Comprendre les idées et les méthodes,qui permettent à Christophe Guilluy d’être aussi audible et nourrir notre réflexion tout en étant vigilant.
Au regard du 1er tour de l’élection présidentielle, et après avoir pris du recul sur cette séquence mouvementée, y compris dans notre parti, il s’agit désormais d’examiner comment nous sommes parvenus à atteindre ces 19 % pour notre courant politique, et qui sont-ils, d’examiner ce qu’ont la Seine-Saint-Denis et la Dordogne en commun, ce qu’ont Le Havre, Bilia, Grand-Corent, Toulouse ou Saint-Étienne en commun. Mais il s’agit aussi d’analyser ce qui a pu nous manquer à Paris, Hénin-Baumont, Limoges ou Rostrenen pour atteindre le 2e tour. Territorialement, le vote Mélenchon est très situé et recoupe des réalités diverses : banlieues métropolitaines, villages socialistes depuis cent cinquante ans, centre-ville de grandes agglomérations du Sud, territoires industriels de pointe ou au contraire en désindustrialisation.
« Il est l’exemple même du ni droite, ni gauche, ni classe, ni patron. »
Depuis trois ans, Christophe Guilluy tente de montrer en quoi la France se sépare territorialement en deux grands groupes sociaux (une France incluse et une France périphérique), pointant l’organisation périurbaine de l’habitat, la désindustrialisation, les votes sur l’Europe et l’abandon de la gauche, etc. Il cherche à démontrer que le Front national est la réponse forte de contestation de cette France périphérique et que cela ne s’arrangera pas à cause de la surdité des élites.
Christophe Guilluy est essayiste, consultant pour les collectivités et gérant de Maps Productions, une société de marketing. Il est présenté comme géographe par son éditeur et dans ses interviews, qu’il a eu l’occasion de donner au Monde, à Libération ou à Village Magazine, à l’occasion des sorties de deux livres qui ont eu un certain retentissement : La France périphérique (Flammarion, 2014) et Le Crépuscule de la France d’en haut (Flammarion, 2016). Christophe Guilluy est désormais cité régulièrement, tant par les professionnels du développement local que par certains éditorialistes (Joffrin, Zemmour…) ou par des élus ruraux sur les questions d’inégalités territoriales.
Une France périphérique monolithique
Dans Le Crépuscule de la France d’en Haut, Christophe Guilluy veut montrer qu’un « conflit de classes aux soubassements identitaires et sociaux » est en train de déstabiliser la France d’en haut, via ses périphéries. Notre société se couperait en deux, avec une France des métropoles et une France périphérique. La première répondant à ses besoins en se servant des immigrés en banlieue comme main-d’œuvre, la seconde en subissant de plus en plus le désengagement de la France d’en haut. Christophe Guilluy définit cette dernière comme la France métropolitaine qui rassemble les quinze plus grandes agglomérations, tout ce qui est hors d’elles est périphérique. Il choisit de séparer le territoire de la France et de proposer une analyse sociale, en mélangeant d’un côté les villes de Lyon, Paris, Rennes et des villes comme Douai, Lens, Vénissieux ou Saint-Denis ; de l’autre côté il rassemble la Haute-Savoie frontalière avec la Suisse, l’Alsace hors Strasbourg, la Creuse, les Ardennes ou le Pays basque… D’emblée, ce choix ne dit rien des conditions de partage des richesses dans ce même contexte. Oyonnax, par exemple, 25 000 habitants, est classée dans la France périphérique alors qu’elle a à la fois le taux d’ISF et de chômage par habitant les plus élevés de la région Rhône-Alpes.
