Les rapports de classe et les problèmes d’immigration sont intimement liés aux politiques de logement. Nous avons donné la parole à un politologue, qui a consacré sa thèse à ces questions. Ses conclusions interpellent. On trouvera en encadré le point de vue de la section locale.
À Vaulx-en-Velin, les processus de médiation (relais et luttes syndicales, politiques ou associatives) qui ont cimenté « la classe ouvrière » permettent la constitution d’un bastion communiste dès la fin des années 1920, alors que la commune s’industrialise et s’urbanise avec l’arrivée d’usines textiles (essor de l’industrie des fibres artificielles). La banlieue rouge lyonnaise naît ainsi du desserrement industriel de la ville-centre, couplé d’un exode rural et d’une immigration plus lointaine. Le premier maire communiste, Paul Marcellin, est issu de ce monde ouvrier et s’est illustré dans des grèves à Pierre-Bénite, autre commune de cette première couronne populaire. À partir de cette conquête – outre une parenthèse correspondant à la période du Front populaire et à la Seconde Guerre mondiale –, la municipalité devient, comme en d’autres lieux, un outil et un relais du PCF en répondant à deux ambitions : convaincre la société ouvrière au-delà des usines et lui fournir des « biens de consommation collectifs », c’est-à-dire des ressources, des équipements tels que des écoles et des logements dignes, en convertissant ainsi des besoins recensés localement en action publique. L’une des démarches les plus significatives en la matière est la zone à urbaniser en priorité (ZUP) pour laquelle le conseil municipal – encore largement issu des couches populaires à l’image de son maire René Carrier – se porte candidat en 1963.
Figure 1 :
Urbanisation et polarisation sociale
Négocié avec l’État, le programme vise près de dix mille logements, dont six mille logements sociaux, mais aussi de nombreux équipements comme des zones d’activité et industrielles qui resteront dynamiques jusqu’à aujourd’hui. La ZUP provoque un accroissement démographique important qui tend à conforter la polarisation sociale de l’agglomération. Mais elle ne bouleverse pas subitement les caractéristiques socioéconomiques communales. L’urbanisation s’est accélérée depuis l’après-guerre et plusieurs grands ensembles précèdent l’opération. Ainsi, les catégories socioprofessionnelles populaires y sont continuellement surreprésentées, des années 1930 à aujourd’hui, en premier lieu desquelles l’emploi ouvrier, qui baisse nettement moins que la tendance nationale (figure ci-dessus).
« La mobilisation électorale est entrée en 1995 dans une crise profonde que rencontrent plus globalement le PCF dans ses bastions et l’ensemble de l’offre politique dans les quartiers populaires. »
En revanche, l’opération accélère sûrement les mutations du recrutement politique local et, avec elles, les pratiques de représentation des intérêts des classes populaires. En 1977, le nombre d’habitants justifie, pour la fédération départementale, le choix de demander le retrait du maire, Robert Many, au profit du premier secrétaire fédéral du Rhône, Jean Capiévic, pour les élections municipales. Mais le parachutage de ce premier « professionnel de la politique » à ce poste sur la commune, s’accompagne aussi d’une rupture dans les politiques municipales, marquée par la remise en cause de la ZUP et de son programme de logement. Pour le dire avec les mots du sociologue Olivier Masclet, est alors en jeu le durcissement de la distinction entre « deux classes ouvrières » qui tient pour une large part à la nationalité, voire plus directement aux critères ethniques. Un premier groupe, de plus en plus défini indépendamment du revenu et de la position dans l’emploi, serait à maintenir sur place et à attirer ; un second, composé d’immigrés, serait au contraire à disperser. Ce traitement différencié des composantes des classes populaires se traduit par une localisation des populations d’origine étrangère, notamment maghrébines. La représentation des classes populaires – c’est-à-dire des circuits de médiation de leurs intérêts – se fait alors davantage « par le haut » plutôt qu’à travers les interactions issues des sociabilités locales.
Par le haut et par deux canaux distincts : depuis les réseaux d’élus d’abord, et depuis les cadrages effectués par les services territoriaux de l’État, en préfecture, ensuite. Proche des instances centrales du parti et des réseaux d’élus parisiens, Jean Capiévic réceptionne les mots d’ordre d’une mobilisation de longue date des élus de la banlieue rouge parisienne contre le logement immigré et ladite « concentration » de ces derniers sur leur commune. Il s’investit d’ailleurs dans la composante locale de l’Association nationale des élus communistes et républicains (ANECR), qui naît aussi en 1977, en proposant l’arrêt de l’immigration en France (Marcel Rosette, La Gestion communale dans l’action, Éditions sociales, 1977). Cette fraction du PCF rejoint ici un thème inscrit à l’agenda politique national, notamment à travers les discours sur la fermeture des frontières du Premier ministre Jacques Chirac dès 1974, alors que le Front national ne réunit pas encore plus de 1 % des voix aux élections nationales.
