Depuis la Libération, le système statistique français, quasi-monopole de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), a évolué.
La définition marxiste « classique » des classes repose sur le rôle dans la production et le type de revenu perçu (salaire et revenus du travail versus revenus du capital) et donc sur la relation aux détenteurs des moyens de production et de capital. C’est l’antagonisme qui tend à polariser la société en deux grandes classes sociales : la bourgeoisie et le prolétariat. Selon cette définition, la France compte aujourd’hui environ 8 % d’indépendants – propriétaires de leur outil de travail – et 92 % de salariés. Pour saisir les évolutions de la société française, cette approche a été concurrencée par d’autres, avec des effets bien réels sur notre façon d’appréhender le monde social et les classes.
De l’hégémonie de la nomenclature des professions…
Le système statistique français repose depuis la Libération sur le quasi-monopole de l’INSEE. Ses nomenclatures et la vision du monde qu’il véhicule sont déterminantes sur les politiques publiques françaises mais aussi sur les acteurs publics ou privés. La nomenclature des catégories socioprofessionnelles a longtemps été centrale et la principale grille d’analyse des inégalités sociales en France. Celles-ci divisent la société française en six groupes professionnels (pour les salariés : ouvriers / employés / professions intermédiaires / cadres et professions intellectuelles supérieures ; pour les indépendants : artisans, commerçants et chefs d’entreprise / agriculteurs). Ces six groupes sont eux-mêmes subdivisés en vingt-neuf, puis cent vingt et un et enfin trois cent onze postes – chaque niveau étant emboîté avec les autres.
« Avec le déclin de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles, c’est une certaine vision du monde social et des inégalités qui a reflué – celle de la reproduction de groupes sociaux – au profit d’une analyse plus individualisée. »
L’appartenance à ces groupes et sous-groupes combinerait différentes propriétés sociales comme un niveau de formation, un niveau de revenu ou un statut social. Dans sa conception, la catégorie socioprofessionnelle constituerait une variable synthétique permettant de comprendre les inégalités.
… à son déclin au profit du diplôme et du revenu
À partir de la fin des années 1980, la catégorie socioprofessionnelle est de moins en moins mobilisée dans les publications de l’INSEE au profit de deux autres variables : le diplôme et le revenu. Ce changement s’explique par trois phénomènes parallèles.
D’abord, le recours de plus en plus fréquent à la modélisation économétrique dans les recherches. À la différence des méthodes plus classiquement utilisées en sociologie, ces modèles mathématiques tentent d’établir des liens de causalité en contrôlant les effets de structure (raisonnement « toutes choses égales par ailleurs »). En économétrie, la catégorie socioprofessionnelle synthétise plusieurs variables : diplôme, salaire, convention collective, etc., et pose donc un problème puisqu’elle n’est pas par définition une variable isolée.
Ensuite, la spécificité de la nomenclature française rend difficiles les comparaisons internationales, d’autant plus nécessaires dans le contexte de mondialisation et d’intégration européenne : diplôme et revenu apparaissent comme deux variables plus facilement transposables à des contextes nationaux différents.
« Si les statistiques sont utiles, elles ne sont pas neutres et incorporent une certaine grille d’analyse du monde social. »
Enfin, dans un même mouvement, les enseignements en sociologie reculent dans les cursus et les grandes écoles qui forment les statisticiens de l’INSEE (ENSAE et ENSAI). Ces établissements délaissent progressivement les sciences sociales pour développer des enseignements orientés vers l’informatique, l’économie et la data science appliquée au marketing, à l’actuariat jusqu’au trading. Si ces écoles sont toujours le principal canal de recrutement du personnel de l’INSEE et des services statistiques ministériels, leurs cursus intègrent beaucoup l’économie et les mathématiques et, par suite, le raisonnement microéconomique, au détriment du raisonnement sociologique par nature plus macrosocial.
Une certaine vision des classes sociales
Comprendre comment et pourquoi l’ordre social se perpétue est au cœur de l’analyse matérialiste et de la lutte des classes. Avec le déclin de la nomenclature des catégories socio-professionnelles, c’est aussi une certaine vision du monde social et des inégalités qui a reflué – celle de la reproduction de groupes sociaux – au profit d’une analyse plus individualisée. Avec la montée du chômage, la massification scolaire et l’individualisation des carrières, cette option a pu apparaître plus pertinente pour saisir les évolutions et les inégalités sociales, le tout alimenté et alimentant la fin des classes sociales en France.
Si les statistiques sont utiles, elles ne sont pas neutres et incorporent une certaine grille d’analyse du monde social. En tant que construction sociale, elles sont donc un reflet du réel – et non le réel lui-même, et ses usages doivent d’autant plus nous interroger.
Fanny Chartier est statisticienne. Elle est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024