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Après la diffusion sur France 5 le 26 janvier du dernier film de Carmen Castillo, Chili 1973 : une ambassade face au coup d’État, un autre documentaire se prépare à raconter cette action diplomatique hors du commun.

Rencontre avec Thomas Lalire, réalisateur du documentaire  La Résidence.

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Pierre et Françoise de Menthon.

D’où vient l’idée de faire un film sur ce sujet ?
En 2013, un mémoire universitaire m’a amené à m’intéresser au rôle de la France au Chili lors du coup d’État du 11 septembre 1973. J’ai démarré mon enquête en lisant le livre de Pierre de Menthon, alors ambassadeur de la France au Chili, Je témoigne : Québec 1967, Chili 1973. J’ai ensuite rencontré sa veuve, Françoise de Menthon. Quasi centenaire, elle se souvenait de leur arrivée au Chili en 1972, de l’enthousiasme populaire pour les mesures de Salvador Allende, du coup d’État, de la répression militaire. Elle n’oubliait pas cette décision qui fut un tournant : ouvrir les portes de la résidence de l’ambassade pour accorder l’asile diplomatique à celles et à ceux qui étaient en danger. Pendant des mois, elle a écrit des carnets pour ne jamais oublier. Ne jamais oublier les tortures et les disparitions, oublier les visages inquiets, oublier les militaires qui faisaient les cent pas de l’autre côté des grilles. Je lui ai demandé de lire un extrait des carnets. Elle a démarré sa lecture : « Lundi 15 octobre… Voilà un mois qu’Allende a été assassiné. » J’ai été bouleversé par cette lecture. Le passé a resurgi à la surface du présent comme une onde dont les cercles ne finissaient de s’étendre. Sa peur de l’oubli est devenue le point de départ de ce film, le pivot de sa réalisation.

« Dès les premiers jours, l’ambassadeur conforte les actes courageux de ses collaborateurs et permet à la diplomatie française de se mettre au diapason d’une cause humanitaire. »

En quoi l’action de Pierre et Françoise de Menthon face à la dictature chilienne est-elle singulière ?
Pierre et Françoise de Menthon ont décidé ensemble d’ouvrir les portes de la résidence aux Chiliens et étrangers en danger de mort. Ils ont pris cette décision en s’affranchissant de la doctrine du gouvernement français qui ne reconnaissait pas l’asile diplomatique. Ils l’ont fait en s’affranchissant du regard inquisiteur de celles et ceux qui, dans leur entourage, accueillaient le coup d’État comme une bénédiction divine. Pierre et Françoise de Menthon, de sensibilité démocrate-chrétienne, avaient peu de points communs avec les militants communistes et socialistes du gouvernement de Salvador Allende. L’asile diplomatique est devenu une évidence face à la répression militaire. Dès les premiers jours, l’ambassadeur conforte les actes courageux de ses collaborateurs et permet à la diplomatie française de se mettre au diapason d’une cause humanitaire. La résidence de l’ambassade se transforme en centre d’hébergement d’urgence dont les carnets de Françoise donnent à voir toute la gestion logistique : trouver des lits, fabriquer des couvertures avec les nappes et les rideaux, s’approvisionner au marché, cultiver un potager, et maintenir, malgré les doutes et la fatigue, une écoute et une disponibilité auprès de réfugiés ballottés par l’angoisse et l’incertitude du lendemain. L’impératif moral devance la raison d’État jusqu’au départ de Pierre et Françoise de Menthon en juillet 1974. Début 1975, la nomination d’un nouvel ambassadeur inaugure le retour d’une approche « sécuritaire ».

