Par

par Constantin Lopez et Lou Simon

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«Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. » C’est par ces mots qu’en 1973 le député gaulliste Alain Peyrefitte, revenant d’un voyage parlementaire, choisissait d’intituler un essai prédisant l’inéluctable essor de la Chine maoïste, alors en pleine Révolution culturelle. Si la montée en puissance de la Chine au cours des dernières décennies ne fait guère de doutes, ce phénomène est trop souvent dépeint de façon négative, comme une menace pesant sur l’avenir du monde.

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Il pouvait difficilement en être autrement, tant la trajectoire chinoise apparaît atypique pour l’observateur occidental, remettant en question toutes les certitudes et toutes les eschatologies. Elle constitue d’abord un démenti cinglant aux prophètes de la « fin de l’histoire » à la Fukuyama, qui annonçaient dans les années 1990 la convergence inéluctable des différents modèles sociopolitiques et économiques et leur alignement sur les normes de l’Occident néolibéralisé. Car la Chine actuelle, loin de converger vers ces standards, semble s’en éloigner de plus en plus, tandis que ses dirigeants affirment être engagés dans la construction d’un socialisme original – « aux couleurs de la Chine », pourraît-on dire.

« Le fantasme du “péril jaune” réapparaît au premier plan de l’agenda médiatique et politique, alimenté par des craintes plus ou moins fondées. »

Pour la gauche occidentale de tradition marxiste, la Chine populaire reste insaisissable dans le cadre des logiciels communément mobilisés par les militants. En effet, le pays possède des traits uniques, hybrides et transitionnels, dont la logique d’ensemble est difficile à appréhender. Parmi ces aspects d’apparence contradictoire, citons le contraste entre, d’une part, un important secteur privé et un immense marché intérieur, l’insertion dans de vastes réseaux productifs capitalistes mondialisés, et, d’autre part, une planification à long terme, menée sous la direction du Parti communiste chinois – qui revendique quatre-vingt douze millions d’adhérents en 2020 –, appuyée sur un secteur public puissant, et permise par des autorités publiques exerçant un contrôle resserré sur les domaines et secteurs stratégiques pour le développement.


Généalogie du développement chinois
Alors, de quoi « l’éveil » de ce géant est-il le nom ? Quelles sont ses causes ? Tentons, pour commencer, de retracer sa généalogie. Civilisation millénaire, la Chine est longtemps restée une puissance économique, culturelle et militaire majeure. D’après l’économiste britannique Angus Maddison, elle est même, vers 1500, la première économie mondiale en matière de revenu par habitant. Sa puissance décline parallèlement au développement du capitalisme dans le monde occidental. à partir de la moitié du XIXe siècle, le pays connaît une période sombre, comprenant les deux guerres de l’Opium et l’agression japonaise. Mais, dans le même temps, les vexations imposées au pays et l’impasse dans laquelle il est relégué alimentent la lutte du peuple chinois pour la dignité. Celle-ci prend la forme d’un mouvement emmené par le Parti communiste, qui intègre indistinctement les objectifs du socialisme et de la libération nationale.

« S’il est clair, que la Chine ne saurait être qualifiée d’“ultra-libérale” ou d’“ultra-capitaliste” – comme on l’entend encore trop souvent – la nature de son mode de production reste abondamment discutée. »

1949 apparaît à bien des égards comme « l’année zéro » de la renaissance chinoise. À partir de cette date, la Chine, toujours confrontée à l’hostilité des puissances impérialistes, met en place des politiques visant à favoriser un développement autocentré, en partant d’un niveau de PIB par tête inférieur à celui du Congo. C’est aussi l’époque d’erreurs stratégiques et économiques majeures – reconnues par Mao – qui engendrent un lourd bilan humain. À travers des réorientations multiples et tâtonnantes, la Chine élabore une stratégie de développement originale, distincte de celle de l’Union soviétique.
C’est seulement après plusieurs années de cette « longue marche » à travers le développement que les politiques économiques semblent porter leurs fruits. La Chine populaire a délibérément planifié et favorisé l’investissement dans le pays de grandes firmes multinationales et a permis à une bourgeoisie nationale économiquement puissante (mais politiquement contrôlée) de prospérer. Ces politiques ont favorisé la hausse rapide du revenu par habitant et l’élimination progressive de la pauvreté absolue. Ce processus de rattrapage s’étend aussi à la technologie, à l’innovation et à la formation, qui constituent une des priorités du pays, comme l’expose Dominique Bari. Pour autant, les facteurs expliquant les succès chinois en matière de développement restent débattus. Les bases fondamentales de cet essor ont-elles été posées dès l’ère maoïste, comme le soutiennent Rémy Herrera et Zhiming Long ? A-t-il commencé après la « réforme » et « l’ouverture » impulsées sous Deng Xiaoping à partir de 1978, comme le soutient Jean-Claude Delaunay ? Le lecteur intéressé trouvera dans ce dossier de quoi parfaire sa curiosité, ainsi que des références pour approfondir ces questions et se forger son propre avis.

