes. Non pas que la classe ait chassé la « race » (il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle), mais la classe prend une importance qu’elle n’avait pas sous Jim Crow. À tel point que l’ensemble afro-américain est traversé par des divisions béantes. « Une illustration frappante : les Afro-Américains n’ayant pas fait d’études supérieures sont vingt-deux fois plus susceptibles de purger une peine de prison que les Noirs ayant fait des études supérieures, alors que l’écart entre Noirs et Blancs est de six à un. » Les Blancs non diplômés ont plus de dix fois plus de « chance » d’être incarcérés que les Noirs ayant fait des études supérieures (Wacquant, 2023).

La question : « Quest-ce qui compte le plus, la “race ou la classe ? » n’admet donc pas de réponse générale. Remarque qui vaut également pour un même pays à une même époque : la réponse varie selon la dimension du réel que l’on considère. Il est fort probable que dans le rapport à la police, la « race » joue davantage que la classe aujourd’hui en France. Même si, là encore, il ne faut pas oublier les déterminants de classe : des sociologues ayant étudié le « contrôle au faciès » affirment que « si l’on sait que les jeunes hommes sont, depuis la création des polices modernes, la cible première des forces de police, il est très difficile d’arbitrer quant à l’importance respective de la couleur de peau et de la tenue vestimentaire » (Fabien Jobard, 2012), laquelle tenue est un signe approximatif d’une appartenance de classe. Mais si l’on se penche sur la mobilité sociale, la réponse sera différente : « La mobilité ascendante est forte : 33 % des descendants d’immigrés dont le père était ouvrier non qualifié deviennent cadres ou exercent une profession intermédiaire ; une telle mobilité concerne 27 % des personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine » (INSEE, 30 mars 2023).

Question ontologique

Léminente historienne de lesclavage, Barbara Fields, écrit : « La question de savoir si cest la “variable de la race ou celle de la classe qui explique le mieux la “réalité états-unienne – est un faux problème. » Elle poursuit : « La classe et la race sont des concepts dun ordre différent ; ils ne se situent pas au même niveau analytique et ne constituent pas, par conséquent, deux manières alternatives dexpliquer la réalité » (Barbara & Karen Fields, Racecraft ou Lesprit de linégalité aux États-Unis, Agone, 2021).

La classe désigne, selon Fields, « linégalité des êtres humains du point de vue du pouvoir social », la possession, par les uns, des moyens de production dont sont privés les autres et qui confère aux premiers un pouvoir sur les seconds.

« Parler de classe, s’installer dans une perspective majoritaire, ce n’est pas nier qu’il y ait des “Blancs”, des “Arabes” et des “Noirs” ; c’est brouiller ces frontières, déstabiliser ces identités, au lieu de les renforcer, parce qu’elles sont surinvesties par l’extrême droite, en soulignant le commun de classe qui unit ces gens au-delà de leurs différences.  »

La « race » est un « concept idéologique », cest-à-dire une idée inventée dans un contexte social déterminé (rivalités entre classes ou fractions de classe, confrontations impérialistes entre peuples) pour justifier une domination et/ou une mise à lécart. Lidéologie raciale est une interprétation naturalisante de ces situations conflictuelles qui affirme le caractère héréditaire des « tares infamantes ». Il faut justifier lesclavage à lépoque de légalité proclamée, lexpulsion des Indiens pour accaparer leurs terres. Il faut se protéger de la concurrence pour les « grands emplois » des juifs nouvellement convertis dans lEspagne du XVe siècle. Il faut se prémunir de la menace de chômage induite par larrivée des ouvriers irlandais à Manchester au XIXe siècle. Il a pu également sagir de justifier moralement lexpansion coloniale en Asie ou en Afrique, etc.