Pourquoi raconter cette histoire depuis Choisey, un village jurassien qui se trouve bien loin du Chili ?
Lors de ma dernière rencontre avec Françoise de Menthon, elle m’a confié qu’elle ne savait plus très bien où elle se trouvait, mêlant les souvenirs de l’ambassade de Santiago à ceux de sa résidence de Choisey. Ce processus de déplacement suggéré par la mémoire fragile d’une femme très âgée m’a conduit à relier la résidence familiale des De Menthon et la résidence de l’ambassade de Santiago. Plus de dix mille kilomètres séparent ces deux « résidences ». Mais toutes les deux partagent des points communs. Je pense aux grilles en fer forgé, aux écussons les surmontant, aux vastes pièces, à la cour et au jardin.
Ce déplacement a enfin été nourri par une interrogation. Faut-il nécessairement filmer l’ambassade de France pour raconter son histoire ? Je pense au film de Chris Marker, l’Ambassade, réalisé en 1973 alors que Pierre et Françoise de Menthon étaient encore au Chili. Son « ambassade » chilienne, dont Carmen Castillo a repris certaines images dans son film, se trouve en réalité à Paris, comme le suggère la dernière image du film. De mon point de vue, la résidence de Choisey, traversée par l’expérience de Pierre et de Françoise, est un lieu de mémoire où le temps n’a plus de prise. C’est un lieu de l’intime où les espaces parlent de Pierre et Françoise de Menthon : de la salle à manger aux petits salons, en passant par le jardin.

Quelle résonance cette histoire peut-elle avoir avec le présent ?
La résidence de l’ambassade apparaît comme un point de rencontre, le lieu de l’asile contre l’oppression. L’expression est utilisée par les acteurs à l’époque, avec la mise en place d’une opération « L’asile contre l’oppression » qui permet à de nombreux Chiliens de trouver refuge dans des ambassades latino-américaines et européennes. La mise en place de cet asile diplomatique est complexe. Une tension forte existe entre raison d’État et raison humanitaire. Le choix de Pierre de Menthon est encouragé par le président Pompidou qui lui conseille de faire « tout son possible sur le plan humanitaire ». Comprenne qui voudra, pourrait-on rajouter rétrospectivement. Pierre de Menthon fait face à une question morale dont la réponse semble guidée par un impératif moral. Ouvrir les portes de la résidence lui permet d’affirmer sa capacité d’action mais également les valeurs profondes qui le constituent en tant qu’homme.
L’impératif humanitaire l’emporte sur la raison d’État. On peut effectivement relire cette histoire au regard de l’actuelle tension entre raison d’État et raison humanitaire. Et si l’Europe entière était une résidence pour laquelle se posait la question de l’ouverture des portes ? Le documentaire permet de mettre ce débat en perspective, il est symboliquement une porte ouverte pour percevoir le réel autrement.

Quelles sont les prochaines étapes de la réalisation du film ?
Les premières journées de tournage ont lieu en juin prochain, notamment le 20 juin à l’occasion d’une journée en hommage à Pierre et Françoise de Menthon et en l’honneur de l’amitié franco-chilienne. D’ici là, nous poursuivons le développement du projet avec les producteurs en organisant notamment un financement participatif à partir du 23 mars 2020, à suivre sur : http://laresidence-lefilm.fr/

1. Pierre de Menthon, Je témoigne : Québec 1967, Chili 1973, Cerf, 1979.

 



Dans le n° 13 de Cause Commune, nous avons donné le témoignage de Philippe Caldero, collègue de bureau du mathématicien turc et lyonnais Tuna Altinel. Celui-ci était accusé de « participation à » un mouvement terroriste, pour avoir dénoncé (très pacifiquement) les exactions des forces répressives d'Erdogan contre les Kurdes. Le chef d'accusation était si ridicule qu'il a été transformé en « propagande pour »: le comité de soutien craignait une ruse destinée à mieux faire avaler la condamnation à l'opinion internationale. Mais la solidarité qui s'est manifestée dans le monde entier a eu un effet. Tuna est acquitté. à l'heure où nous écrivons ces lignes, son passeport ne lui a pas été rendu, il ne peut donc reprendre ses cours, et les tribunaux turcs viennent de faire appel. Le soutien reste donc indispensable.
http://math.univ-lyon1.fr/SoutienTunaAltinel/

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020