« Christophe Guilluy cherche à démontrer que le Front national est la réponse forte de contestation de cette France périphérique et que cela ne s’arrangera pas à cause de la surdité des élites. »
Ce concept de France périphérique a eu du succès, notamment à l’intérieur du périph’ parisien, car il a donné à voir une réalité qui plaisait : attaque des bobos parisiens sans définition, validation sans source que ce sont les classes supérieures qui produiraient de la richesse car ce sont elles qui vivent en métropole, nostalgie d’un discours téléologique sur l’égalité, le commun républicain ou encore association de la cause palestinienne et achat de voix communautaires musulmanes. Christophe Guilluy plaît car il reprend sans les nommer les concepts diffusés dans les grandes écoles autour d’une société divisée en insiders et outsiders ; des concepts réutilisés très souvent par ceux qui attaquent le code de travail en ciblant certains salariés surprotégés qui empêcheraient les autres de s’insérer dans le marché du travail. Il mobilise également un vieux fonds marxiste en réutilisant la dialectique centre/ périphérie chère à Immanuel Wallerstein ; il oublie cependant que Wallerstein était plus précis car justement il montrait qu’il y avait des catégories sociales qui apparaissaient dans les zones centrales mais qui en étaient aussi marginalisées, et surtout que des catégories sociales dominaient aussi les autres au sein même de la périphérie. On est souvent la périphérie de l’autre.
Christophe Guilluy, le témoin d’une époque
Alors pourquoi s’attarder aussi longuement ? Il nous semble que Christophe Guilluy est le témoin d’une époque. Une époque où le FN est au centre de l’attention politique, y compris parfois de la part de notre parti. Une époque où la nostalgie s’est emparée de certains militants, et où les repères socio-économiques se brouillent.
Clairement, Christophe Guilluy fait partie de ceux qui dénoncent le mythe des classes moyennes majoritaires ; ce sont les autres qui sont membres des classes populaires. Centrer un discours sur l’appartenance aux classes populaires n’est peut-être pas le moyen le plus valorisant pour donner envie à des gens qui ne s’y reconnaissent pas « subjectivement » de s’engager derrière ce discours, « même s’ils y sont objectivement ».
Christophe Guilluy dénonce un vote pour la gauche très situé dans les grandes métropoles urbanisées ; il n’a pas tort, et il fait un lien plus évidemment depuis le 22 avril avec Macron. Oui, il faut se pencher sur les quartiers, sur les classes sociales ayant voté Macron, sur la force et l’ancienneté du vote socialiste. On peut se poser la question suivante : si beaucoup de territoires sont passés à gauche en 1977 et sont désormais tenus par le vote Macron, lesquels exprimaient alors un vote de classe, lesquels un vote conjoncturel ?
Christophe Guilluy dénonce l’idéologie de la métropolisation, et ajoute même que la métropole coûte plus cher dans son aménagement et que les crédits sont massivement orientés en sa faveur. La crise en Guyane, l’argent déjà dépensé pour attirer les JO 2024 ou le CICE plaident dans cette remise en cause ; pire, il se peut que la métropole de Paris, même à gauche un jour, ne remette pas cette concentration en cause.
Enfin, Christophe Guilluy nous invite, dans cette période où le FN est régulièrement au second tour des élections, à regarder comment une partie de la gauche utilise l’antifascisme comme un outil de délégitimation du diagnostic des classes populaires sur leur propre situation ; le FN est d’abord la réponse que choisissent des gens à leur situation sociale. Si nous ne pouvons pas être d’accord, nous devons l’accepter car il s’agit de l’expression légitime d’électeurs, et quand des étudiants ou des cadres diplômés du PS ou du PCF disent à des ouvriers ou des chômeurs qu’ils se trompent de colère, cela peut être vécu comme du mépris de classe. Si on peut regretter le ton agressif de Guilluy envers la quincaillerie révolutionnaire, ses constats posent des questions qui doivent interroger notre parti : le fascisme est-il une forme de gouvernement située historiquement ? L’antifascisme, une réponse également située ? Peut-on avoir le même comportement politique quand sept millions de personnes expriment un vote que quand il s’agit de mille énervés encagoulés ? À quel moment de l’histoire les électeurs d’un parti sont-ils nos voisins à convaincre et à quel moment sont-ils des ennemis de la République ? Christophe Guilluy n’a aucune réponse à apporter.
Pour quoi ? Et par quels moyens ?
Une question émerge : pourquoi Christophe Guilluy fait-il ces cartes et ces interviews ? La réponse est donnée à plusieurs reprises : l’insécurité culturelle pousse les gens qui se sentent minoritaires culturellement (dans leur quartier notamment) à déménager. Ce concept a été développé et instrumentalisé par le courant Gauche populaire du PS. L’insécurité culturelle amènerait le repli sur soi, la peur et le vote FN. Le problème est que l’utilisation de ce concept met en scène l’affrontement de cultures pures qui s’opposeraient dans le même espace (public, médiatique, voisinage).