Faire de la « race » une idéologie, est-ce relativiser son poids dans lhistoire ? Ce serait un contresens sur le matérialisme. Paul Nizan écrivait : « Le matérialisme ne dit point que les pensées ne sont pas efficaces mais seulement que leurs causes ne sont pas des pensées. Que leurs effets ne sont pas des pensées. » Une fois installée, une idéologie engendre des effets tout à fait matériels que le terme « idéologie » ne cherche pas à passer sous silence : ségrégation, législation discriminatoire, expulsion, prédation, violence extrême, génocide, etc.

Revenons à lidée selon laquelle « la classe et la race […] ne se situent pas au même niveau analytique ». La classe désigne une inégalité de pouvoir, la « race » est une idéologie naturalisante renforçant une domination ou justifiant une exclusion. Quelle conséquence ? Il faut regarder avec prudence, estime Barbara Fields, les analyses qui pensent lhistoire sous le prisme du racisme. Le risque est grand de transformer le racisme en moteur de lhistoire, alors quil est aussi « un phénomène historique ayant besoin dêtre expliqué » (Fields, 2021).

« Trop de discours antiracistes sont aveugles aux grandes dynamiques capitalistes qui minent les classes populaires. »

Oui, le racisme produit des effets très matériels, mais il faut expliquer aussi ses causes et de façon matérialiste. Ce qui nest pas si courant aujourdhui, beaucoup danalyses péchant par idéalisme. Pour paraphraser Nizan : elles supposent que les causes des pensées sont dautres pensées. Le racisme aujourdhui serait leffet de pensées racistes du passé, conscientes ou inconscientes, nées avec lesclavage et la colonisation (quelles existent encore est une chose, quelles expliquent le « gros » du racisme contemporain en est une autre). Le racisme, autre explication, aurait augmenté sous leffet de la droitisation de la scène politique et médiatique : la diffusion depuis le haut de pensées racistes aurait produit en bas le racisme. Là encore, la pensée raciste, sexplique tautologiquement par une autre pensée raciste, sans quil soit jamais fait référence à la réalité matérielle.

Ainsi les grandes restructurations économiques de la fin des années 1970 et des années 1980, le passage au capitalisme néolibéral, aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne, sont la plupart du temps ignorés par les analyses antiracistes, alors quils jouent un rôle de premier plan. Désindustrialisation massive du ghetto noir américain, mais également du 93 en France ; exclusion de lemploi, durable, voire définitive, dune partie de la classe ouvrière ; passage de lindustrie vers une économie de service qui propose emplois très qualifiés et petits boulots sans avenir ; transformation des métropoles, concentration des nouveaux immigrants dans les quartiers les plus délabrés des villes et départ des classes moyennes de ces quartiers. Ceci constitue le terreau sur lequel va proliférer le trafic et de multiples formes dincivilités. Sur ce terrain nouveau va se renouveler le racisme. Cest langle mort de trop de discours antiracistes, aveugles aux grandes dynamiques capitalistes qui minent les classes populaires.

Question politique

On parlera pour finir d’une priorité politique de la classe. Dire cela revient-il à laisser sur le bord de la route les personnes visées par le racisme ? C’est ce que croit indéniablement un pan de l’antiracisme contemporain. Kenan Malik explique qu’en Grande-Bretagne, « les minorités sont considérées comme appartenant à des communautés unifiées, presque sans classes, alors que la classe est une catégorie largement réservée à la population blanche ». Adolph Reed Jr. , intellectuel afro-américain proche de Bernie Sanders, fait la même remarque pour les États-Unis : « La sensibilité antiraciste actuelle considère que faire référence à la classe ouvrière revient en quelque sorte à céder au racisme blanc. »

« Parler de classe, c’est changer le terrain de l’affrontement, refuser celui de l’adversaire.  »

La lecture, critiquée par Malik et Reed, est évidemment erronée et contribue à rendre invisible tous les travailleurs non blancs. « Classe » désigne une position dans les rapports de production et non une identité. Ainsi, par exemple, les habitants des quartiers populaires sont partie prenante de la structure de classe nationale. Ils appartiennent pour la plupart à la classe travailleuse. Ils sont confrontés aux mêmes problèmes que toutes les autres fractions des classes populaires du pays. Et ils rencontrent aussi des problèmes spécifiques qu’une perspective de classe ne peut pas négliger, si elle veut mobiliser. Il faut avoir une représentation complexe de la classe, jamais homogène, toujours d’abord divisée, fracturée, stratifiée… Raison pour laquelle un travail d’unification politique de la classe a toujours été nécessaire.