Les enjeux de peuplement
À Vaulx-en-Velin, l’État est effectivement aussi très soucieux des enjeux de peuplement. Depuis la construction des premières barres de la ZUP, la composition des logements est scrutée : on recense les chefs de famille étrangers, on compte leurs enfants et l’on fait des projections à moyen terme pour savoir si les enfants « français » seront en minorité dans les classes. On préconise de respecter une règle de « 20 % d’étrangers, dont un tiers de Maghrébins » dans le logement. Pour les grands ensembles plus anciens, les agents de l’État craignent le départ des « ménages européens », du fait de la présence des populations maghrébines. Pourtant, l’accès au logement social pour les familles immigrées se fait encore au compte-goutte et selon des logiques discriminatoires. (voir l’historienne lyonnaise Fatiha Belmessous.)
« L’opération accélère sûrement les mutations du recrutement politique local et, avec elles, les pratiques de représentation des intérêts des classes populaires. »
Dès son arrivée, Jean Capiévic se montre sensible à ces éléments. Il rejoint une mobilisation locale de maires socialistes et communistes qui portent auprès des institutions du gouvernement urbain « les problèmes des populations étrangères » (archives municipales de Vaulx-en-Velin). Il met d’ailleurs un terme au programme de construction de logements sociaux prévu dans la ZUP et ouvre, à l’inverse, une politique de diversification du logement pour attirer et maintenir d’autres groupes. Cette ambition figure au programme de sa réélection en 1983, qui marque aussi le début de la démobilisation communiste dans les quartiers populaires à Vaulx-en-Velin. Sous les mandats de son successeur, Maurice Charrier, cet objectif, mû en mixité sociale, se maintient et prend les contours d’une politique de démolition-reconstruction qui se multiplie à l’échelle nationale. À mesure que le maire tient une place plus intégrée, voire centrale, dans les institutions du gouvernement urbain (en cumulant progressivement plusieurs mandats locaux et intercommunaux), il est d’autant plus enclin à souscrire aux recettes du développement qui y circulent et qui hiérarchisent les espaces urbains : construction de petits logements pavillonnaires en accession à la propriété, vastes opérations de démolition de logements sociaux, construction d’un nouveau centre-ville, d’un nouvel écoquartier loin de la ZUP, sont les traductions données à la mobilisation de moyens d’action publique importants.
Figure 2 : Évolution du taux de participation aux élections
Ces programmes dits « de rénovation urbaine » portent largement la marque d’une définition par le haut des intérêts sociaux présents sur le territoire. Ils apparaissent d’autant plus séduisants aux yeux du personnel politique local que celui-ci se trouve parallèlement coupé d’autres espaces sociaux où peuvent s’exprimer des façons alternatives d’envisager des priorités d’action. Depuis les espaces de gouvernement des villes (métropole, syndicat des transports, etc.), tout se passe comme s’il était plus aisé de mobiliser des ressources et dispositifs consensuellement associés aux problèmes de la banlieue et du développement urbain, que d’en interroger le bien-fondé en renouant avec le corps électoral communal, notamment avec les populations les moins avantagées.
« La ZUP provoque un accroissement démographique important qui tend à conforter la polarisation sociale de l’agglomération. »
Dans les quartiers populaires, l’ancrage dans la ville s’est fait effectivement ténu. L’équipe municipale provient et recrute dans les quartiers réputés les plus attractifs. Les structures politiques et militantes semblent incapables d’encadrer la contestation sociale et d’offrir une traduction politique aux problèmes qui y sont exprimés. Succès électoral en trompe-l’œil, les élections municipales de 1995 incarnent bien ces dynamiques. Elles interviennent deux ans après la reconquête du canton communiste dans un contexte de médiatisation importante de la commune et de son maire, suite aux émeutes de 1990. Fort de son ancrage dans les institutions du gouvernement urbain, le maire s’est largement autonomisé du parti communiste et présente une liste « divers gauche » au scrutin. L’abstention connaît alors un record inégalé sur la commune. Moins de 56 % des électeurs se sont déplacés au premier tour contre une participation nationale de près de 70 %. Surtout, le maire ne parvient pas à intégrer à sa liste et à son projet politique les initiatives citoyennes issues des émeutes de 1990. Si la liste qui en émane ne recueille que 7,23 % des suffrages exprimés au premier tour, elle enregistre des scores importants dans les bureaux de vote du cœur de la ZUP. En somme, malgré la réélection du maire, la mobilisation électorale autour de son équipe est entrée en 1995 dans une crise profonde que rencontrent plus globalement le PCF dans ses bastions et l’ensemble de l’offre politique dans les quartiers populaires. Le creusement de cette « double absence » – dans les politiques municipales et dans le déploiement militant – rend possible la chute du bastion en 2014, alors qu’une fraction très réduite de l’électorat se déplace désormais aux rendez-vous électoraux.
