Par

L’hommage national rendu à Missak Manouchian et à la « main-d’œuvre immigrée », au-delà de la personne de l’ouvrier arménien, poète, résistant et communiste, a attiré l’attention sur ce que fut l’apport spécifique de l’immigration à la France, pas seulement dans le domaine de l’économie, mais aussi dans celui de la citoyenneté et de la culture.

L’émotion légitime suscitée par le vote de la loi immigration a amené beaucoup de citoyens à rappeler, exemples à l’appui, le rôle considérable joué par des étrangers dans la vie culturelle française, notamment dans le domaine des arts et des sciences. Je voudrais ajouter quelques noms à cette liste déjà longue et prestigieuse.

Une ouverture à des horizons nouveaux
Pour m’en tenir au domaine qui m’est le plus familier, celui de la philosophie, je souhaite souligner quelques apports spécifiques, très divers, qui ont profondément renouvelé et élargi les problématiques traditionnelles, bousculé bon nombre de certitudes et ouvert la pensée française à des horizons nouveaux.

C’est un Italien, Augusto Vera (1813-1885), qui le premier traduisit Hegel dans notre langue ; et s’agissant de Hegel, penseur majeur, dont Marx n’hésitait pas à se proclamer le disciple, victime dans l’université française pendant plus d’un siècle d’une scandaleuse conspiration du silence quand il n’était pas grotesquement caricaturé, les premiers philosophes à l’introduire dans le paysage intellectuel français furent le Polonais Émile Meyerson, les Russes Alexandre Koyré et Alexandre Kojève.

Émile Meyerson (1859-1933), par ailleurs très réticent à l’égard de la pensée dialectique (à laquelle il opposait une pensée de l’identité), rejoignait Hegel dans l’idée que la science ne saurait se réduire à une simple description des phénomènes, mais est capable d’expliquer le réel dans sa complexité. Chimiste de formation, il posait la rationalité du réel. Il se donnait par là-même les moyens de dépasser le positivisme, hégémonique à l’époque dans les milieux universitaires.

Alexandre Koyré (1892-1964), ancien révolutionnaire menchevik réfugié à Paris, est d’abord connu, lui aussi, comme philosophe et historien des sciences, tout particulièrement de la physique. Il prit le contrepied d’une vulgate pseudo-marxiste d’obédience stalinienne, qui politisait outrancièrement l’activité scientifique, et la réduisait à n’être qu’un instrument au service du développement des forces productives. Contre ce réductionnisme, il posa l’autonomie, relative mais réelle, de l’histoire des sciences et la distinction rigoureuse entre science et idéologie. Par ailleurs, les trois études qu’il a consacrées à Hegel, qu’on trouvera dans ses Etudes d’histoire de la pensée philosophique, sont une des meilleures introductions à cet auteur difficile. Elles posent avec beaucoup de profondeur la question du caractère structurant de la langue, toujours propre à une communauté particulière, et de la pensée, qui cherche l’universel.

Alexandre Kojève (1902-1968) a étudié la philosophie en Allemagne avant de s’installer en France. Très marqué par l’enseignement de Karl Jaspers et le courant qui, de proche en proche, allait aboutir à l’existentialisme, héritier aussi d’une certaine mystique russe (il a fait une thèse en Allemagne sur Vladimir Soloviev), il est chargé par Alexandre Koyré d’animer à l’École pratique des hautes études un séminaire sur la pensée religieuse de Hegel. Ce séminaire se tiendra de 1933 à 1939, en présence parmi d'autres de Raymond Queneau, Georges Bataille, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Jean Hyppolite, Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan, etc., et consacrera la reconnaissance de la pensée hégelienne par l’intelligentsia française. Reconnaissance qui n’allait pas sans ambiguïté, le système hégélien étant réduit à la seule Phénoménologie de l’esprit, elle-même lue dans une perspective anthropologique et athée, la subjectivité humaine étant pensée comme négativité absolue.