Pourquoi cette priorité politique de la classe ? Marx et Engels écrivent dans le Manifeste : « Tous les mouvements historiques ont été, jusquici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de limmense majorité au profit de limmense majorité. » La perspective de classe est essentielle parce quelle est potentiellement majoritaire et donc victorieuse.

Quelle serait l’alternative ? Organiser la lutte politique autour de l’opposition « blanc / non blanc » ? Cette approche a peut-être un sens dans le contexte colonial où ce type de politisation rend possible une majorité. Mais il faut remarquer que, même dans ce contexte favorable, cette perspective a toujours posé un problème. C’est ce que souligne le romancier kényan Ngugi wa Thiong’o  : « Interpréter la politique “en terme de Noirs contre Blancs avait du sens dans les colonies de peuplement où les Blancs représentaient le pouvoir, les privilèges et la richesse, tandis que les Noirs incarnaient limpuissance, loppression et la pauvreté. Mais quen était-il de lÉtat africain postcolonial qui succédait à lÉtat colonisateur blanc ? Les termes “blanc et “noir étaient désormais inadéquats, voire prêtaient à confusion. » Ils ne donnaient aucune clef, par exemple, pour prévenir la confiscation du pouvoir par la bourgeoisie et le président Jomo Kenyatta.

« Un travail d’unification politique de la classe a toujours été nécessaire. »

Dans notre contexte européen postcolonial, la politisation autour de l’opposition « blanc / non blanc » est encore plus problématique. Pour justifier le clivage, il faut en effet constituer le « blanc » comme adversaire ou ennemi. L’organisation des minorités, en tant que minorité, suppose de thématiser une forte conflictualité avec le majoritaire. Ce qui revient à laisser la majorité à l’adversaire ; l’extrême droite peut alors confortablement s’installer dans le rôle du défenseur de la majorité. L’opposition « blanc / non blanc », en effet, n’est pas seulement la division choisie par certains secteurs de l’antiracisme, c’est également la division promue depuis des décennies par le nationalisme « blanc ». Faire nôtre cette division, c’est aller sur son terrain pour espérer le battre.

Parler de classe, c’est changer le terrain de l’affrontement, refuser celui de l’adversaire. Parler de classe, s’installer dans une perspective majoritaire, ce n’est pas nier qu’il y ait des « Blancs », des « Arabes » et des « Noirs » ; c’est brouiller ces frontières, déstabiliser ces identités, au lieu de les renforcer, parce qu’elles sont surinvesties par l’extrême droite, en soulignant le commun de classe qui unit ces gens au-delà de leurs différences.

Cette politique de classe a ses adversaires à droite : ceux qui prétendent incarner le peuple, mais un peuple tronqué, parce que réduit à sa portion blanche. Elle a également des adversaires au centre et à gauche. Adolph Reed Jr. écrit à juste titre : « Les identitaires de gauche et les libéraux centristes ont utilisé cette accusation caricaturale non seulement pour discréditer Sanders, mais aussi pour jeter la suspicion sur le large éventail des politiques universellement redistributives associées à Sanders et à l’aile gauche du Parti démocrate – telles que l’assurance maladie pour tous, un enseignement supérieur public gratuit, un salaire décent et le droit à la négociation collective. »  

*Florian Gulli est agrégé de philosophie. Il est membre  du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025