Antoine Lévêque est politiste. Il est maître de conférences en science politique à l’université Paris Dauphine.
Point de vue de la section du PCF de Vaulx-en-Velin
À partir des années 1975-1980, les municipalités des villes ouvrières ont été confrontées à plusieurs problèmes nouveaux : début de la désindustrialisation, montée du chômage, concentration des problèmes sociaux, développement des consommations de drogues. Les apparences d’un développement continu, linéaire et de progrès (ce qu’on a appelé les « Trentes Glorieuses ») ne préparaient pas à ces changements et les édiles municipaux ont souvent été surpris.
À Vaulx-en-Velin, les grands ensembles récemment construits voyaient une population assez diversifiée, y compris avec des médecins, des enseignants, côtoyant des travailleurs ouvriers de diverses nationalités, il y régnait une certaine harmonie. Mais la résorption d’îlots insalubres ou délabrés de Lyon et de Villeurbanne, en particulier celui du Tonkin (qui était une sorte de « cour des miracles ») et la « cité-ghetto » Olivier de Serres, a soudainement renvoyé des populations déshéritées, indigentes ou en rupture avec la société. On a même dit à ces habitants chassés : « Allez à Vaulx, les services sociaux de la municipalité s’occuperont de vous. »
Cette commune a dû alors gérer quantité de problèmes imprévus. Or, à peu près à la même époque, les habitants plus aisés de la ZUP et de quartiers analogues aspiraient à devenir propriétaires de leur logement, à acquérir plus d’espace. Ils n’ont pas trouvé de réponse sur place et ont commencé (en lien avec l’essor de la voiture individuelle) à se répartir dans des banlieues plus éloignées, voire dans l’Ain ou dans l’Isère. On a ainsi assisté à la concentration des « cas sociaux » aux mêmes endroits, les immigrés étant aux premières loges à cet égard. En même temps, surtout avant la loi SRU, les communes les plus huppées parvenaient à sélectionner par l’argent leurs habitants et à éviter ces problèmes majeurs, voire à les rejeter chez les autres.
Comment a-t-on affronté cette ségrégation sociale géographique ? La droite n’était pas gênée, le PS n’apportait guère de réponses, et le PCF a flotté à diverses reprises. Avec le recul, on peut mieux évaluer les erreurs et les difficultés liées à ces phénomènes, qui ne sont pas terminés. Les grands mots
« politique de la ville », « mixité sociale », ont fleuri et fleurissent encore, mais ils ont couvert des réalités disparates. On pourra, à ce sujet, lire l’article « Mixité sociale et participation populaire », dans la Revue du projet, n° 33, janvier 2014, toujours en ligne (http://projet.pcf.fr/49093). Camille Acot y émet de grands doutes sur ce « concept » et sur la façon dont il est utilisé pour masquer ou faire accepter une politique discriminatoire de classe dans le logement. Ainsi, les questions de classe ou de « race » sont-elles indissociables des politiques de logement. On trouvera ci-dessous les propositions actuelles du PCF à cet égard :
Le PCF propose un grand service public national du logement, de l’habitat et de la ville, avec :
• un plan de construction de deux cent mille logements sociaux par an ;
• un plan de rénovation énergétique du parc HLM traitant en priorité les logements les plus énergivores et les passoires thermiques, conformément aux objectifs de la trajectoire zéro carbone ;
• une TVA à 5,5% pour les organismes HLM sur toutes leurs opérations d’investissements et d’entretien du patrimoine ;
• la fin de la réduction du loyer de solidarité ;
• l’augmentation des APL et du forfait charges ;
• une refonte des aides à la pierre pour permettre la baisse des loyers ;
• l’arrêt des expulsions locatives pour les familles en difficulté économique et sociale.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025