Christophe Guilluy souhaite travailler sur les sentiments des classes populaires ; mais il n’utilise que des sondages, pas d’entretiens ; ou alors des assertions sans preuve (« les catégories modestes sont réticentes à une nouvelle vague migratoire », alors même que les enquêtes sur le terrain se multiplient, dans la Loire ou en Lozère par exemple). Il dit aussi que l’immigration est au cœur des préoccupations des Français. Nous sommes face à une essentialisation permanente des classes populaires et de cette fameuse France périphérique.
Christophe Guilluy exonère aussi, et surtout, la droite politique et les propriétaires des moyens de production de leur responsabilité : s’il déplore l’appropriation des logements urbains par les catégories supérieures, il n’évoque jamais la responsabilité de Chirac en tant que maire et Premier ministre dans la fin de la régulation des loyers et des prix immobiliers entre 1977 et 1988. Il ne dit pas un mot du rôle des gouvernements socialistes dans la dérégulation financière des années 1990, et restreint la rébellion de la France périphérique à un mouvement social : les Bonnets rouges, alors même que les plus importants patrons bretons étaient des instigateurs de ce mouvement. Christophe Guilluy est donc l’exemple même du ni droite, ni gauche, ni classe, ni patron. Rien sur la concentration des richesses en métropole, l’évasion fiscale pratiquée par les élites métropolitaines comme les élites des villes de la France périphérique.
Récupérer la plus-value, par tous les moyens
Pour Christophe Guilluy, la France périphérique existe car les métropoles excluent. Et en captant deux tiers du PIB désormais, les métropoles par le biais des entreprises extorquent de la plus-value créée sur tout le territoire grâce un système de sous-traitance et de franchises qui fait remonter les profits au donneur d’ordre. En concentrant les emplois de services, d’enseignement ou de soin dans les grandes villes et en fermant des services publics, l’État participe aussi à cette concentration et à la diminution de la consommation locale. Mais Guilluy considère que ce sont des personnes situées en métropoles qui en profitent sciemment au détriment des habitants ruraux. La réponse au FN et à la baisse de la centralité de la question sociale tient dans cette équation : comment la dignité que cherche chaque être humain dans le travail peut-elle être désormais conquise autrement que par la lutte individuelle pour l’emploi mais par la lutte collective en faveur de la reconnaissance anticapitaliste et a-économique des savoir-faire des classes populaires ? Et donc d’un droit au salaire qui permette de vivre de ses savoir-faire sans extorqueur de profit ? l
Pierrick Monnet est ouvrier agricole, membre du Comité départemental du PCF de l'Ain.
POUR ALLER PLUS LOIN
• Christophe Guilluy, « Les métropoles mondialisées vont voter en masse pour Macron », Europe 1, 29 avril 2017.
• Igor Martinache, « Présidentielles. Peut-on faire confiance aux sondages ? », Alternatives économiques, 20 avril 2017.
• Brigitte Vital-Durand, « L’immobilier parisien dans la spirale de la hausse des prix », Libération, 22 décembre 1994.
• Michael Foessel, De Rocard à Julliard, vie et mort de la deuxième gauche, Libération, 25 janvier 2011.
• Florence Aubenas, Dans l'Aisne, miroir d'une France coupée en trois, Le Monde, 24 mars 2015.
• Christophe Guilluy, La posture anti-fasciste de supériorité morale de la France d'en haut permet en réalité de disqualifier tout diagnostic social, Atlantico, 27 avril 2017.
• Clément Pétreault, Il n'existe aucune connexion entre le monde d'en haut et celui d'en bas, Le Point, 2 mai 2017.
• Igor Martinache, « Présidentielles. Peut-on faire confiance aux sondages », Alternatives économiques, 20 avril 2017.
• Brigitte Vital-Durand, «L'immobilier parisien dans la spirale de la hausse des prix», Libération, 22 décembre 1994.
Cause commune n° 3 - janvier/février 2018