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Un siècle marqué par la conquête du suffrage universel masculin et des conquêtes progressistes (loi sur les associations et séparation des Églises et de l’État) et le triomphe de la bourgeoisie républicaine.

 

Lorsque s’ouvre le XIXe siècle, la Révolution française a radicalement modifié la pratique de la politique. Désormais, même si la royauté subsiste, des représentants de la population élus à la Chambre des députés participent au vote des lois et peuvent ainsi influencer l’action du gouvernement. La classe dirigeante d’alors est restreinte en nombre et essentiellement composée de propriétaires terriens souvent nobles, d’un certain nombre de financiers, d’industriels, de grands commerçants, de gros rentiers ainsi que des titulaires des plus hauts postes de l’État dans les domaines administratifs, judiciaire et militaire. Elle est malgré tout divisée entre ceux qui ont accepté les conquêtes de 1789 et ceux qui, par tradition ou nostalgie, s’y refusent ou ne s’y résignent que du bout des lèvres.

 

Entre 1815 et 1848 un pouvoir disputé, mais essentiellement au sein de l’oligarchie.

Dans la monarchie restaurée en 1815, l’existence d’un pouvoir central fort garantit l’ordre social et les élections à la Chambre des députés ne présentent aucun risque de mise en péril des classes supérieures car le droit de suffrage est soumis à un cens (seuil d’imposition qui conditionne le droit de vote et l’éligibilité des citoyens) élevé qui réduit drastiquement le nombre d’électeurs (100 000 environ vers 1815, 240 000 en 1846). En revanche, leur résultat peut peser sur l’orientation de la politique nationale pour ou contre la consolidation des acquis de la Révolution. La lutte électorale mobilise dans chaque département quelques centaines d’électeurs qui se concertent dans des réunions informelles. Si les débats dans les Assemblées mettent en évidence quelques orateurs, ils n’ont, surtout au début de la période, qu’un faible écho de masse. Les journaux, coûteux, à faible tirage, lus surtout dans les milieux aisés, servent malgré tout de caisse de résonance aux débats politiques. Le souverain, avec le concours de la majorité qui le soutient, peut d’autre part utiliser largement le pouvoir de l’État pour contrôler l’opinion. L’appui de l’Église catholique n’est pas négligé. Le gouvernement recourt à la corruption électorale ou parlementaire pour faire passer ses décisions.

La classe dirigeante prend donc part au pouvoir sans en être la pleine maîtresse. Alors que le conflit entre les libéraux et les tenants de l’Ancien Régime s’est aggravé, la révolution de juillet 1830 permet à Louis-Philippe Ier, le « roi bourgeois » d’accéder au pouvoir. Les limites qui restreignaient la participation de la nation à la vie politique sont un peu réduites (diminution du cens électoral, élection de conseillers généraux et municipaux). L’influence de la bourgeoisie d’affaires s’accentue au gouvernement (on pourra parler du « règne des banquiers » : Laffitte, Périer, etc.). Malgré tout, les pratiques politiques de la classe dirigeante ne sont modifiées qu’à la marge et demeurent essentiellement fondées sur la recherche d’une influence accrue par telle tendance au sein d’un milieu oligarchique.

 

« Pendant le Second Empire, on assiste ainsi à une collaboration des milieux dirigeants avec le pouvoir, qui peut à l’occasion être conflictuelle avec certaines fractions bourgeoises ou aristocratiques. »

 

1848, le coup de tonnerre du suffrage universel

La révolution de février 1848 grâce à laquelle le peuple conquiert à la fois la République et le suffrage universel (masculin) oblige les classes dirigeantes à réajuster leur action politique. Désormais, tous les pouvoirs, y compris la présidence de la République dépendent d’un large vote populaire (9 millions d’électeurs). Le temps n’est plus aux conciliabules de quelques notables. Épouvantées d’abord par cette nouveauté, les classes dirigeantes comprennent, comme le notable normand Alexis de Tocqueville, qu’il faut désormais combiner l’influence sociale « naturelle » des notables et une action politique de plus grande ampleur. Grands propriétaires terriens et grands industriels sont à peu près assurés du vote de leurs fermiers, métayers, ouvriers.

