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Sous l’effet de l’actualité et dans leur diversité les syndicats ont évolué dans leur prise de position vis-à-vis de l’Europe. Bien qu’unis parfois dans leur jugement sur les insuffisances de cette construction, ils n’ont pas tous les mêmes attentes à son égard.

La formule qui donne son titre à cet article pourrait laisser penser que l’Europe a toujours été une réalité subie, en particulier pour les salariés, et donc par ceux qui sont censés les représenter. On pourrait difficilement donner tort aux tenants d’une telle position tant la construction du marché commun puis du marché unique s’est faite dans une optique libérale visant à l’intégration par la libéralisation totale de l’économie, avec le travail devenu la variable d’ajustement des entreprises en recherche constante de gains de compétitivité ; d’autant plus que la construction européenne a aussi eu pour effet, dans un contexte de défiance croissante vis-à-vis de l’État-providence, de détricoter l’État social.

Des syndicats longtemps cantonnés à un rôle consultatif par les institutions européennes
À cela il faut ajouter le peu d’intérêt des institutions européennes à donner une place aux syndicats. Longtemps cantonnés à un rôle consultatif, reçus en auditions ou dans le cadre de conférences tripartites, il leur a fallu attendre 1985 et la nomination de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne pour que soit impulsé, face à un patronat très récalcitrant, un dialogue social à l’échelle européenne, et permettre que des accords négociés entre la Confédération européenne des syndicats (CES) et les représentants patronaux européens (l’Union des industries de la communauté européenne, UNICE, et le Centre européen des employeurs et des entreprises fournissant des services publics, CEEP), soient transformés en directives, un héritage guère repris par ses successeurs, voire complètement ignoré du temps de José Manuel Barroso – quelques signes d’amélioration sont apparus depuis 2015 avec une commission plus soucieuse de donner un contenu social à l’Europe, mais encore faut-il contraindre le patronat à négocier…

« Ce n’est qu’après la chute du Mur, et grâce notamment à l’impulsion de Louis Viannet, que la CGT s’est ré-approchée de la CES, convaincue qu’elle ne pouvait plus rester à l’écart d’une réalité incontournable, pour finir par s’y affilier en 1999. »

Les syndicats de salariés, historiquement construits sur une base nationale et ayant fait de cette échelle leur terrain privilégié d’action, ont donc, dans ce contexte, été fragilisés par l’intégration européenne. Mais cela ne signifie pas que les syndicats français n’ont fait que subir les politiques européennes. Certains syndicalistes s’y intéressaient depuis longtemps, militants de l’idée européenne, à l’image de Robert Bothereau, ancien secrétaire général de FO, membre du comité d’action pour les États-Unis d’Europe, ou encore de Maurice Bouladoux, ancien secrétaire général de la CFTC, qui avait assisté au congrès fédéraliste de La Haye en 1948…. De plus, l’Europe a constitué un terrain stratégique que ces organisations ont parfois choisi d’investir, sous des formes variées ou avec des exigences diverses selon les époques.

L’Europe comme terrain d’affrontement des organisations syndicales françaises
Avant de revenir sur ces différents aspects, il faut d’abord préciser qu’une certaine particularité française réside, en plus de la faiblesse de leurs effectifs, dans le nombre d’organisations syndicales présentes sur le territoire national, héritières de l’histoire et issues de cultures politiques différentes. Cette diversité peut sembler déconcertante aux yeux des étrangers, surtout quand elle s’accompagne d’une syndicalisation faible et en même temps de rivalités parfois très fortes. En effet, bien que nous ne soyons pas l’unique pays à disposer d’un paysage syndical particulièrement fragmenté – l'Italie et l'Espagne connaissent cette même division syndicale –, l’Europe a été bien souvent un terrain d’affrontement pour les organisations françaises.
Un des exemples les plus connus est sans nul doute la position de la CFDT au moment de l’adhésion de la CGT à la CES, et alors qu’elle cherche à se rapprocher de l’UNSA dans le cadre de sa politique de « convergence » des forces « réformistes » contre le « syndicalisme rassemblé » de sa rivale. La CFDT avait alors obtenu l’entrée de l’UNSA, en même temps que celle de la CGT, au sein de la CES, et dans le cadre d’une délégation commune. Encore en 2011, au congrès d’Athènes de la CES, CFDT et UNSA avaient préparé ensemble le rendez-vous, rédigeant des textes communs. Pour les syndicalistes étrangers, dont la plupart sont issus d’organisations unitaires, et qui, dans les discussions et les débats, s’attachent à considérer les positions de chacun selon le pays qu’il représente, avoir plusieurs porte-voix pour un seul pays risque de les rendre inaudibles.

« À partir de ce jugement partagé sur les insuffisances de l’Europe, les syndicatsfrançais peuvent se présenter plus unis que par le passé sur la scène européenne. »

Près de quatre-vingt-treize organisations sont représentées à la CES, et bien souvent il y est question de l’attitude des Anglais (tous issus du TUC, le Trades Union Congress), des choix des Allemands (la DGB étant très majoritaire), mais aussi des Belges (pourtant divisés entre deux centrales) et même des Italiens (CISL, CGIL et UIL agissant souvent de concert). La division française est donc, dans ce contexte, une grande originalité.
Les organisations syndicales françaises ont peu à peu pris conscience de cette relative faiblesse et ont cherché à s’entendre pour peser davantage sur la scène européenne. Par exemple, en novembre 2018, intervenant pour une fois ensemble sur la scène européenne, cinq organisations françaises (CFDT, CFTC, CGT, FO et UNSA) ont signé (avec la DGB allemande) une déclaration intitulée « L’Europe que nous voulons ».