Parmi les fusillés de Châteaubriant, figure Maurice Ténine, médecin, né en Égypte de parents juifs russes, naturalisé français en 1922. Parallèlement à son engagement au PCF, il publia en 1932 la traduction de L’Introduction à la médecine de Henry Sigerist, pionnier de la médecine sociale et de l’épistémologie médicale. Une traduction abondamment citée et utilisée, particulièrement par Georges Canguilhem.

Il convient de noter que Alexandre Kojève, comme tant d’autres Français issus de l’immigration, participa activement à la Résistance dans un maquis du Lot.

« Beaucoup de philosophes ou prétendus tels sont toujours prêts à descendre du ciel des idées pour assumer les plus basses besognes quand les intérêts de la classe  dominante sont en jeu. »

Autre cas de figure, Georges Politzer (1903-1942). Arrivé de Hongrie à 17 ans, il s’est formé en France. Il fut moins un passeur qu’un organisateur et un pédagogue. La référence philosophique majeure de ce révolutionnaire, enseignant d’exception et totalement investi dans la formation politique et idéologique des militants communistes, est d’abord celle des matérialistes français, à commencer par Diderot. Une tradition à laquelle il adjoint Descartes et Voltaire. Comme la plupart des marxistes de son époque, son marxisme est d’abord celui d’Engels, abondamment cité dans les Principes élémentaires de philosophie. L’immense diffusion de ces « fondamentaux » si clairement et sobrement explicités a fait époque. Critique virulent de tous les académismes et de tous les obscurantismes, il a ouvert la voie à un renouveau de la psychologie, « enchâssée » dans les rapports sociaux. Il est reconnu unanimement comme ayant été le « passeur » qui a définitivement installé Freud et la psychanalyse dans le paysage philosophique français, quelles que soient les critiques qu’il leur adresse par ailleurs.

N’oublions pas non plus que le grand penseur Emmanuel Levinas (1905-1995), professeur à la Sorbonne, était né à Kaunas en Lituanie. Sa pensée, très éloignée du marxisme et profondément religieuse, fait une place éminente à la question de l’autre et de son accueil. L’actualité lui donne un relief saisissant.

Et je ne peux passer sous silence mon maître et ami Victor Gold­schmidt (1914-1981), qui avait quitté l’Allemagne à l’âge de 19 ans pour se réfugier en France où il employa ses années de clandestinité à préparer le renouvellement des études sur la philosophie antique, mais aussi sur celle de Rousseau, s’attachant, contre les lectures romantiques qui prévalaient alors, à en faire connaître la systématicité réelle et la pertinence pour penser les enjeux de notre époque…

Et l’on n’oubliera pas, à quelques semaines de sa mort, l’audacieuse et très originale lecture des Grundrisse de Marx proposée par l’Italien Antonio Negri (1933-2023).

Ces hommes, dans leur diversité, ont su enrichir la pensée française, trop souvent repliée sur ses propres traditions, d’horizons nouveaux et de problématiques fécondes. Même ceux qui n’ont fait œuvre « que » de traducteurs ont été, à leur façon, des introducteurs. Et l’on ne saurait oublier l’apport spécifique et trop méconnu de philosophes étrangers francophones, notamment les Suisses Ferdinand Gonseth (1890-1975), avec sa pratique propre de la dialectique, et Jean Starobinski (1920-2019), originaire de Pologne, lui-même spécialiste de cet autre illustre Genevois qu’était Jean-Jacques Rousseau…

Il convient pour finir de souligner que ceux qui se sont opposés avec le plus d’acharnement à l’introduction des idées de Hegel et de Marx en France n’ont pas hésité à employer contre eux les pires arguments xénophobes, antiallemands, antislaves et antisémites. Politzer l’avait bien vu : beaucoup de philosophes ou prétendus tels sont toujours prêts à descendre du ciel des idées pour assumer les plus basses besognes quand les intérêts de la classe dominante sont en jeu. 

Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024