Plus difficile à contrôler est la population des villes en pleine croissance. La constitution de comités électoraux de la droite et du centre, l’engagement d’une clientèle d’intellectuels (avocats, journalistes), de petits notables locaux (médecins, notaires) formant les prémices d’une « classe politique », élargissent l’assise politique des classes supérieures. L’Église catholique ne ménage pas son appui. Certes, lors de l’élection présidentielle de 1848, les classes dirigeantes, ne dominant pas leurs divisions, sont amenées à se rallier à la candidature d’un outsider, Louis-Napoléon Bonaparte, candidat porté par un mouvement de fond en milieu paysan. Mais dès 1849, elles ont reconquis une influence déterminante à l’Assemblée nationale. Le coup d’État, opéré par Louis Napoléon le 2 décembre 1851, perpétue et accroît considérablement leurs pouvoirs. Habilement, il échange en quelque sorte avec les classes supérieures la limitation des libertés politiques contre toutes sortes de prébendes et de larges concessions dans les domaines économique et confessionnel. Pendant le Second Empire, on assiste ainsi à une collaboration des milieux dirigeants avec le pouvoir, qui peut à l’occasion être conflictuelle avec certaines fractions bourgeoises ou aristocratiques quand les intérêts s’opposent (que ce soit sur le libre-échange ou sur la politique italienne du régime par exemple). Celui-ci, bien qu’affaibli, aurait sans doute pu se maintenir, mais la défaite de 1870 entraîne sa chute et la réapparition de la République. Si la bourgeoisie fait alors bloc contre la Commune de Paris en 1871, elle demeure toujours divisée sur l’avenir du régime.

 

« L’Église catholique a fini par accepter le régime républicain à partir de 1890, mais des fractions irréductibles continuent à le combattre »

 

Vers une nouvelle hégémonie bourgeoise

S’opposent alors une conception traditionnelle et autoritaire du pouvoir soutenue par les différentes familles monarchistes ou bonapartistes d’une part et la vision républicaine défendue par Gambetta d’un élargissement du personnel dirigeant grâce à l’apport des « nouvelles couches sociales » issues de la bourgeoisie moyenne des entrepreneurs ou des professions libérales, ainsi que d’un débat politique plus ouvert grâce à l’extension des libertés (électorale, de la presse, etc.), d’autre part. Cette conception est en phase avec l’évolution du pays, plus urbanisé et plus instruit grâce aux premières lois scolaires.

Lorsque les républicains ont triomphé des tentatives autoritaires (crise du 16 mai 1877) en 1879, cette conception a été mise en œuvre. C’est au niveau des assemblées (Chambre des députés et Sénat) que s’arbitre désormais le débat entre les différentes tendances politiques. Les libertés de presse et de réunion sont garanties (lois de 1881), le débat électoral est plus libre, les lois scolaires laïques (1881 à 1886) visent à préparer des citoyens plus autonomes. Les « nouvelles couches » s’élèvent en politique à travers l’exercice des fonctions locales (maires, conseillers généraux, puis députés ou sénateurs). Ainsi se précise une nouvelle forme, élargie, d’hégémonie bourgeoise qui privilégie cependant, grâce à l’institution sénatoriale, l’influence du monde paysan. La grande bourgeoisie dépositaire de la puissance économique conserve bien des moyens d’action. Si elle exerce un peu moins directement le pouvoir, elle peut confier ses intérêts à des représentants parlementaires (avocats d’affaire). Dans les campagnes comme dans les grandes agglomérations industrielles, la liberté des électeurs est encore loin d’être respectée. Le coût des campagnes électorales (non remboursées par l’État) rend les députés dépendants d’hommes d’affaires parfois véreux comme le montrent des scandales retentissants (Panama, 1892). En outre, les classes dirigeantes restent partagées. Les résidus des anciens partis monarchistes ou bonapartistes favorisent des menaces césaristes (boulangisme, puis agitation nationaliste liée à l’affaire Dreyfus). L’Église catholique a fini par accepter le régime républicain à partir de 1890, mais des fractions irréductibles continuent à le combattre. Malgré tout, à la fin du siècle, des lois progressistes (loi sur les associations de 1901 ; séparation des Églises et de l’État en 1905) confirment la nouvelle orientation de la politique nationale. La bourgeoisie républicaine a triomphé, mais en s’appuyant sur les masses populaires, ce qui peut encourager les espoirs de ceux qui veulent dans une étape à venir, transformer les bases sociales du régime.

 

*Raymond Huard est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Montpellier.