Des contradictions en quête de solution
En dépit de ces succès, la forte croissance chinoise a aussi eu des coûts importants. Elle a été réalisée à travers l’exploitation exacerbée d’une partie du prolétariat industriel chinois et par une hausse importante des inégalités (sociales et territoriales). Elle s’est aussi soldée par des dégâts environnementaux importants. Elle a enfin été accompagnée par l’apparition de surcapacités et par des investissements incontrôlés dans certains secteurs. Autant de problèmes que les plans de développement actuellement en vigueur se proposent de résoudre, et dont les « nouvelles routes de la soie », le développement du marché intérieur, le perfectionnement du système de sécurité sociale et les politiques de protection de l’environnement constituent des piliers, comme on peut le lire dans les articles de Kevin Guillas-Cavan et de Michel Aglietta. Les importantes contradictions du développement chinois semblent avoir été jusqu’ici maîtrisées par les autorités, donnant tort à ceux qui, tels Mylène Gaulard, prédisaient la fin inéluctable de l’émergence chinoise et son blocage dans le « piège des revenus moyens ».

Caractériser le « modèle de développement » chinois
La Chine semble être un véritable « OVNI » du développement, difficile à classer. S’il est clair, au vu des éléments précédemment mentionnés, qu’elle ne saurait être qualifiée d’« ultra-libérale » ou d’« ultra-capitaliste » – comme on l’entend encore trop souvent –, la nature de son mode de production reste abondamment discutée. Encore une fois, le lecteur intéressé trouvera dans ce dossier des éléments pour se forger son propre avis et des références pour approfondir ces questions.
Le pays de la Révolution culturelle n’a pas fait table rase du passé : Confucius et Marx, Lénine, Mao s’y regardent en chiens de faïence. Marxiste et malthusienne (politique de l’enfant unique, récemment abandonnée), gauchiste (Révolution culturelle) et conservatrice (confucéenne) avec une importance de réseaux de relations tissés autour de la famille, puissance industrielle appuyée sur une base sociale paysanne, la Chine n’en finit pas de nous étonner.

« En dépit de ces succès, la forte croissance chinoise a aussi eu des coûts importants. »

De même, contredisant les idées reçues sur l’hyper-centralisme du pays, les observateurs de l’ordre politique chinois mettent en avant l’existence d’une gestion très décentralisée en pratique, presque anarchique à certains égards. Cela tient au gigantisme du pays, tant territorial que démographique ; à sa très grande diversité et, bien sûr, à des facteurs historiques, politiques, et juridiques. Les échelons centraux et territoriaux possèdent des compétences parfois complémentaires, mais aussi parfois superposées et enchevêtrées, ce qui n’est pas sans créer des difficultés et certaines complexités, par exemple en matière environnementale (voir l’article de Jingjing Fan), ou dans le domaine de la santé (article de Jingyue Xing-Bongioanni et Jun Chu). Dans la même veine, Christophe Prudhomme montre que les accusations « d’autoritarisme » formulées en France à l’encontre de l’État chinois à l’occasion de la pandémie de la covid-19, sont souvent mal informées et ont été utilisées pour dissimuler l’incurie et l’incompétence dont ont fait preuve les autorités françaises.

Vers le « siècle chinois » ?
Comprendre la Chine est un enjeu politique central de notre époque. D’une part, elle transforme l’ordre économique mondial et crée de nouvelles logiques qui se répercutent sur les structures internes des autres pays. D’autre part, les transformations des rapports de force internationaux entre puissances remettent au premier plan de l’agenda politique les questions liées à la paix et à la guerre.