Trois approches différentes de la question européenne : FO, CFDT et CGT
Au début des années 1950, FO était un soutien des « États-Unis d’Europe », une Europe « intégrée socialement, économiquement et politiquement ». Mais cette idée est corrélée à la conception d’une Europe rempart au communisme. Robert Bothereau, son secrétaire général, l’affirmait en 1956 : « Nous sommes en faveur de l’Europe exactement pour les raisons qui font que la CGT est contre. » Dans cette logique, FO participa à toutes les organisations européennes mises en place dans l’orbite de la CISL, jusqu’à la création de la CES dont elle a été ainsi un membre fondateur et dont elle aurait voulu voir exclues toutes les organisations issues des autres internationales. Par la suite, la centrale atlantiste n’a jamais remis en cause son adhésion à l’organisation européenne, qu’elle juge nécessaire face aux institutions européennes. En parallèle, elle a, depuis la fin des années 1980, durci ses critiques sur la nature jugée néolibérale de la construction européenne, refusant de soutenir le traité de Maastricht ou le traité constitutionnel européen de 2005. Elle critique aussi l’évolution de la CES, engagée dans le développement d’un dialogue social continental qui serait selon FO défavorable aux syndicats étant donné le rapport de force à cette échelle. Impossible en effet d’y organiser grèves et manifestations comme au plan national…

« Les syndicats de salariés, historiquement construits sur une base nationale et ayant fait de cette échelle leur terrain privilégié d’action, ont, dans ce contexte, été fragilisés
par l’intégration européenne. »

C’est une démarche inverse à celle de la CFDT. Du temps de la CFTC, et face à une majorité assez proche des positions FO, les minoritaires – à l’origine de la déconfessionnalisation – se montraient volontiers plus critiques, non hostiles à l’idée d’une Europe intégrée mais dénonçant « l’Europe des affaires ». Néanmoins, ces minoritaires (devenus majoritaires entre-temps) pensaient l’Europe comme une réalité qui ne pouvait être délaissée. À la fin des années 1970 s’est opéré un changement majeur lorsque, aux yeux de ses responsables, l’Europe est peu à peu devenue un espace non plus seulement nécessaire mais indispensable. A la base de cette orientation résidait l’idée que face à la crise, toute solution nationale ne pouvait aboutir. Par ailleurs, l’Europe apparaissait aussi comme le moyen de contourner les « blocages français » au développement de la contractualisation des relations professionnelles, aussi bien de la part des législateurs que du patronat. Au début des années 1990, la CFDT pouvait ainsi se féliciter de plusieurs avancées (la négociation d’accords-cadres européens, l’installation de comités d’entreprise européens...). Depuis, malgré les revers, elle n’a pas dévié de sa position, continuant à faire de l’Europe une priorité, au centre de sa stratégie.

« La construction du marché commun puis du marché unique s’est faite dans une optique libérale visant à l’intégration par la libéralisation totale de l’économie, avec le travail devenu la variable d’ajustement des entreprises en recherche constante de gains de compétitivité. »

Enfin, la CGT a fini elle aussi par rallier la CES près de vingt-cinq ans après ses deux rivales. Durant les décennies 1950 et 1960, son positionnement à l’égard de l’Europe était déterminé par sa vision anti-impérialiste des communautés européennes conçues comme la manifestation d’une manœuvre antisoviétique et à vocation capitaliste. Il faudra toute la pression des Soviétiques et de ses partenaires italiens de la CGIL pour qu’elle accepte d’ouvrir un bureau commun CGT-CGIL à Bruxelles en 1965 afin d’obtenir une représentation auprès des communautés. Ce n’est donc que peu à peu que la CGT a reconnu l’existence du marché commun et son caractère irréversible. Elle est alors peu intéressée par ce qui se passe au niveau syndical européen, n’y prêtant attention qu’une fois que la CES a été mise en place, demandant rapidement son affiliation, non par « esprit européen » mais parce qu’elle considérait qu’une organisation unitaire et ambitieuse ne pouvait se faire sans la première organisation syndicale française. Elle réitéra sa demande d’affiliation plusieurs fois, mais en refusant, jusqu’aux années 1990, de sacrifier son adhésion à la FSM pour cela, un élément dont la CFDT avait fait un principe pour soutenir son adhésion. Quand la CGT a réaffirmé son appartenance au bloc oriental à la fin des années 1970, tout en militant pour des solutions nationales face à la crise, elle s’est considérablement éloignée de la CFDT (avec qui la rupture est consommée en 1980 après le recentrage de celle-ci, que la CGT a jugé à l’époque comme sa « germanisation ») et, en même temps, de l’Europe. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin, et grâce notamment à l’impulsion de Louis Viannet, son secrétaire général qu’elle s’est ré-approchée de la CES, convaincue qu’elle ne pouvait plus rester à l’écart d’une réalité incontournable, pour finir par s’y affilier en 1999. Depuis, cette affiliation n’a plus été remise en cause – les critiques à cette adhésion sont aujourd’hui très minoritaires – et sans que pour autant la CGT ait atténué ses reproches sur la nature de la construction européenne, toujours autant soucieuse d’harmoniser les marchés plutôt que d’améliorer les conditions de travail.
Aujourd’hui, c’est à partir de ce jugement partagé sur les insuffisances de l’Europe que les syndicats français peuvent se présenter plus unis que par le passé sur la scène européenne.

Claude Roccati est historienne. Elle est chercheuse associée au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023