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La façon dont sont conçus les logements depuis le XIXe siècle est révélatrice de la place qui est celle des femmes dans la famille et dans les fonctions qu’elles y occupent. C’est donc sans grande surprise que la cuisine est pensée comme la place des femmes par excellence. Aussi, à partir du logement moderniste, les cuisines sont relativement petites et les espaces de réception sont grands et larges. Il s’agit en fait d’une évolution et d’une adaptation du logement de la grande bourgeoisie à une standardisation de la construction. Les espaces de réception permettent de mettre en valeur le maître de maison, on y accueille et l’on y est représentation de qui l’on est et/ou de qui l’on aimerait être. La cuisine c’est l’arrière-boutique, là où on produit le repas, là où l’on conserve les aliments à cuisiner. La répartition genrée est très nette.
Si la cuisine conserve encore une table dans nombre de logements jusqu’aux années 1950, elle la perd ensuite – sauf dans des logements sociaux –, parfois même la fenêtre disparaît, elle devient fonctionnaliste, les gestes sont mesurés pour que les placards et l’électroménager soient facilement accessibles. En pensant la production des repas, les architectes imaginent une rationalisation pour optimiser la productivité. Peu à peu, lorsque les habitudes de production des repas changent à la faveur de la désorganisation des horaires de travail, et de la mise en avant d’un gain de temps à ne plus faire à manger au bénéfice de plats préparés, la cuisine se réduit encore.
La superficie de la cuisine diminue, le logement perd son cellier et finalement les espaces et donc les possibilités de stockage des aliments s’amoindrissent. Ceci a de réelles incidences. Les réfrigérateurs se réduisent, les congélateurs également. Les repas sont achetés et se préparent avec une temporalité qui elle aussi diminue. Il est de moins en moins possible de stocker sur des temps longs des légumes et des fruits de grande conservation (pommes, pommes de terre, courges…) d’une part parce que les espaces sont trop petits, d’autre part parce que toutes les pièces sont chauffées et accélèrent le cycle de maturation des végétaux.
La réduction des espaces de préparation des repas et de stockage des aliments a pour conséquence une plus grande fréquence des temps consacrés à la consommation souvent pour des coûts plus élevés. Pour les personnes qui s’occupent de faire les courses pour le foyer (le plus fréquemment les femmes), le temps consacré aux tâches liées à l’alimentation est plus important. Ainsi la conception architecturale des logements et de la place conçue pour la préparation des repas et le stockage des aliments a des conséquences certaines sur les emplois du temps et les budgets des foyers qui les habitent ; elle apparaît comme un miroir éloquent des normes socioculturelles entourant l’alimentation du foyer à un moment donné.

Viviane-George Loge-Brouillée est géographe.