« Les importantes contradictions du développement chinois semblent avoir été jusqu’ici maîtrisées par les autorités. »

Pour autant, l’émergence chinoise ne semble pas, pour l’instant du moins, susceptible de donner naissance à un nouvel ordre international placé directement sous hégémonie chinoise. La politique étrangère chinoise est sensiblement différente de celle des pays impérialistes et ne s’appuie que marginalement sur sa puissance militaire. La Chine défend le multilatéralisme, la création de coopérations gagnant-gagnant et refuse toute ingérence. En outre, le degré d’internationalisation de sa monnaie, dont un examen est proposé par Adrien Faudot, ne lui permet pas actuellement de faire du yuan renminbi un substitut au dollar dans les échanges internationaux.

Entre opportunités et renaissance du péril jaune
La montée en puissance de la Chine fait peur, pour différentes raisons. Depuis cinq cents ans, l’ordre international est dominé par des puissances occidentales, ce qui confère à l’époque actuelle un caractère inédit. Le fantasme du « péril jaune » réapparaît au premier plan de l’agenda médiatique et politique, alimenté par des craintes plus ou moins fondées. Par exemple, le développement impressionnant des technologies numériques en Chine alimente un « orientalisme technologique » charriant une grande part de fantasmes, comme l’a bien analysé Tristan Hertig.
La Chine est considérée par les États-Unis comme une « menace existentielle » à leurs intérêts, justifiant la mise en œuvre d’une stratégie d’encerclement, d’endiguement et d’agression de plus en plus visible. Si les États-Unis semblent en passe de perdre la bataille sur le plan économique, ils n’ont pas encore renoncé à empêcher l’émergence chinoise par d’autres moyens. Ces manœuvres sont généralement appuyées par des campagnes de communication ciblant l’opinion publique internationale, destinées à diaboliser l’adversaire, et utilisant fréquemment comme outil la calomnie. Comme toujours, ce sont les peuples situés sur ces terrains d’affrontement de nature géopolitique qui en paient les pots cassés, comme l’atteste par exemple la situation actuelle dans le Xinjiang.

« Les transformations des rapports de force internationaux entre puissances remettent au premier plan de l’agenda politique les questions liées à la paix et à la guerre. »

En France, ces attaques passent par la campagne antichinoise impulsée par Raphaël Glucksmann – qui ne fait pas mystère de son atlantisme – depuis le parlement européen, au sein duquel il siège. Néanmoins, on notera à la lecture de l’article de Lina Sankari que la discussion est trop souvent biaisée et fondée sur des documents à l’origine douteuse. Dans un tel contexte, il appartient à la gauche de défendre une ap­proche rationnelle de ces questions. La pleine compréhension des tensions propres à la région du Xinjiang nécessite de faire la lumière sur un certain nombre de facteurs complexes et imbriqués, trop souvent passés sous silence dans le débat public. On en est encore loin.
Par ailleurs, la Chine n’est pas seulement un compétiteur, elle offre aussi à qui veut bien les saisir des opportunités économiques, notamment pour les Européens (article de Kaixuan Liu). Le processus ayant conduit à la signature récente d’un traité bilatéral d’investissement entre l’Union européenne et la Chine met en évidence les tensions internes à l’UE, déchirée entre l’attrait pour le marché chinois, la concurrence et la rivalité chinoises et les pressions étasuniennes devenues plus prégnantes sous la présidence de Trump.
L’ambition de ce dossier est de fournir des éléments pour penser les réalités chinoises contemporaines, et leurs implications dans la marche du monde. En particulier, il nous semblait important d’alimenter les réflexions militantes sur ce pays devenu incontournable dans l’ordre international et objet de nombreux débats, mais trop méconnu. Car, comme le rappellent Lydia Samarbakhsh et Gérard Streiff, si les relations entre les communistes français et chinois furent parfois tourmentées, elles sont anciennes et continuent à être entretenues. D’où la nécessité de disposer d’éléments factuels et de réflexions sérieuses sur le sujet.

Constantin Lopez et Lou Simon ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021